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Iran : ce n'est pas la bombe qui fait problème

par Abdelhak Benelhadj

En 2018, sous prétexte que l'accord avait été mal négocié et que l'on devait y ajouter de nouvelles conditions refusées par l'Iran, D. Trump décide unilatéralement de mettre un terme à l'accord 5+1 trouvé en 2015 à propos du nucléaire iranien.

L'arrivée de J. Biden avait laissé penser à un retour à cet accord. Naturellement, les conditions de 2015 et de 2018 n'étaient plus les mêmes. Des négociations ont repris entre l'Iran et ses vis-à-vis dans le but de redonner vie à l'accord trouvé en 2015.

Pour y revenir rapidement il suffisait que les Etats-Unis annulent l'annulation de D. Trump, remettent en place le contrôle de l'AIEA et permettent à l'Iran de rétablir ses relations avec ses partenaires commerciaux en levant les sanctions très sévères que Washington avait décidé sous D. Trump. Les progrès réalisés dans le domaine de l'enrichissement (séparation isotopique) devaient revenir à des niveaux compatibles avec ce qui avait été convenu en 2015.

Or, ce n'est vraiment pas ce à quoi nous assistons. Les mois et les réunions se succèdent sans qu'aucune décision ne soit prise. Les dépêches d'agences n'apportent aucune précision sur le contenu des discutions. Il y est fait état de divergences, de menaces, de duplicité, de conditions repoussées, d'ultimatums réitérés... Rien de concret. Que des généralités sur des tractations qu'on devine ardues, mais aucune clarté ni précision sur le contenu même des différends et des enjeux. Pourquoi en est-il ainsi ?

En réalité, ce qui semble être en jeu sont les termes (d'accord et de désaccord) dont il fut question avant 2015, les mêmes pour lesquels D. Trump a rompu en 2018 ce qui fut convenu et les mêmes qui bloquent les discussions aujourd'hui.

Avant d'y venir, quelques rappels historiques s'imposent afin de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire dont il semble qu'un accord tacite réunit négociateurs et médias dans une discrétion complice.

1.- De la bombe en général et de la bombe iranienne en particulier.

Aux lendemains de la dernière guerre mondiale, les membres du Conseil de sécurité s'étaient engagés dans un processus de disparition des armements nucléaires.

Un Traité sur l'interdiction des armes nucléaires a été voté à l'Assemblée générale de l'ONU en juillet 2017. Il n'entrera en vigueur que lorsque 50 États l'auront ratifié.

À partir de sa ratification en 1970, le TNP est entré en vigueur pour une durée de 25 ans. Il est reconduit pour une durée indéterminée lors de la conférence d'examen de 1995, à la condition exigée par les pays arabes concernant Israël, que des efforts de désarmement soient conduits avec ce dernier. TNP : pays non signataires : Inde, Israël, Pakistan.1

La voie suivie actuellement est très claire : il n'est pas question de désarmer (à supposer qu'un jour les pays détenteurs de l'armement nucléaire l'aient réellement envisagé). En revanche, l'impératif pour les pays dotés de cette arme est que personne d'autre ne soit en état de s'en pourvoir. Et quand les « Grands » prétendent désarmer, c'est souvent parce des armes plus sophistiquées, plus précises, plus efficaces sont mises au point.

Exemple : du 13 juin 1995 au 27 janvier 1996, le président J. Chirac ordonne la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique après que son prédécesseur les ait interrompus. Il y en eut six au total.

Pourquoi cela ?

En 1996, la France signe le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Est-ce à dire qu'elle s'interdit des essais lui permettant de perfectionner ces armes ? Bien sûr que non. Depuis 1996, les essais nucléaires sont simulés. Pour ce faire, le CEA (Commissariat à l'Energie Atomique dont la création a été ordonnée par le général de Gaulle en octobre 1945, à peine la guerre finie) a développé trois outils : la radiographie à rayons X Airix, les supercalculateurs TERA-10, TERA-100 et TERA-1000 et le laser Mégajoule. Ces simulations sont complétées par des expériences de fission ainsi que de fusions à très petite échelle. Des « tirs froids » et essais de détonique à l'air libre ou en puits auraient eu lieu à Moronvilliers dans la Marne.

Les Etats-Unis en font autant dans les laboratoires de Livermore et à Los Alamos, là où en 1945 l'équipe dirigée par R. Oppenheimer a mis au point les premières bombes nucléaires.

