|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Ou l'histoire
oubliée des militants tunisiens de l'indépendance algérienne. Né en 1907 à Mahboubine à Djerba, Messaoud avait des parents pauvres. Son
père n'était pas doué pour les affaires et son échoppe de ?Kaftaji'
à Gabes périclitait. A l'âge de 14 ans il ira solder les dettes paternelles
avec ses économies d'apprenti épicier et fermer la boutique. Un an plus tard,
comme beaucoup de Djerbiens, il part comme apprenti
en Algérie, dans un magasin du marché de Constantine. Il est intelligent, vif,
travailleur. Il apprend sur le tas à lire, écrire. A compter aussi.
Petit à petit, sou après sou, son sérieux et son travail lui feront gravir, au fil des années, les échelons de la communauté soudée des Djerbiens d'Algérie. Vers les années 1930, suite à une altercation avec son patron, il s'installe à son compte, il veut être ?maallem'. Il ouvre ?La Grande épicerie', au marché de Constantine. C'est une consécration. La «Grande épicerie», 1933. Il sera parmi les rares Djerbiens à faire venir sa femme (Taiz) vivre avec lui contre l'avis de la belle-famille; cela ne se faisait pas. Scandale au village. A Constantine, il assiste à l'éveil de la contestation nationaliste algérienne et fait la connaissance de Abdelhamid Ben Badis, figure emblématique du mouvement réformiste musulman algérien. Il établira, par ailleurs, dès le début des années 50 de solides contacts avec des membres du Néo Destour clandestin de Bourguiba, notamment avec Sadok Mokaddem, Djerbien, futur ministre et ami d'une vie. Mokaddem était le vis-à-vis de Bourguiba avec le FLN (Front de Libération Nationale algérien), et Messaoud, installé à Bône, était une courroie de transmission précieuse avec les membres du FLN, notamment avec l'homme d'affaire Abbas Turki, (qui soutient également le Néo Destour tunisien), et Ahmed Taleb El Ibrahimi militant historique de l'indépendance de l'Algérie, dont le père était aussi un ami de Messaoud. Des décennies, plus tard, fin des années 70, El Ibrahimi, ministre des Affaires étrangères de Boumediene, fera une entorse au protocole ,lors d'une visite officielle à Tunis, pour rendre visite à Messaoud et à son épouse. Document manuscrit de Sadok Mokaddem: «Je soussigné Dr. Sadok Mokaddem, atteste que M. Messaoud Ben Smail m'a remis, en 1952, des bijoux en or de la part de Abbas Turki, dont la valeur a été versée à la caisse du Néo Destour». 1952 est une année charnière de la lutte pour l'indépendance tunisienne (Assassinat de Farhat Hached par la main rouge, arrestation de Bourguiba, émeutes du 18 Janvier...) Messaoud Ben Smail avec Abbas Turki (à droite), membre du FLN (A Alger?) Au milieu des années 40, à la fin de la guerre, Messaoud Ben Smail s'installe à Annaba, dans l'Est algérien (Bône). Son épicerie ?Le Palais' fait dans le commerce de gros et détail. Il y associera son frère, et en fera la plaque tournante des Tunisiens et des Djerbiens de passage, accueillant à son tour les apprentis venant du pays. Dans les coulisses, l'épicerie de Bône aura un tout autre rôle, elle sera un repaire du FLN, dont les militants passaient quelquefois la nuit, dans l'arrière boutique, avec les apprentis. Après les attentats, il n'était pas rare que les ?fellagas' passent se débarrasser de leur arme dans un sac de farine, que les employés se chargeaient de faire disparaître. Les Djerbiens étaient solidaires du mouvement de Libération, ils étaient discrets, personne n'a jamais parlé. Et les clients ne se sont jamais doutés du double rôle des si gentils « Mohameds »1. Régulièrement, Adel Boubekri, gendre de Messaoud, prenait la vieille citroën, avec Sassi, un des employés algériens, pour aller déposer dans les maquis, au bord de la route, à un lieu convenu à l'avance, des provisions pour les fellagas. Mais depuis plusieurs années l'occupant français avait des soupçons sur les activités clandestines