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Dans
son livre-essai, «Pour sortir du XXe siècle», publié par l'édition française
L'Herne, Edgar Morin, sur la quatrième couverture (dernière page extérieure),
présente sa vision du monde d'aujourd'hui. Il écrit : «Nous approchons de l'an
2000. Nous ne savons jamais ce qui arrive, et c'est cela qui nous arrive.
Comment voir, savoir, prévoir ? Que croire, qui croire, peut-on encore croire ?
Nous devons comprendre que nous sommes, non aux portes de l'âge d'or, mais au cœur de l'âge de fer planétaire, non dans l'ère des Lumières mais dans la préhistoire de l'esprit humain. Que dans l'agonie du siècle, crise, progression, régression, révolution se mêlent, muent et se transmettent les unes dans les autres. Que notre mode de penser nous aveugle plus qu'il nous éclaire, en mutilant, fragmentant, dissociant le réel. N'est-il pas vital, aujourd'hui, de réviser nos croyances, nos conceptions, nos méthodes ?» Ce que dit l'auteur est plus que sensé, mais la réalité est là, il faut que la réalité du monde opère le processus qui régit et fait avancer le monde. Que les êtres humains ne peuvent faire autrement qu'exister comme ils ont été conçus sur cette Terre bénie. L'histoire de l'humanité ne peut être domestiquée, c'est elle qui domestique l'homme, c'est elle qui trace son itinéraire dans la marche du temps. C'est comme si l'histoire faisait et fait l'histoire dans le cours du temps. Par conséquent, ce que dit Edgar Morin sur ce que «Nous ne savons jamais ce qui arrive, et c'est cela qui nous arrive» et cette impuissance de la puissance humaine est simplement parce que c'est tracé, et cela fait partie de la destinée de l'homme. Sur le plan heuristique, c'est-à-dire sur le «apprendre de l'homme», celui-ci, comme c'est tracé son itinéraire y compris son libre-arbitre dans le déroulement de l'histoire, doit penser, doit tenter de découvrir par lui-même ce qui lui réserve la destinée, et il ne peut le faire que très partiellement en faisant appel à sa raison et à son intuition. Il ne lui est pas donné de connaître totalement sa destinée sinon le sens de l'existence serait faussé et lui-même n'aurait pas raison d'être puisqu'il sait ce qu'il est dans le continuum du temps. Donc c'est une situation existentielle tout à fait naturelle que l'homme a subi, subit et continuerait à subir, depuis qu'il fut «jeté» dans l'étant terrestre. Une autre question qui complète son étant terrestre. D'où lui viennent la raison et l'intuition ? Ne viennent-elles pas de la pensée ? Et c'est cette pensée qui appelle à sa raison, à son intelligence. L'homme n'est en fin de compte que l'interface entre la pensée qui pense en lui et qu'il pense dans un même acte, et cette pensée qui communique avec les deux instances intérieures, sa «raison» et son «intelligence» toutes deux pensées par sa pensée et l'«éclairent» sur son existence. Deux instances qui ne lui sont révélées que par sa pensée. C'est sa pensée qui «raisonne» dans sa raison, et c'est aussi sa pensée qui «intellige» son intelligence, et dans ce processus, il est en fait «décidé» par sa pensée, «décidé» par la nature même de son essence qui est humaine. Donc, que Edgar Morin cherche à aller au-delà du «connaître», en posant ses questions dans le «Comment voir, savoir, prévoir ? Que croire, qui croire, peut-on encore croire ?» ne pourrait avoir de réponses que ce que sa pensée aurait à élaborer et à lui communiquer ce qu'il en est et uniquement par la pensée qui trône en lui, qui «fait son esprit». Autrement dit c'est l'esprit qui est en lui qui le fait exister par le biais de sa pensée. Et c'est pourquoi, dépendant de la constitution métaphysique de son être. Edgar Morin qui s'interroge sur l'existence humaine n'a de réponse que ce que son être peut lui insuffler. Cependant, demeurant conscient de la complexité du monde, il l'exprime par le nous, englobant l'humanité, et l'affirme par sa pensée. «Que notre mode de penser nous aveugle plus qu'il nous