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Cheikh Khaled Bentounès au « Le Quotidien d'Oran »: «Promouvoir la culture de paix pour la réconciliation de la famille humaine»

par Entretien Réalisé Par Amine Bouali

Cheikh Khaled Bentounès est né en 1949 à Mostaganem. Il est, depuis 1975, le guide spirituel de la confrérie Alawiya dont le siège historique est situé dans cette ville. Jeune, il part étudier en Europe. Son exil, dès lors, devient un choix à partir duquel il trace son chemin de foi et sa voie de paix. En 1986, il participe aux rencontres d'Assise (en Italie) à l'appel du pape Jean-Paul II - qu'il rencontre. En 1990, il fonde les Scouts musulmans de France.

En 2001, il crée l'association AISA (Association internationale soufie Alawiya) dont il est le président. Deux ans plus tard, il est l'un des initiateurs du Conseil français du culte musulman. En 2012, l'association AISA est reconnue, par l'ONU, comme organisation non-gouvernementale internationale (ONGI).

Le 8 décembre 2017, à son initiative, l'ONU adopte sa proposition d'instaurer une journée internationale du Vivre-ensemble en paix, qui sera dorénavant célébrée chaque 16 mai. Cheikh Bentounès a écrit (ou co-écrit) plusieurs livres dont «Vivre l'Islam» en 2006, chez l'éditeur français Albin Michel, «Le soufisme, cœur de l'Islam» en 2014, toujours chez le même éditeur, et, en 2018, «Islam et Occident, plaidoyer pour le vivre-ensemble» en collaboration avec Bruno Solt, chez la maison d'édition Jouvence.

Cheikh Khaled Bentounès a accepté de répondre aux questions du Quotidien d'Oran.



Le Quotidien d'Oran : Cheikh Khaled Bentounès, vous êtes le guide spirituel de la confrérie Alawiya dont le siège historique est à Mostaganem. Vous êtes un citoyen du monde, vous agissez aussi bien au niveau national qu'international. Comment appréhendez-vous votre mission dans ces temps troubles et hantés par ce que un auteur célèbre a qualifié de «choc des civilisations» ?

Cheikh Khaled Bentounès: Toute vision réaliste nous impose des missions et des actions sur le terrain. La nôtre est de promouvoir la culture de paix pour la réconciliation de la famille humaine. C'est un choix et une volonté assumés. Face à ces temps troubles, dans une époque en crise politique, sociale, économique et identitaire, un choix s'impose à chacun de nous : quel parti prendre dans ce monde en mutation ?

Vouloir imposer au reste du monde les idéaux et les valeurs d'une seule culture nous mène à la ruine de toutes les cultures. Car les cultures, par définition, portent en elles le témoignage et l'héritage de tous les aspects de la diversité de la civilisation humaine, depuis l'aube de l'humanité jusqu'à aujourd'hui. Vouloir les opposer ou les réduire nous amène à nier qu'elles se sont fécondées l'une l'autre, à travers l'Histoire. Au contraire, il faut tout entreprendre pour qu'elles nous survivent et démontrer que leurs diversités cultuelles, culturelles, philosophiques, architecturales, gastronomiques, ne sont que les multiples facettes d'une humanité une et entière. Le renier, c'est la mort certaine des valeurs ancestrales du génie humain. Le choc des civilisations est une fable, une tromperie qui nourrit la haine et le rejet, le pire qui peut arriver à une humanité en pleine transformation. Il n'est, en fait, que le choc des ignorances.



Q.O. : Le 8 décembre 2017, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté votre proposition de proclamer le 16 mai, «Journée Internationale du Vivre-ensemble en paix». Pourquoi, selon vous, agir pour la paix entre les êtres humains est si crucial dans le monde injuste et sans pitié pour les faibles dans lequel nous vivons ?

