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L'avantage de ces
corvées est que les étudiants titulaires d'une licence pouvaient s'inscrire
dans les universités françaises pour la poursuite de leurs études de 3ème cycle
moyennant une bourse octroyée par notre ministère. La quasi-totalité revenaient au pays au terme de leur cursus pour renforcer
les effectifs des enseignants-chercheurs, au point où, à partir de l'année
1975, nous étions pratiquement autosuffisants en nombre, tandis que la
coopération avec les professeurs du proche et du moyen - orient continuait à
s'amplifier pour encadrer les effectifs démultipliés des étudiants arabisants.
Un peu plus tard, toutes les disciplines étaient enseignées en arabe, avec le
concours de profs francisants qui s'exerçaient dans
la voie du bilinguisme.
Quant au contenu des cours, inutile de rappeler l'indigence du niveau des enseignements dispensés par nos collègues orientaux. À l'époque, cette question n'2tait pas à l'ordre du jour. Le coup d'envoi de l'arabisation obligatoire était donné par feu Boumediene, en 1969, qui convia tous les enseignants nationaux (on n'était pas plus de 500) au Palais d'été. Une de ses phrases, devenues célèbres consistait à dire qu'il n'y a pas de langues pour le Spoutnik et de langues pour la poésie. Un mois plus tard, à l'occasion des soirées du Ramadhan, Cheikh Bouamrane, philosophe prolixe, reprit cette phrase dans une conférence, donnée à Oran, en langue française ! Durant les débats, j'ai posé une question simple au conférencier: «où est ton Spoutnik?». Il s'avère en effet que le sous-développement d'une langue n'est que le reflet du sous-développement tout cours. Quand les Arabes étaient au faîte de leur gloire, la terminologie produite par leurs savants est encore usitée aujourd'hui, dans toutes les langues, car ils en avaient la primogéniture. Algorithme ( Al-Khawarizmi ), algèbre ( al-jabrwal-mûqabala ), amalgame (?Amal-al jam') etc. Inutile d'en rajouter, cela étant connu et reconnu. À mon niveau modeste en langue arabe, que j'ai apprise comme langue étrangère au collège de Slane (au début des années 50, j'ai eu comme professeurs respectivement feu Abderrahmane Mahjoub, puis feu Abdelkader Mahdad , des monstres sacrés de pédagogie et de science ). Le livre de grammaire de support était signé Godefroy De Mombynes , que je préférais de loin å Alfiyat- ibn-Malik, en raison de la concision didactique et méthodologique de l'œuvre de l'orientaliste. Au moment où la première cohorte des élèves promus à l'école fondamentale arrivait à l'université (années 80), des collègues m'ont proposé de donner des cours d'initiation aux étudiants de 1re année, en méthodologie versus terminologie : je baragouinais en arabe parlé mais me concentrais sur les concepts fondamentaux en faisant l'effort, en dépit de mon handicap en matière de vocabulaire, d'en proposer une traduction acceptable. Je disposais des publications périodiques en terminologie arabe, qui me parvenaient de l'Institut de linguistique arabe de Rabat, ainsi que de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. À l'époque, c'était le nec plus ultra. Pourtant, beaucoup de mots manquaient, ou, à mon humble point de vue, mal verbalisés. À titre d'exemple, j'expliquais que le mot «binya» est insuffisant pour faire le tour du concept de «structure». En effet, il m'apparaissait important de signaler à l'auditoire qu'il y a une différence fondamentale entre l'acception empirique (Gurvitcheenne ) et l'acception formelle ( Ferdinand de Saussure pour la linguistique structurale, et Claude Levi-Strauss qui en a transposé le modèle en anthropologie de la parenté ). Au final, je propose: al binya-attajribiyya pour l'empirio-criticisme de Gurvitch, et : al binya-annamatiyya pour l'approche structurale, en terme de modèle binaire, pour Claude Levi-Strauss. Le même travail de refondation théorique, a été tenté pour des concepts comme «eco-système» ( al-namat al- bay-i , au lieu de : annidam al-icologi référencé dans les corpus officiels, inadéquat â mon goût, tout comme «ipistimologi» pour «épistémologie» ce qui frise le ridicule ( ce terme veut simplement dire: «philosophie des sciences», ce qui permet de le traduire par: «falsafat-al-'ûlûm ). L'objectif assigné à ce cours, dont je rappelle qu'il était destiné à des débutants, a fait prendre conscience à ces derniers de la complexité de la tâche, laquelle ne les a nullement découragés. Ce même travail de refondation théorique dans la langue arabe, je le poursuis, du haut de mes 80 ans, comme professeur contractuel (retraite oblige) à l'Université d'Oran, auprès des doctorants, cette fois (2). Parallèlement, dans le cadre du laboratoire d'Anthropologie cognitive que j'ai créé en 2014, j'ai soumis un projet de traductologie, dans lequel chaque concept (français, anglais ou allemand ) fait l'objet d'un article critique restituant les conditions historiques, culturelles, voire politiques, de production de ces concepts, afin de donner sens au travail de terminologie proprement dite. Ce projet semble avoir été transmis pour expertise à l'agence thématique de Blida. J'espérais retrouver ce dossier au CSP (organe d'évaluation de la recherche sous l'égide de la DGRSTD et dont je suis membre) lors de la session 2019 tenue fin-avril dernier (alors que la transmission du projet eut lieu deux mois auparavant). Quand la bureaucratie s'en mêle, il ne faut pas désespérer, il faut juste attendre... Ce qu'il faut retenir de cette courte autobiographie, c'est que l'objectif de l'arabisation est à mi-parcours entre beaucoup d'espoir et pas grand j'ose. Néanmoins, le vin est tiré, il faut le boire comme dit l'adage. À moins que cette cause n'en est encore qu'à la pétition de principe... Donc, inutile de développer ce thème davantage, la cause étant, là