Qu'est-ce que cela signifie ? Les pays nucléaires déplacent les contraintes pour tous les pays qui veulent mettre au point leur armement nucléaire.

Précisons dans le même ordre d'idées que pour empêcher la France de s'en doter, entre autres, a été signé le traité de Moscou (août 1963) interdisant les explosions dans l'atmosphère. La France gaulliste n'en a évidemment tenu aucun compte.

Rappelons que ces sanctions ne punissent pas seulement l'Iran mais (comme pour le même embargo américain contre Nord-Stream II), frappent aussi tous les pays et les entreprises surtout parmi les « alliés », qui s'avisent d'entreprendre un commerce avec l'Iran quel que soit l'objet de ces transactions. Ces sanctions constituent de ce fait un acte de guerre caractérisé.

2.- La fin de la dynastie des Pahlévi

La chute du Shah en 1979 a fait l'effet d'un tremblement de terre à Washington. Car Téhéran était une pièce essentiel d'un puzzle géoéconomique et géostratégique aux frontières de réserves pétrolières parmi les plus riches du monde, de l'ex-Union Soviétique, de trois continents et de l'Océan Indien et d'une multitude de mers : Méditerranée, Egée, Ionienne, Noire, d'Azov, de Marmara, d'Oman, Caspienne, Rouge, Golfe d'Aden, Golfe arabo-persique...

Entre mers et océan, des canaux et détroits par lesquels une partie importante du commerce mondial transite. Le tout sous la surveillance de Flottes américaines (et supplétives) la Vème basée à Bahreïn, la VIème basée à Naples.

La fin de Reza Pahlavi, décédé en juillet de l'année suivante. La crise s'est poursuivie et aggravée par l'occupation de l'ambassade des Etats-Unis et la mise aux arrêts de ses occupants. Cela a définitivement achevé de décrédibiliser et d'abîmer la fin de mandat de J. Carter, ce dont ses ennemis au Congrès se sont réjouis.2

Cet épisode allait sonner la fin du roi des « cacahuètes », ainsi conspué par ses adversaires républicains (et autres démocrates défroqués) parce qu'il en avait cultivé dans une première vie en Georgie où il est né. A la fin des années 1990, les « faucons » qui cherchaient à se débarrasser de B. Clinton ont été les mêmes qui avaient préparé l'arrivée de R. Reagan à la Maison Blanche. Et pour des raisons identiques.3 A son corps défendant, l'Iran y a été mêlé.

Depuis 1979, l'hostilité américaine n'a jamais cessé et le renversement du régime des mollahs a toujours été d'actualité. Nous laisserons de côté la propagande universelle sur les querelles religieuses, les « Empires du Mal » et les balivernes qui occupent les chalands et fabriquent les votes extrêmes dans les contrées fières d'une démocratie de façade décatie. L'épisode Trump a montré les limites de la « démocratie en Amérique » et aussi un peu partout où elle est glorifiée...

Nous laisserons aussi de côté les vengeances et les passions qu'agitent les scénaristes hollywoodiens pour vendre leurs kilomètres de pellicules avec le concours et les subsides du Pentagone4.

3.- « Nation building » : on détruit d'abord, on reconstruira plus tard...

Lorsque le 07 octobre 2001 (et la guerre va durer jusqu'au 30 août 2021) ils attaquent l'Afghanistan (pour le punir d'héberger Ben Laden) et qu'ils en feront de même le 03 mars 2003 de l'Irak (parce qu'il s'apprêtait à fabriquer des armes de destruction massive5), les « faucons » américains qui dirigeaient leur pays dans l'ombre de W. G. Bush, ne se rendaient peut-être pas compte qu'ils rendaient un fier service à l'Iran.

Les Talibans d'avant 2001 et S. Hussein étaient les ennemis intimes de Téhéran et les meilleurs alliés de Washington. Mais ça, c'était avant, un reliquat de la Guerre froide. Tant pis pour les supplétifs. On s'en sert un temps et on s'en défait un autre.

La doctrine baptisée « Nouveau Moyen-Orient » était portée par des architectes dangereux : leur « Nation Building » consistait d'abord par tout raser. Et à ce jour, rien n'a repoussé sur les ruines et les millions de victimes que les armadas de ces Attila des temps modernes ont laissées derrière elles en toute impunité.

Résumons-nous.

Accusé de projeter la mise au point d'un armement atomique, l'Iran a accepté de signer un Accord le 14 juillet 2015 assurant à la « communauté internationale » que Téhéran ne visait qu'une maîtrise civile de l'atome et plaçait ses équipements sous le contrôle de l'AIEA.