éclaire, en mutilant, fragmentant, dissociant le réel. N'est-il pas vital, aujourd'hui, de réviser nos croyances, nos conceptions, nos méthodes ?» La réponse que l'on peut faire à sa pensée empreinte d'angoisse, faut-il le souligner, vu l'importance des enjeux auxquels sont confrontés les peuples, est «Oui, c'est juste mais comment ?» Aussi, pour entrer vite dans le vif du sujet, en lien avec les questions angoissées d'Edgar Morin, il faut d'abord définir l'homme non pas l'homme lui-même, mais les hommes, les peuples dans le sens «qui ils sont dans l'histoire», et quelle portée doivent-ils entrevoir dans l'existence, quelles forces agissantes qui sont en eux, qui travaillent en eux et sont susceptibles de les transformer précisément dans cette existence qu'ils subissent et qu'ils n'ont pas demandée. Elles entrent dans leurs destinées. Précisément, penser seulement l'avenir de ce qui va arriver et qui peut transformer les peuples serait insuffisant et ne pourrait leur apporter des réponses fiables et dignes d'intérêt à leur devenir. Et ce qu'on doit comprendre, c'est que la complexité du sens de l'existence humaine est telle qu'elle montre que les hommes, les peuples avancent dans l'histoire, font l'histoire mais ne connaissent pas la finalité, les buts de l'histoire qu'ils font. Ils ne la connaissent qu'ensuite lorsque leur histoire leur apparaît totalement changée, qu'ils la vivent comme ils l'ont faite cette histoire sans prendre conscience que ce n'est pas cette histoire qu'ils ont visée mais cependant devait s'opérer elle-même selon ce qui était en puissance en elle. Doit-on s'étonner à ce que les hommes font l'histoire et que l'histoire le leur rend bien, puisqu'ils la font avec ce qui leur est donné et, par conséquent, l'histoire se fait aussi avec elle-même et ce qui est décrété aux hommes et aux peuples. Il est évident que l'étonnement n'est que relatif, qu'il existe bien une Raison universelle dans l'histoire que l'on peut comprendre par la raison même de cette Raison dans l'histoire, que tout ce qui arrive doit arriver parce que cela relève de la Nécessité-monde, et cette exigence de l'histoire s'inscrit dans le Progrès du monde. L'évolution du monde est donc toujours ascendante, toujours en progrès, et «crise, progression, régression, révolution se mêlent, muent et se transmettent les unes dans les autres», participent positivement dans la marche de l'histoire. Une régression, une ruine d'un système ne peut qu'être suivie d'une reconstruction d'un système plus performant eu égard aux enjeux du monde qui ne sont pas statiques mais changent au cours du temps. Pour étayer cette approche métaphysico-historique sur le devenir des peuples et montrer qu'il y a réellement un sens rationnel et positif dans la marche du monde, prenons un événement exceptionnel très récent, le Hirak algérien. Comment a-t-il pu surgir un jour, le 22 février 2019 ? Comme sorti de la terre, ce Hirak a vu le peuple algérien dans pratiquement toutes ses composantes sortir pour manifester dans les rues, pour crier son ras-le-bol sur la politique menée par le gouvernement. Ces marches populaires qui se sont généralisées à travers le territoire et qui ont été de ce jour, une date historique relatant un événement incroyable, inimaginable et ce, se reproduisant chaque vendredi pendant des mois, et rien ne l'a arrêté ni le jeûne du Ramadan ni les grandes chaleurs de l'été. Le Hirak a changé le cours de l'histoire algérienne et continue de le changer. Avec un impact sur les autres peuples du monde, qui regardent ce prodige et suivent fidèlement cette révolution pacifique, cette révolution du «sourire». Et cette révolution est véritablement une «révolution du sourire», puisque partie d'une revendication pacifique, tranquille et surtout massive, et ne revendique qu'un Etat de droit, ce qui est naturel pour le peuple algérien et aux yeux des peuples du monde qui tous y aspirent. Cependant, il est nécessaire de s'interroger comment ce mouvement de contestation