aussi, entendue. Reste la question, plus ambigüe que complexe, relative au binôme français-anglais, la problématique de l'efficacité pédagogique et scientifique étant seule en cause ici. De l'arabe comme objectif pédagogique à l'amazigh versus ?darija', ni l'un ni l'autre n'ont rempli véritablement leur mission, tout est en chantier. Et c'est le moment choisi pour préempter l'anglais au détriment du français, non pas parce que cette langue est une langue coloniale, mais parce que l'anglais est plus efficace, scientifiquement parlant. Si l'anglais domine par le nombre de locuteurs, avec 1.132.000.000 anglophones (langue maternelle pour 379 millions, langue seconde pour 753 millions), c'est parce que cette langue été la plus grande langue coloniale ayant affecté l'Amérique du Nord, l'Asie du Sud et une grande partie de l'Afrique. Son ampleur résulte d'un fait historique. Quand à la langue française, son impact colonial est nettement moins élevé (langue maternelle pour 77 millions de locuteurs et langue seconde pour 292 millions, soit un total de 279 millions de locuteurs). La langue espagnole, coloniale aussi, connaît à peu près le même nombre de locuteurs que langue arabe (respectivement langue maternelle pour 460 millions de locuteurs et langue seconde pour 74 millions, et, pour l'arabe, 573 millions de locuteurs dont 273 millions comme langue seconde). Seul le mandarin est parlé comme langue maternelle pour la quasi-totalité des locuteurs avec 1.150 millions d'individus. Revenons à l'anglais : encore une fois sa suprématie tient à une domination impériale inégalée, couvrant le tiers de la planète. Si l'on considère que la primauté de la production scientifique dépend de la loi des grands nombres, il est évident que la langue qui la porte est dominante. Cela n'empêche pas l'existence d'une production scientifique de grande valeur portée par la langue française, seulement minoritaire par le nombre et non par le mérite ou la performance de la langue concurrente. En mathématiques, par exemple, comme en physique théorique, la France est la référence mondiale. Dans le domaine des Sciences appliquées, les anglo-saxons dominent, les Etats-Unis en premier. La physique quantique, allemande d'abord, française ensuite, ne parvenaient pas à finaliser concrètement leurs recherches, au sein des Labos, pour des questions budgétaires. Les Américains ont fabriqué le cyclotron, alors que la Recherche fondamentale, portant sur la fission de l'atome est européenne, voire franco-allemande. C'est ainsi que les Sciences expérimentales ont mieux réussi outre-Atlantique. Le caractère scientifique ou pas n'est pas consubstantiel à la langue, n'importe quelle langue. Les Chinois emploient leur propre terminologie, sauf en Sciences bio-médicales où la terminologie relève de racines grecques. Dans le domaine pharmaceutique, le nom commercial du médicament est spécifique à la langue du pays mais la formule est la même (En Espagne, j'ai demandé en pharmacie un médicament anti-inflammatoire nommé Ketprofene, et le pharmacien me l'a remis sans problème, puisque la formule est la même). Si vous allez au Japon il n'est pas impossible de trouver la même formule. La science est universelle, l'anglais n'y est pour rien. Certes si vous publiez en anglais dans une revue à vaste rayonnement, vous avez plus de lecteurs que dans une autre langue. Quant à la scientificité, quelle que soit la langue qui la porte, elle se situe dans le cortex, c'est-à-dire dans la démarche, ou dans le présupposé théorique. Quant aux recherches expérimentales, leur performance est fonction des moyens mis à la disposition de l'équipe de recherche. Arrêtons donc de nous exciter sur les langues comme sur le concours Lépine. Au final, je me demande si ce flou artistique dans lequel, depuis ces trente dernières années au moins, une langue en chasse une autre, soit au nom de l'identité soit å celui de la performance, n'est pas remis, aujourd'hui, sur le tapis pour une cause ou une autre. Le moment est-il bien choisi ? J'en doute personnellement. En effet, depuis le 22 février, je constate une relative convergence de vues dans les publications d'articles de presse émanant du milieu universitaire et consacrées au devenir de notre pays. En revanche, depuis ces derniers jours, jamais les avis sur la question de la langue n'ont été aussi divergents, voire conflictuels, conduisant pour certains à l'insulte. N'est-ce pas la bonne astuce pour faire diversion? Au lecteur d'en juger. * Professeur des Universités Notes : 1- Au moment où feu Abou-Bakr Belkaïd venait d'occuper le fauteuil de ministre de l'Enseignement supérieur, son humilité le conduisit å consulter quelques «vétérans» : si mes souvenirs sont bons, nous étions trois professeurs à être convoqués, chacun à une date différente (Mahiou pour le droit, Aberkane pour les Sciences biologiques, moi-même pour les Sciences sociales et humaines). À une question du ministre sur l'état des lieux en matière d'arabisation, j'ai répondu : eSi je mets de côté la légitimité du principe de l'arabisation, pour ne regarder que les faits, je constate que l'arabisation, éligible aux sciences dites «molles», concerne une population majoritairement plébéienne, tandis que la langue française, éligible aux sciences dites «dures», maintenue au prétexte de l'écueil terminologique, concentre la minorité des fils de nantis». Alors que je m'attendais â un désaveu sévère, sa réponse fut prompte: «c'est ça, je pressentais moi-même ...» 2- Cette entreprise a été menée, également, dans le cadre de l'URASC que j'avais fondée en 1983 (devenue CRASC en 1992) : une équipe a été constituée, fin-88, par Abdelkrim El-Aidi autour d'un projet de dictionnaire d'anthropologie en arabe. Ce projet tomba à l'eau suite à des restructurations opérées lors mon détachement à l'étranger. |