L'Iran avait négocié cet accord avec les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies où le format 5+1 (i.e. E3+3) à savoir la Chine, les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie, plus l'Allemagne6. Ces négociateurs ont été désignés dès 2006 et un accord préliminaire avait été trouvé dès 2013 ouvrant la voie à celui de 2015.

En contrepartie, ces pays, c'est-à-dire en réalité les Etats-Unis, acceptaient début 2016 de lever les sanctions qui étouffaient l'économie et la société iraniennes. Les entreprises occidentales libres dès lors de commercer et d'investir en Iran s'en étaient réjouies.

Ce ne fut qu'un court répit. Avec ou sans bombe, l'Iran de Khomeiny devait disparaître parce qu'il constitue un obstacle géostratégique majeur aux intérêts américains et israéliens, intimement imbriqués dans cette région du monde (et pas seulement là...).

Le 08 mai 2018. D. Trump dénonce l'Accord, sans consulter ni partenaire ni « alliés ».7 Les Etats-Unis rétablissent et aggravent unilatéralement les sanctions contre l'Iran.

La résolution 2231 du Conseil de sécurité entérine l'accord de juillet 2015.

En 2015, l'accord obtenu a été validé par B. Obama, mais pas par le Congrès, ce qui a permis à D. Trump de le remettre facilement en cause.

Des négociations plus ou moins formelles ont suivi, mais sans déboucher sur le moindre consensus.

Il s'avérait évident que D. Trump n'avait aucune intention de revenir sur son rejet de l'accord de juillet 2015.

Pourtant, toutes les parties à l'Accord le reconnaissent, les Iraniens s'étaient scrupuleusement acquittés de leurs obligations. Dépité, le responsable des inspections au sein de (AIEA), le Finlandais Tero Varjoranta démissionne trois jours après, le vendredi 11 mai.

Les autres pays européens, rivés à l'Amérique, se sont contentés d'une contestation de principe, l'expression compassée d'un vague dissentiment qui n'a aucune portée concrète. Pourtant, la décision américaine allait aussi contre leurs intérêts, comme d'ailleurs de nombreuses autres décisions dans d'autres affaires, en d'autres lieux.

L'exemple de la rupture du contrat de la vente des sous-marins français à l'Australie en témoigne. Les affaires d'espionnage américain ou israélien des chefs d'Etat européens ne provoquent que des « discutions franches » entre « alliés », pour s'en tenir à la lexicologie diplomatique usuelle, via des médiums professionnellement complices.

Il arrive que des nuances apparaissent en certaines circonstances, lorsque leurs intérêts divergent (par exemple à propos du gazoduc russo-allemand), mais dans l'ensemble aucune tête ne dépasse lorsque le « chef du monde libre » hausse la voix. Les liens de subordination euro-américains demeurent intacts. H. Kissinger n'avait pas tort : l'Europe n'a toujours pas de numéro de téléphone.

« Quand les talons claquent, l'esprit se vide » a-t-on prêté au maréchal Lyautey qui, grand lecteur des tragédiens du passé et de l'histoire napoléonienne avait une carrière établie de plagiaire à défendre.

En août 2020, D. Trump présentait un projet de Résolution visant à prolonger l'embargo sur les armes en Iran. Seuls deux des 15 membres du Conseil ont voté pour la résolution. Le plus grave est que les « alliés » européens de Washington s'étaient tous abstenus (AFP, S. 15/08/2020). Un coup de griffes sans conséquences fâcheuses.

Pour qu'il en soit autrement, il aurait fallu un courage, une résolution, une confiance mutuelle dont les Européens sont dépourvus.

Il est vrai que par ses turpitudes et provocations D. Trump irritait au plus haut point et s'était fait de nombreux ennemis qui ne supportaient plus ses extravagances et abus de pouvoir aussi bien aux Etats-Unis que dans le monde. Cela annonçait une fin de mandat confuse et la fin tout court de la présence de cet étrange président à la Maison Blanche.

Chacun a observé le chaos de son départ. Mais chacun a pu noter aussi les mouvements socio-politiques dangereux qui agitent l'Amérique et l'Europe et qui persistent avec ou sans D. Trump. Cela explique la suite, c'est-à-dire l'évolution du dossier iranien et son administration par J. Biden.

Entre Trump et Biden, il n'y a qu'une différence : la couleur de leur cravate.