C. K. B. : Soyons lucides et regardons autour de nous sur quelles valeurs repose la gestion du monde aujourd'hui. «Les 1 % les plus riches empochent 82 % des richesses créées l'an dernier, la moitié la plus pauvre de l'humanité n'en voit pas une miette» source Oxfam, rapport 2017; publié le 22 janvier 2018. Une telle situation, pour toute personne censée, que peut-elle produire auprès de tous les déshérités de la planète ? C'est une négation du sens de notre propre humanité que de faire perdurer un système aussi inégalitaire. Que reste-il à faire sinon que de recourir à la violence ou choisir délibérément le chemin de la paix ? Et investir dans les valeurs universelles qui la fondent : un Vivre ensemble en paix, par la justice, la redistribution des richesses, la solidarité entre les membres de la famille humaine et la garantie du respect du droit à la dignité et à la sécurité de chacun des membres de cette famille. D'où la nécessité et l'urgence d'investir de manière réelle et conséquente dans la culture de paix. Si nous avons pu convaincre, à l'unanimité, les 193 Etats membres des Nations Unies pour que cette journée du Vivre-ensemble en paix voit le jour et qu'elle soit devenue aujourd'hui un évènement fêté dans plusieurs pays, notre intention est de faire de cette initiative, le point de départ d'un avènement qui, je l'espère, apportera un changement dans la perception que nous avons, les uns des autres et un encouragement à construire l'avenir, l'un avec l'autre et non pas l'un contre l'autre ! Cela ne peut aboutir qu'en se mobilisant pour une pédagogie de la culture de la paix afin de faire évoluer les consciences.



Q.O. : Vous venez de donner une conférence sur l'Emir Abdelkader, notamment au Palais du Conseil de l'Europe et à l'Hôtel de Ville de Bruxelles. Quelle est la leçon éternelle qu'enseigne aux Musulmans et aux non-Musulmans, un destin comme celui de l'Emir Abdelkader ?

C. K. B. : Notre terre est féconde d'avoir produit des hommes d'exception tel l'Emir Abd-el-Kader, qui est pour moi comme pour beaucoup d'historiens, un être dont le destin, la pensée et l'action ont marqué profondément le XIXe siècle et qui demeure, auprès des penseurs, immortel dans l'histoire contemporaine.

L'Histoire est là pour nous le rappeler. Il y a des figures qui incarnent par leur densité, leur humanisme et leur grandeur d'âme, l'originalité et la subtilité de l'essence d'une civilisation. Comprendre l'Islam, c'est aussi découvrir la vie, la pensée et les actions de ceux qui ont représenté son message sur le plan le plus universel. Des hommes tel que l'Emir Abd-el-Kader, dont la vie fut riche en événements et en expériences, illustrent cette vision et cette perception qui lèvent le voile sur la richesse d'un savoir-être, souvent masqué par les idées reçues, les tabous ou une connaissance superficielle décrivant une religion ou une foi de manière uniforme.

Cet homme, en vérité, nous prouve à travers l'image et le témoignage que donnent de lui tous les diplomates, militaires, religieux ou intellectuels occidentaux qui l'ont approché, que face à la force brutale à laquelle lui et son peuple étaient confrontés, il était capable de puiser sa force dans l'Esprit.

Cette puissance, l'Emir l'appréhendait grâce aux vertus de la foi humaniste et traditionnelle qui lui avait été enseignée. C'est par elle qu'il accomplissait cet exceptionnel destin qui faisait de lui un homme hors du commun. Son action, fondée sur l'amour et non la haine, tendait toujours vers l'espoir et la justice. Sans se renier, sans tomber sous des influences philosophiques ou politiques, l'Emir porte sa lutte vers un idéal où Orient et Occident se rencontrent, communiquent et échangent. Il a eu ce double mérite de comprendre que le monde en changement ne pouvait trouver son salut que dans un équilibre entre le matériel et le spirituel et que le monde arabo-musulman ne pouvait se soustraire à l'évolution technologique et politique qu'avait entrepris le monde occidental. Dès 1886, il invita l'Empire ottoman à s'inspirer de l'Europe dans l'organisation de la vie civile et politique.

On comprend mieux l'Islam aujourd'hui à travers l'histoire d'hommes qui l'ont servi tels que Abd-el-Kader. Infatigable adversaire contre la première puissance mondiale de l'époque, remarquable diplomate, lettré et philosophe, héros reconnu même par ses opposants, mystique épris d'amour divin, Abd-el-Kader était tout cela. Homme d'action et de méditation, il marqua d'une empreinte ineffable l'histoire des relations entre les deux rives de la Méditerranée.

