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Boris Johnson laisse derrière lui une livre sterling en difficulté

par Barry Eichengreen*

BERKELEY - Le gouvernement chaotique du Premier ministre britannique Boris Johnson, et sa désintégration tout aussi tumultueuse, ne constituent pas la seule source de panique actuellement au Royaume-Uni. L'inquiétude s'accentue également autour du taux de change de la livre britannique.

Depuis son pic du printemps dernier, la livre sterling s'est dépréciée d'environ 10 % par rapport au dollar. « La monnaie britannique se fait tailler en pièces sur les marchés internationaux », pouvait-on lire dernièrement. Sur les cinq monnaies qui sous-tendent les droits de tirage spéciaux, l'actif de réserve du Fonds monétaire international, seul le yen japonais s'en sort moins bien que la livre sterling. Les traders semblent considérer la monnaie britannique davantage comme celle d'un marché émergent en difficulté que comme la monnaie d'une économie développée. Et voici qu'avec la démission de Johnson et l'incertitude politique qui l'accompagne, la livre sterling semble vouée à plonger plus profondément encore.

Certaines exagérations s'observent néanmoins, la monnaie britannique n'étant pas la seule à s'affaiblir actuellement par rapport au dollar. Une baisse de 10 % par rapport au billet vert n'a rien de catastrophique.

Seulement voilà, le déclin de la livre sterling n'est sans doute pas terminé. Cette monnaie constitue par ailleurs bien souvent un indicateur des problèmes économiques de la Grande-Bretagne. À quatre reprises au cours du siècle dernier, une crise de la livre sterling est venue exposer les lignes de faille de l'économie britannique. La crise de 1931 surviendra ainsi sur fond de taux de chômage vertigineux de 21 %. À l'époque, beaucoup débattent de la question de savoir si ce taux de chômage résulte des mauvaises performances de la Grande-Bretagne en termes de productivité, ou davantage de la dépression mondiale. En réalité, ces deux aspects interviennent à l'époque dans la crise. Au cœur de la question, en présence de niveaux de chômage stratosphériques, la Banque d'Angleterre ne peut alors envisager d'élever les taux d'intérêt pour soutenir la livre sterling, les déficits budgétaires chroniques et l'annonce d'une mutinerie au sein de la marine anglaise ayant engendré une crise de confiance. Les spéculateurs monétaires le savent, et ils en profiteront, provoquant jusqu'à la fin de la convertibilité-or de la livre sterling.

La crise de 1949 se dressera ensuite sur le chemin d'un gouvernement britannique désireux de rétablir le rôle de la livre sterling en tant que monnaie internationale. Le piège financier réside à l'époque dans le poids monumental de la dette en livre sterling détenue par les alliés du pays lors de la Seconde Guerre mondiale, dette que le Royaume-Uni a vainement tenté de contenir au moyen de contrôles sur les capitaux et les changes. Les livres sterling utilisées pour payer les exportations britanniques ne peuvent plus l'être pour acheter des produits en provenance des États-Unis, où les exportations britanniques d'automobiles et autres produits manufacturés ne sont pas compétitives.

La Grande-Bretagne manque également de dollars à l'époque. Une fois évoquée la possibilité d'une dévaluation, la Banque d'Angleterre connaîtra des retraits massifs sur ses réserves.

Par la suite, la crise de 1967 mettra personnellement en difficulté le Premier ministre Harold Wilson. Celui-ci redoute à l'époque que l'augmentation des prix des importations ne vienne éroder le niveau de vie de ses sympathisants. Wilson ne parviendra néanmoins pas à empêcher la crise, conséquence de causes multiples, de la guerre des Six Jours jusqu'à une grève déclenchée par les dockers au Royaume-Uni.

Mais ici encore, le problème fondamental réside à l'époque dans une faible croissance de la productivité, illustrée par des exportations non compétitives, par un déficit commercial, et par le taux de chômage. Pour stimuler la demande et la croissance, le gouvernement travailliste de Wilson réduira les taux d'intérêt, et assouplira les restrictions sur l'emprunt automobile. Ceci conduira sans surprise à davantage de détérioration de la balance commerciale, ainsi qu'à de nouveaux retraits massifs affectant la banque centrale. Wilson tentera de rassurer l'opinion publique, en décrivant comme plus solide que jamais « la livre que vous avez dans la poche ». Les électeurs décèleront toutefois le faux-semblant, comme en témoignera par la suite la défaite électorale des travaillistes.

La crise de 1992, à l'époque de la sortie de la livre sterling du mécanisme de change européen, surviendra de nouveau sur fond de faible productivité du Royaume-Uni. La productivité par heure travaillée ne s'élève qu'à 87 % du niveau allemand en 1992, contre 96 % au début des années 1970. Rattacher la livre sterling au Deutsche Mark, alors monnaie d'ancrage de l'Europe, signifiera ainsi une perte cumulative de compétitivité. Faiblesse du dollar américain et taux d'intérêt allemands élevés, facteurs de renforcement du Deutsch Mark, ne cesseront d'accentuer la difficulté de maintenir ce rattachement.

Pour défendre la livre sterling, la Banque d'Angleterre aurait pu élever les taux d'intérêt. Seulement voilà, comme en 1967, les objectifs intérieurs s'inscrivaient en conflit avec les objectifs extérieurs. Des taux d'intérêt plus élevés auraient signifié davantage de chômage, et nécessité des versements hypothécaires supérieurs chez les sympathisants du Premier ministre de l'époque, John Major. La Banque d'Angleterre et le Trésor céderont, de même que la livre sterling, bien aidée dans sa chute par George Soros.

Ces précédents historiques nous guident dans la compréhension des perspectives actuelles et futures de la livre sterling. Fondamentalement, la Grande-Bretagne souffre d'une faible croissance de sa productivité. Ce malaise, qui ne date pas d'hier, se révèle particulièrement sévère depuis 2008, et encore plus depuis 2016. Il résulte de causes multiples : relations conflictuelles en matière de travail, infrastructures obsolètes, faible niveau d'investissement, ou encore pénuries de travailleurs suffisamment qualifiés. Il se trouve par ailleurs accentué désormais par les frictions et les inefficiences engendrées par le Brexit.      

Pour soutenir la demande liée à sa production, le Royaume-Uni doit par conséquent fixer les prix de ses produits de manière plus compétitive, ce qui nécessite soit moins d'inflation qu'à l'étranger, soit un taux de change moins élevé. Or, cette niveau moindre d'inflation n'aura pas lieu, la Grande-Bretagne étant actuellement sévèrement impactée par le choc mondial des prix énergétiques, et dans la mesure où les syndicats, après au moins une décennie d'austérité, exigent aujourd'hui des salaires plus élevés. D'où la chute de la livre sterling.

La Banque d'Angleterre pourrait encore décider de prendre à contre-pied les traders de devises. Elle pourrait élever les taux d'intérêt plus rapidement que prévu actuellement, réduisant ainsi l'inflation et soutenant sa monnaie, au prix toutefois d'une récession. Tout est possible. Un siècle d'histoire du Royaume-Uni penche néanmoins du côté de la faible probabilité d'un tel scénario.



Traduit de l'anglais par Martin Morel

*Professeur d'économie à l'Université de Californie de Berkeley - Est l'auteur d'un récent ouvrage intitulé In Defense of Public Debt (Oxford University Press, 2021).