Devant le spectacle des dernières élections présidentielles qui a failli tourner à un coup d'Etat en règle que les Républiques bananières (dérivées de la Doctrine Monroe) n'auraient pas renié. Il n'y avait que les naïfs pour imaginer un changement radical de politique.

Il y a les Institutions, les principes, la sacro-sainte Constitution et ses Amendements... et il y a des machines puissantes qui sont prêtes à tout pour défendre leurs intérêts.8

Nous verrons qu'en fait J. Biden est parfaitement aligné sur D. Trump.

Un sourire avenant, une élégance distinguée et 50 ans de roublardise dans les rouages de la politique américaine. Tout cela fait qu'il est en réalité plus dangereux que son prédécesseur fat et imbu de lui-même. Au lendemain de son élection il annonce la couleur.

03 janvier 2020. Assassinat du général Qassem Soleimani en Irak. C'est Trump qui en a donné l'ordre. Certes, il est capable de tout et même du pire. Il l'a prouvé. Mais il est peu probable qu'il ait pris cette décision sans consulter le nouveau président élu en novembre et qui allait lui succéder en prêtant serment le 20 janvier. Par-delà les présidents, il y a plus grand...

Loin de représenter une volonté délibérée de torpiller les futures négociations entre l'administration Biden et les autorités iraniennes, c'est plutôt une opération très habile qui porterait, sans verser dans un complotisme de mauvais aloi, la signature d'Israël.

Depuis la reprise du dossier par l'administration Biden rien n'a changé. Sanctions et menaces pleuvent sur l'Iran : « négociations de la dernière chance », « étude d'une alternative » à l'échec des négociations...

Les Européens jouent le rôle de l'arbitre bienveillant, mais toutes leurs propositions et conseils reprennent ceux des américains et mêmes les injonctions israéliennes. Se vérifie à propos de ce dossier, comme sur d'autres, l'absence d'une autonomie diplomatique européenne.

L'Iran demeure inamovible sur ses positions. Par exemple, il a refusé les caméras dans ses centrales à l'AIEA parce qu'elles ont été utilisées pour les attaquer. Ce que les experts de l'Agence se sont empressés de démentir.

En vérité, tout montre que les Etats-Unis ne cherchent pas à ressusciter l'accord de 2015. Ou alors sous des conditions, une reddition en bonne et due forme, auxquelles ne pourrait consentir Téhéran. L'armement atomique est un prétexte pour obtenir des concessions de la part de l'Iran. En réalité les mêmes concessions que voulaient Trump, les mêmes qu'auraient bien voulu obtenir Obama en 2015.

Question : si la question de la bombe est mineure, que veulent au juste les Américains ?

L'axe Téhéran-Damas-Hezbollah

Leur position est liée à une analyse géopolitique globale du Proche-Orient dont l'Iran est un des acteurs, parmi les plus importants il est vrai.

Ce que Washington cherche à briser c'est l'axe Téhéran-Damas-Hezbollah. Et, au Liban, le lien entre la présidence du général chrétien Michel Aoun et le vaste territoire dominé par le parti de Hassan Nasrallah au sud Liban.

Pour y parvenir, Washington pose trois conditions :

* Un encadrement strict des armes balistiques.

L'Iran possède une diversité de missiles balistiques et des missiles de croisière d'une portée de 1 000 km. Ces missiles sont baptisés de noms d'officiers morts en Irak. L'Iran renforce son arsenal de missiles pouvant atteindre des pays voisins.

Dévoilé en août 2020, le missile Khorramshahr a une portée de 2 000 à 3 000 kilomètres. Une exagération occidentale lui prête une portée beaucoup plus large, pouvant atteindre les 4 000 km, ce qui lui permettrait de menacer la majorité des capitales européennes. Ce faisant, ceci explique cela, la portée de ces vecteurs permettent utilement de lier stratégiquement (et aussi médiatiquement) le sort d'Israël à celui de ses principaux soutiens. Inutile de rentrer dans les détails techniques à propos de ces armes. Il importe de retenir leur capacité dissuasive.

Dès 2012, les négociateurs occidentaux soucieux de cette question ont renoncé à incorporer dans l'Accord la question des missiles que Téhéran ne voulait pas aborder dans les négociations.

Même absents de l'Accord 5+1 et de la Résolution 2231 du Conseil de sécurité, ils constituent, cela tombe sous le sens, un point important des négociations. Ils l'ont été avant 2015. Ils n'ont pas cessé de l'être depuis.