de Messaoud Ben Smail. Déjà à Constantine, lors d'une perquisition à la ?Grande épicerie', son épouse Taïz avait dû faire disparaître des documents compromettants2, pendant que son mari occupait les gendarmes. L'Organisation Armée Secrète (la redoutable OAS, organisation terroriste et militaire française), avait déjà frappé le local des Ben Smail, avec un premier attentat (dont nous n'avons plus les détails). En ce printemps de 1961, la tension est palpable, le FLN multiplie les opérations de résistance, et l'épicerie est l'objet de plus d'une provocation. « Retourne chez ton Bourguiba! » lancent de jeunes colons aux blouses grises. Messaoud a de bonnes relations avec le préfet local, c'est lui qui l'avertira à l'avance du courrier qu'il allait lui envoyer pour demander l'expulsion et la remise aux autorités de Atef Barhoun, un employé djerbien, récemment revenu d'Istanbul, et recherché par les autorités françaises. Le soir même Messaoud le conduira à la frontière, clandestinement, à dos d'âne, jusqu'à un village frontalier, non loin du Kef. Il y prendra un bus pour Sousse, dans son pays, désormais, indépendant. A Tunis, le fils de Messaoud, Mohamed Ben Smail est un proche de Bourguiba, journaliste de renom, premier directeur du Tourisme tunisien, co-fondateur avec un autre Djerbien de Mahboubine, Béchir Ben Yahmed, d' ?Afrique Action' qui deviendra ?Jeune Afrique'. Il y défend la cause de l'indépendance algérienne, ses papiers, quelques fois, trop partisans, agacent l'armée française, qui le qualifie de « journaliste fellaga ». Cela n'arrange pas la réputation de Messaoud Ben Smail, à Bône; le préfet réitérera, cependant, ses marques de sympathie quelques mois plus tard: « Monsieur Ben Smail, il se trame quelque chose contre vous, je ne peux pas vous protéger, partez ». Il partira, pensant éviter les représailles ; il ne pouvait pas se douter que son magasin serait, en son absence, la proie du plus important attentat au plastic jamais commis en Algérie! Une charge incendiaire détruit les locaux: 4 morts, dont un apprenti de 15 ans, tous Djerbiens, tous parents ou proches. L'OAS a frappé de nouveau. Messaoud Ben Smail gardera toute sa vie le journal aux bords calcinés récupéré dans les décombres de l'épicerie. Il s'y inscrivait, jour après jour, le détail de la vie de cette communauté singulière de héros restés anonymes. Le ?Journal' de l'épicerie de Bône, encore conservé dans la famille de Messaoud Ben Smail. Choqué par cette tragédie, il s'installera à Tunis, où il avait acheté, dès 1959, un des plus anciens hôtels de la capitale, le ?Carlton', qui était devenu, jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962, le lieu de rendez-vous des militants et cadres du FLN à Tunis. Pendant longtemps le ?Carlton' restera un des hôtels favoris des Algériens. Après Messaoud Ben Smail, son petit- fils, Ridha Boubekri a dirigé l'hôtel, pendant des années; c'est son père qui livrait les colis au FLN à Bône! A sa retraite, ce sera au tour d'un autre petit-fils de Messaoud, fils de Mohamed ben Smail, le « journaliste fellaga » de prendre la suite. Messaoud Ben Smail, mon grand-père, n'a jamais beaucoup parlé de ce passé, tout juste l'ai-je entendu dire une fois « Ma vie ferait un bon roman! ». Il est décédé en 1988. Aucun hommage officiel ne lui a jamais été rendu par les autorités algériennes, ni aux victimes tunisiennes assassinées par l'OAS pour avoir servi la résistance algérienne. Longtemps après son retour et jusqu'à la fin de sa vie, Messaoud Ben Smail sera pris d'une peur froide et rétrospective, à chaque fois qu'il sera confronté à un contrôle de police des frontières. * Tunis, Février 2018 Notes : 1- Tous les employés de l'épicerie étaient appelés «Mohamed» par les colons. 2- C'est elle même qui racontera cette anecdote à son petit fils, des décennies plus tard: «Je les ai déchiré et avalés avec un verre d'eau!» |
|