Mais quelle place occupe-t-il aujourd'hui auprès des jeunes générations algériennes ? Que savent-ils de sa vie et de son œuvre ? De sa pensée et de ses actions ? N'est-il pas temps aujourd'hui de s'inspirer de cet homme, de son idéal, dans l'éducation des enfants de cette patrie à laquelle il a consacré sa vie ?



Q. O. : Quels devraient être, selon vous, aujourd'hui, les premiers devoirs du citoyen musulman qui veut être fidèle au message profond et éternel de sa religion ?

C. K. B. : Je ne saurais mieux illustrer ma réponse qu'en appelant chacun et chacune des musulmans à méditer cette parole du Messager d'Allah, «Dites aux Ansars, aux Mouhajirines et aux habitants de Médine (quelle que soit la religion de ceux qui l'ont accueilli aux premiers jours de sa Hijra) : ''Répandez la paix, aidez le nécessiteux, fortifiez les liens fraternels entre vous et priez (méditez) la nuit quand les gens dorment. Vous rentrerez au paradis en paix''». Ces paroles sublimes contiennent l'essence du message mohammadien. Si nous réfléchissons, un tant soit peu, à la force de l'Esprit qu'elles contiennent et à la dynamique qu'elles génèrent au cœur de toute société qui la met en pratique, alors nous comprenons que l'Islam n'est pas venu pour contraindre les êtres par un système théocratique mais pour nourrir les âmes et les consciences par la paix, l'entraide, la fraternité humaine et l'éveil spirituel, sans ostentation ni orgueil. C'est encore le prophète (sur lui le salut et la paix!) qui nous donne la meilleure définition de ce qu'est un(e)musulman(e): «Le musulman est celui dont les gens ne craignent ni la main ni la langue». À cela, que peut-on ajouter de plus ? Sinon que chacun(e) est en face de sa responsabilité. Agir pour le bien des siens, de sa patrie et le bien-être de toute l'humanité devient un devoir sacré pour tout citoyen(ne).



Q. O. : L'Algérie, au sortir de la tragédie des années 1990, a voulu mettre en avant un « Islam des confréries » dans le but de contrer le fondamentalisme religieux. D'après vous, quelles seraient les conditions indispensables pour voir éclore un «Islam des lumières» en Algérie et au Maghreb ?

C. K. B. : Notre pays dont le destin est exceptionnel, a traversé de multiples épreuves dont celle de la décennie noire qui a marqué les mémoires au fer rouge. Mais grâce à la force d'âme de son peuple, il a pu en sortir à chaque fois, certes éprouvé, parfois meurtri, mais toujours debout. Ayant été le laboratoire des conquêtes coloniales, ayant subi des dérives autoritaires et vécu le fondamentalisme religieux obscur et destructeur, il aspire aujourd'hui à goûter à la dignité, à la justice, à la paix et au respect de chaque individu, homme ou femme, jeune ou moins jeune. Allons-nous ensemble, chacun à sa façon, contribuer à nous donner cette chance : construire l'avenir, l'un avec l'autre et non pas l'un contre l'autre ? Allons-nous tous comprendre que le Vivre ensemble en paix, dont ce pays a été l'initiateur, est une opportunité pour nous tous, dans la diversité des courants de pensées qui composent notre société ? Allons-nous comprendre qu'une société, une nation, est comme un corps où chacun(e) est un membre à part égale et que nous ne pouvons nous passer d'aucun membre tant qu'il œuvre pour la prospérité, l'unité et la liberté d'autrui ? Ne rentrons pas dans les débats stériles et dans les coulisses des jeux politiques qui nous éloignent, nous distraient et nous empoisonnent l'existence. Soyons honnêtes à servir un idéal commun qui nous appelle tous, religieux et non religieux, riches ou pauvres, à relever le défi avec sincérité, et mettons-nous à l'œuvre pour tisser des liens d'humanité et de fraternité entre tous. Ce peuple a besoin d'être aimé et d'aimer à son tour. Où sont ceux et celles qui peuvent, par dévouement, répondre à son attente ? Assainissons d'abord la base et les fondements afin de construire cet Islam des lumières qui, au point où nous sommes, n'est que pure spéculation.