* La seconde exigence porte sur l'assistance militaire de l'Iran à la Syrie de Bachar El Assad. Cette question importe moins dès lors que la Syrie actuellement en lambeaux n'est peut-être plus un objectif crucial et impératif. Cela ne veut naturellement pas dire que ses ennemis ont cessé de vouloir en détruire l'idée même de nation et d'Etat.

* Isoler le Hezbollah. La Syrie a une importance secondaire peut-être plus importante. Certes, les Occidentaux ont réussi à la chasser (dans une certaine mesure) du Liban lui imputant à crime la mort de Rafic Hariri et père de Saad bénéficiant de la bienveillance occidentale via l'Arabie Saoudite, malgré les rapports troubles qu'il a avec une pétromonarchie dont la gouvernance a beaucoup évolué avec l'émergence d'un imprévisible MBS.

Les Etats-Unis somment l'Iran de cesser tout lien avec le Hezbollah.

L'objectif est de réduire un parti qui est devenu une organisation dotée de moyens et d'une résolution qui fait peur à son voisin méridional.

En 2006, Israël a imprudemment engagé les hostilités avec Hezbollah pendant un mois et l'a regretté. L'opération « pluie d'été » a démontré une résistance farouche des Libanais. Les forces en présence étaient largement en faveur d'Israël mais, proportionnellement, les dommages infligés à l'armée israélienne sont sans commune mesure (3 fois plus d'hommes mobilisés) avec ceux que Hezbollah a déplorés. Pour l'essentiel, les Israéliens ont fait de nombreuses victimes parmi les civils libanais, alors que la proportion de soldats israéliens tués ou blessés est bien plus élevée que les victimes civiles.

Pour ce qui est des dommages matériels, le calcul et la comparaison sont faciles à dresser : 52 chars Merkava mis hors de combat, 1 F16 et 3 hélicoptères détruits, 1 corvette touchée par un missile sol-mer. Aucune perte du côté libanais.9

Il est à peu près certain que les liens entre Hezbollah et Iran y ont contribué dans des proportions difficiles à estimer. Qui le pourrait ?

Le plus important est ailleurs. Le Liban est présidé depuis octobre 2016 par Michel Aoun, ex-commandant des Forces armées libanaises et président du Conseil des ministres. Ce chrétien maronite partage avec le musulman Hassan Nasrallah un attachement viscéral à leur pays.

Ce lien, fondamentalement politique, démontre l'inanité des approches en termes confessionnels couramment mises en exergue quand il s'agit d'expliquer les événements qui touchent au Proche-Orient. Les religions n'ont rien à voir dans les tragédies que connaît cette partie du monde. La cupidité, l'appât du gain, l'accaparement des richesses naturelles, le contrôle des routes maritimes... en expliquent l'essentiel.

Parmi les exigences israélo-américaines il y a donc la rupture entre Libanais. C'est d'ailleurs le principal objet des pressions régulières exercées notamment par le président français, qui a gagné en intensité depuis l'explosion dans le port de Beyrouth en août 2020. L'économie, les finances et le commerce libanais sont étouffés et les demandes cachées sont toujours les mêmes : réduire l'influence qu'exerce Hezbollah sur la conduite de la politique libanaise.

M. Aoun n'a pas cédé d'un pouce sur ce point. Pour le reste, Hezbollah se déclare capable de résister à toutes sortes de tentatives de déstabilisation.

1.- Derrière la tragédie syrienne.

Depuis 2011, on a vu ce qu'il est advenu de la Syrie démembrée, délabrée, mais géopolitiquement toujours debout. La Syrie n'est pas seulement un enjeu entre Israël et l'Iran. Cela dépasse le cadre régional.

L'annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 n'annonce pas la reprise d'une Ukraine en faillite dont l'Union européenne, elle-même en divergence grave, ne veut à aucun prix.

La reprise de la Crimée (au demeurant territoire russe depuis la fin du XVIIIème siècle, cédée sous le statut de République autonome à l'Ukraine en 1954), comme la défense de la Syrie, relève du maintien de la Russie en Méditerranée et du refus de Moscou de confiner la flotte russe à la mer d'Azov.

Les bases navale de Tartous et aérienne de Hmeimim, bien que sans dimension comparable avec les bases américaines similaires dans la région10, constituent des points d'appui géostratégiques essentiels pour la Russie qui a aménagé une base militaire pour hélicoptères et missiles sol-air à Qamichli, ville kurde du nord-est de la Syrie.