pacifique a pu être possible en Algérie ? Surtout que rien ne laissait transparaître cette sortie extraordinaire du peuple algérien ? Le gouvernement qui avait d'autres projets a été pris de court. Pour avoir une idée d'ensemble du Hirak, et donc ce qui a prévalu dans ces marches pacifiques, il faut avant tout retenir la «volonté collective massive et inattendue» dans le surgissement du Hirak. Par un simple appel des réseaux sociaux mais insistant, le peuple algérien a étalé au grand jour sa force, sa puissance dans les rues des villes algériennes, démontrant qu'il est en dernier recours l'acteur central dans la marche et le fonctionnement de l'État algérien. C'est par le peuple que l'Algérie est nation. C'est lui qui personnifie la nation. Et cette volonté populaire collective s'est vite imposée aux décideurs algériens les amenant à annuler le projet d'un cinquième mandat pour le président sortant, Abdelaziz Bouteflika. Ainsi qu'une série d'arrestations tous azimuts de personnalités qui ont occupé de hauts postes de l'État et accusés de prédation de richesses de l'État, pour calmer la colère du peuple exprimée dans la rue. Cela va de soi que cette volonté massive et collective du peuple algérien sur les élections présidentielles ne peut que s'assimiler à une «volonté de puissance». Et ce concept nous rappelle ce que le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, dans son œuvre «Par-delà le bien et le mal», prélude d'une philosophie d'avenir, publiée en 1886, entend par «volonté de puissance». Lisons au point 36 ce qu'il écrit : «En admettant que rien de réel ne soit «donné», si ce n'est notre monde des désirs et des passions, que nous n'atteignons d'autre «réalité» que celle de nos instincts - car penser n'est qu'un rapport de ces instincts entre eux, - n'est-il pas permis de se demander si ce qui est «donné» ne suffit pas pour rendre intelligible, par ce qui nous ressemble, l'univers nommé mécanique (ou «matériel») ? Je ne veux pas dire par là qu'il faut entendre l'univers comme une illusion, une «apparence», une «représentation» (au sens de Berkeley ou de Schopenhauer), mais comme ayant une réalité de même ordre que celle de nos passions, comme une forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui, plus tard, dans le processus organique, sera séparé et différencié (et aussi, comme il va de soi, affaibli et efféminé -) est encore lié par une puissante unité, pareil à une façon de vie instinctive où l'ensemble des fonctions organiques, régulation automatique, assimilation, nutrition, sécrétion, circulation, - est systématiquement lié, tel une forme primaire de la vie. - En fin de compte, il est non seulement permis d'entreprendre cette tentative, la conscience de la méthode l'impose même. Ne pas admettre plusieurs sortes de causalité, tant que l'on n'aura pas poussé jusqu'à son extrême limite l'effort pour réussir avec une seule (- jusqu'à l'absurde, soit dit avec votre permission), c'est là une morale de la méthode à quoi l'on ne peut pas se soustraire aujourd'hui. C'est une conséquence «par définition», comme disent les mathématiciens. Il faut se demander enfin si nous reconnaissons la volonté comme agissante, si nous croyons à la causalité de la volonté. S'il en est ainsi - et au fond cette croyance est la croyance à la causalité même - nous devons essayer de considérer hypothétiquement la causalité de la volonté comme la seule. La «volonté» ne peut naturellement agir que sur la «volonté», et non sur la «matière» (sur les «nerfs» par exemple) ; bref, il faut risquer l'hypothèse que, partout où l'on reconnaît des «effets», c'est la volonté qui agit sur la volonté, et aussi que tout processus mécanique, en tant qu'il est animé d'une force agissante, n'est autre chose que la force de volonté, l'effet de la volonté. - En admettant enfin qu'il soit possible d'établir que notre vie instinctive tout entière n'est que le développement et la différenciation d'une seule forme fondamentale de la volonté - je