Le monde arabe à Canossa.

Aujourd'hui la domestication du monde arabe est presque complètement achevée. Du Golfe aux rives de l'Atlantique, les rois, les émirs et les présidents de républiques bananières sont à genoux.

La Palestine est abandonnée au dépeçage de son territoire par un « Etat » désormais exclusivement juif, ouvertement raciste. De nouveaux bantoustans. Des murs partout. La justice nulle part.

Les pétromonarchies sont armées de pied en cap, en réserve d'une guerre à venir contre « l'ennemi héréditaire chiite ». Lorsque les circonstances le permettront. Les industries militaires occidentales font fortune avec la vente de leurs quincailleries mortifères. L'Occident récupère d'une main ce qu'il dépense de l'autre. Le vieux cycle d'échange pétrole contre mitrailleuses. L'argent ne change pas de banque, ni même de numéro de compte. Un simple jeu d'écriture.

Dernier « contrat du siècle en date » : la vente de 80 Rafales aux Emirats contre 16 Md d'euros. La hotte du Père Noël est une corne d'abondance cette année chez les Dassault.

16 Md d'euros : une fortune, dont une fraction aurait permis de soulager des millions d'Arabes et de musulmans qui croupissent dans le dépouillement total, entassés à la périphérie de villes surpeuplées en attente de franchir mers, murs et frontières au péril de leur vie et de celle de leurs familles.

A défaut de disparaître, la Syrie des Assad est en ruine. La Libye de Kadhafi est dispersée aux quatre vents. Les tribus célèbrent tous les jours l'avènement de la « démocratie ». Ce qui reste de l'Irak relève de l'assistance à peuples en perdition. Le Soudan se déchire dans un divorce où l'avenir est réduit aux acquêts, c'est-à-dire à pas grand-chose : un peu de sable, un peu de désert, un peu de pétrole, ce qu'il faut de liberté et beaucoup de désespoir. La « guerre froide » n'a jamais véritablement cessé au Yémen dont le malheur vient de sa géographie aux portes de la mer Rouge. La Tunisie de Kasserine et de Sidi Bouzid pleure encore le souvenir de Mohamed Bouazizi d'autant que, même disparu, Ben Ali est toujours là. Le Liban est en faillite programmée. En Egypte enfin les avatars pharaoniques de Sadate perpétuent leur compromission en service commandé : effacer les traces de Suez (1956) et de Abdel Nasser.

En Algérie, les succès de l'équipe de football soulagent pour un temps. Les gouvernants lancent des plans sur la comète et se tiennent aux aguets le long des milliers de kilomètres de frontières : de quel voisin viendra le désordre qui piétine aux marches du pays ?

Au milieu de tout ce beau monde un électron libre qui joue sur tous les tableaux sans que l'on sache vraiment à quel jeu il joue, ni dans un camp ni vraiment dans un autre, tantôt en Europe (par la grâce de son 1/30ème de son territoire), tantôt en Asie, tantôt... ailleurs, ni un Empire réincarné, ni une République janissaire, démocratiquement dictatoriale à la Mustapha Kamal, la Turquie de Erdogan est insaisissable : elle achète des S400 russes et prétend tenir aux F35 américains. Une quête de survie ? Pédaler sans cesse pour ne pas tomber ?

Rien à voir avec la bombe, rien à voir avec l'islam (chiite ou sunnite), ni même avec la moindre querelle théologique ou idéologique.

Si on ne pense pas tout cela à la fois, on ne comprend pas grand-chose à l'acharnement américano-israélien à mettre un terme à la résistance iranienne.

Que l'on se souvienne de l'ultimatum de G.W. Bush en 2003, à la veille de son attaque contre l'Irak : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ». Cet avertissement était adressé à la France de J. Chirac. Mais en réalité il est universel et intemporel. Etre capable de résister à l'Amérique, c'est se poser comme ennemi et, de facto, lui déclarer la guerre.

C'est cette idée qui habite le livre de Allison Graham quand il évoque le « piège de Thucydide »11. La résistance de la Chine de Xi Jinping, même si elle ne manifeste aucun danger explicite, est en soi une déclaration de guerre qu'il faut anticiper et réduire. Il suffit que, virtuellement, l'Empire du Milieu soit en passe de supplanter l'Amérique en tant que première puissance mondiale.

La Russie de W. Poutine n'a en rien renié l'URSS. Les Américains ont retenu le mot que son président a prononcé dans son discours à la nation en avril 2005 : « La chute de l'URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle ». Peu à peu, ils ont pris conscience que le locataire du Kremlin n'a décidément rien à voir avec l'ectoplasme incertain à qui discrètement il a succédé.

La bombe, un fusil à un coup.

A l'exception des imbéciles, des inconscient ou des criminels, aucun pays n'osera utiliser cette arme et encore moins dans cette région déjà historiquement explosive.

Robert Oppenheimer, ses proches et ses amis avaient raison : la seule façon d'empêcher leur pays de lancer ses bombes, dès lors qu'ils avaient tout fait pour créer ce monstre, était d'aider d'autres pays (en l'occurrence l'URSS à l'époque) à s'en pourvoir. Ils l'ont fait, mais trop tard. La Bombe A russe n'explosera qu'en août 1949. Entre-temps H. Truman, pour faire la démonstration universelle de la puissance de son pays, et sous divers autres prétextes, avait effacé Hiroshima et Nagasaki. Un crime que l'Amérique a inscrit pour l'éternité sur le front de chaque Américain, qu'ils en aient conscience ou pas.

Le général de Gaulle avait raison. La bombe n'avait pas été fabriquée pour être utilisée. Son seul et unique usage est dissuasif. Une « réponse du faible au fort », une « force de dissuasion » qui a une fonction, empêcher la guerre.

L'Iran (comme la Corée du Nord) participe de cette logique.

Les pays qui n'ont pas de bombe et qui ne cherchent pas à s'en pourvoir possèdent une arme encore plus puissante et radicalement dissuasive : aucun agresseur n'osera attaquer une nation qui a conclu un pacte indissoluble de confiance entre le peuple et ses dirigeants. Sans ce pacte, l'accumulation des armes est une illusion.

Certes, le prix payé est souvent élevé pour la liberté.

C'est la leçon régulièrement délivrée par les peuples en résistance : la Russie après 1942, le Viêt-Nam en 1954 et en 1975, l'Algérie en 1962, Cuba (qui résiste depuis 60 ans)...

Les peuples, variable indocile et immaîtrisable. Si les Israéliens veulent se débarrasser de la Palestine, continuer la judaïsation du pays, rebaptiser des lieux, villages et hameaux... subordonner l'archéologie à la Torah, ils n'ont au fond qu'une solution : se débarrasser du peuple palestinien.

Et ce qui est vrai de la Palestine l'est tout autant de toutes les nations de la région, de l'océan Atlantique à l'océan Indien et au-delà.

Victime d'une politique à courte vue, Israël a commis une grosse erreur : il s'est fait reconnaître par les gouvernements. C'est le cas depuis la fin des années 1970 en soumettant l'Egypte et la Jordanie. Mais Israël est persona non grata sur les rives du Nil et sur celles du Jourdain, et quand des touristes israéliens visitent les pyramides, les ruines de Petra ou se baignent dans la mer Rouge, ils le font sous escortes armées et dans des stations balnéaires bunkerisées.

Mêler Abraham à une entreprise de marketing est un tour de passe-passe qui ne passera pas.

Les Israéliens se sont trompés d'interlocuteurs : ce sont des peuples qu'Israël devra se faire reconnaître pas des bandes de canailles, des roitelets de pacotilles et des dynasties scélérates qui font semblant de les diriger. Des gouvernants corrompus, des économies indigentes dans des « démocraties orwelliennes ».

Les papiers, traités, accords... signés n'ont aucune valeur.

Les peuples seraient un concept vide et creux hors d'un corps politique jouissant de ses droits constitutionnels, avec une répartition équitable des bienfaits et des contraintes. Car ce n'est pas la pauvreté qui pousse les peuples à la révolte, mais l'iniquité. Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, aucun Etat n'est légitime, aussi sophistiquées soient les acrobaties formelles imaginées pour donner l'illusion d'un Etat de droit.

La puissance est éphémère, elle revêt l'illusion des apparats de la vérité. Mais cela ne dure qu'un temps... « Ce qu'il faut surtout pour la paix, c'est la compréhension des peuples. Les régimes, nous savons ce que c'est : des choses qui passent. Mais les peuples ne passent pas. » (Charles de Gaulle, Discours à Dunkerque - Septembre 1959.)12

Notes

1- La signature du traité a lieu le 1er juillet 1968. Il entre en vigueur le 5 mars 1970, après ratification, comme le prévoient les articles IX-2 et IX-3 par les gouvernements dépositaires (États-Unis, Royaume-Uni, URSS) et quarante autres États signataires. La France et la Chine n'adhèrent au traité qu'en 1992, ce qui les dispense de le ratifier.

2- Le pitoyable J. Carter était poussé de toute part afin d'engager des hostilités tout azimut : contre l'URSS en boycottant les jeux Olympiques de Moscou, en bloquant la réalisation du gazoduc sibérien (déjà !) et contre l'Iran, en prenant l'initiative d'une opération précipitée (« Eagle Claw » en avril 1980) pour tenter de libérer les Américains pris en otages à Téhéran, qui s'est terminée par un fiasco dans le désert iranien... Dans le dos de J. Carter, l'équipe de R. Reagan à négocier avec les Iraniens pour qu'ils ne libèrent les 56 Américains retenus prisonniers qu'après les élections présidentielles américaines afin de priver J. Carter de tout avantage (Cf. les pérégrinations secrètes du capitaine O. North entre Contras nicaraguayens et Iraniens). Ce qui fut fait avec le concours de l'Algérie. Les otages furent libérés le 20 janvier 1980, quelques dizaines de minutes après le discours d'investiture du 40ème président des Etats-Unis, Ronald Reagan. L'extrême férocité qui se manifeste dans la conquête du pouvoir donne un aperçu de la violence que les forces qui gouvernent l'Amérique peuvent libérer dans la défense de leurs intérêts dans le monde.

3- Pour ce qui concerne B. Clinton, lire la lettre ouverte que lui ont adressée des « faucons » en 1998 le pressant d'achever en Irak la guerre (« Tempête du désert ») commencée en janvier 1991. Ce sera, comme on sait, G.-W. Bush qui s'en chargera en mars 2003.

4- Cf. Jean-Michel Valantin : « Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d'une stratégie globale ». Editions Autrement/Frontières, Paris, 2003, 203 p.

5- La Maison Blanche déclarait aussi que l'Irak était aussi à l'origine de la chute des Twin Tower. Quand on a la main sur tous les médias dans un pays de plus de 300 millions de monolingues qui ignorent ce qui se passe par-delà leurs frontières, on peut lui faire avaler des couleuvres de dimensions surprenantes. En février 2003 au Conseil de sécurité, le ministre des Affaires Etrangères français d'alors a dévoilé l'essentiel des manipulations et mensonges éhontés qui ont servi à justifier une « guerre illégale » (J. Chirac), c'est-à-dire hors la loi et de la Charte des Nations Unies. Cela n'a pas empêché Paris de s'aligner fidèlement derrière Washington quelques mois après consécutif à un sévère « french bashing ».

6- La présence allemande se justifie pour au moins deux raisons incontournables. L'Allemagne est le principal partenaire commercial de l'Iran. Le programme nucléaire iranien dépend principalement de produits et services allemands. Par exemple, les milliers de centrifugeuses utilisées pour enrichir l'uranium sont contrôlés par le logiciel « Simatic WinCC Step7 » de Siemens.

7- Il est possible qu'il l'ait fait ou qu'il les ait informés après coup de ses décisions. En tout état de cause, à l'exception d'Israël qui dispose aux Etats-Unis des leviers de commande nécessaires à la défense de ses intérêts (l'AIPAC n'est pas le seul), Washington n'a que peu d'égard pour ses partenaires européens qu'il s'applique à humilier régulièrement dans la plus grande indifférence des opinions publiques du « vieux » continent. Lire A. Benelhadj : « Netanyahu en Amérique ». Le Quotidien d'Oran, 19 mars 2015.

8- Cf. le discours du général Eisenhower à la fin de son dernier mandat le 17 janvier 1961 sur les menaces (intérieures) qui pesaient sur son pays.

9- Quelques données chiffrées du tragique bilan de cette malheureuse opération que Wikipedia récapitulé sous ce lien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_isra%C3%A9lo-libanais_de_2006. C'est une expérience qu'Israël n'a plus rééditée.

10- Les chiffres varient selon les sources. Les Etats-Unis disposeraient d'environ 750 bases militaires dans le monde. Il y a peu, le budget militaire américain (la moitié de toutes les dépenses militaires dans le monde) équivalait au PIB russe. Sans commentaire.

11- « Vers la guerre. L'Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ». Traduction Odile Jacob, 2019, 408 p.

12- https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf90043951/discours-du-general-de-gaulle-a-dunkerque