veux dire, conformément à ma thèse, de la volonté de puissance, - en admettant qu'il soit possible de ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance, d'y trouver aussi la solution du problème de la fécondation et de la nutrition - c'est un seul et même problème, - on aurait ainsi acquis le droit de désigner toute force agissante du nom de volonté de puissance. L'univers vu du dedans, l'univers défini et déterminé par son «caractère intelligible», ne serait pas autre chose que la «volonté de puissance».» Comme le conclut Nietzsche, «l'univers vu du dedans», et donc l'Algérie vue du dedans, «l'univers défini et déterminé par son caractère intelligible», et donc l'Algérie qui est aussi un univers national limité par ses frontières et aussi définie et déterminée par son «caractère intelligible», et l'on doit comprendre son histoire, sa place géographique, politique, économique et culturelle dans le monde et ce qu'elle rayonne sur le monde, ne serait pas autre chose que sa «volonté de puissance». Et toute nation est une «volonté de puissance» qui lui est conférée par ce qui la caractérise en dedans sauf que son univers est traversé par ce qui se passe dans les autres univers, c'est-à-dire les autres nations. Mais les volontés de puissance se différencient selon les traits intérieurs et extérieurs de chaque nation, et c'est ce qui fait leur différenciation dans leurs places dans l'univers terrestre global. Si un tel mouvement, en l'occurrence le Hirak en Algérie, est possible dans cette nation, c'est que la volonté de puissance agissante est plus forte dans ce pays que dans d'autres où la volonté de puissance peut être moindre ou encore plus forte. Et par moindre ou plus forte, il faut considérer le contexte politique, économique, géostratégique... et autres facteurs qui caractérisent chaque pays pour comprendre que la volonté de puissance diffère entre les peuples, et donc propre et intrinsèque à chaque peuple dans l'univers humain global. Pour comprendre la différenciation de «volonté de puissance» entre les peuples, prenons le peuple de Hong Kong. Le mouvement de contestation estudiantin hongkongais, appelé aussi mouvement des «parapluies» pour se protéger des gaz lacrymogènes, a commencé en 2014, suite à un projet de loi imposé par Pékin pour limiter la démocratie dans l'île de Hong Kong. Et ce mouvement a atteint des sommets et toujours avec la même ardeur révolutionnaire, et surtout aidé par des citoyens, pratiquement la majorité du peuple. En 2019, le mouvement de contestation des «parapluies» reprend suite à un projet de loi d'extradition par le gouvernement de Hong Kong vers la Chine. Le 16 juin 2019, «près de 2 millions de Hongkongais» ont participé, la plus grande manifestation dans l'histoire de Hong Kong. Il est évident que le peuple de Hong Kong est en train de jouer son avenir dans ce bras de fer avec la Chine. Les manifestants ont compris que la loi si elle vient à être votée va transformer Hong Kong en «prison noire» à ciel ouvert. Nous avons donc ici deux volontés de puissances, la volonté de puissance du peuple de Hong Kong qui affronte la volonté de puissance du gouvernement chinois. En Chine, il faut scinder la volonté de puissance en deux, celle du peuple chinois et celle de l'Etat chinois qui dispose de tous les rouages pour commander à la destinée du peuple de Chine. Et on comprend pourquoi l'État chinois est fort et mène d'une main de fer le peuple de Chine. Dès lors que l'État chinois assure la stabilité et la croissance économique à la nation, les deux volontés de puissance agissent en synergie et peu importe la poigne de l'Etat et du PCC sur le peuple chinois. L'essentiel est que les 1,4 milliard du peuple de Chine arrivent à subvenir à leurs besoins, et donc travaillent, aient un salaire et leur quotidien est stable. Ce qui n'est pas le cas du peuple de Hongkongais qui lui est habitué à vivre en démocratie et donc libre de «penser son existence» et se retrouve dans la crainte par la loi d'être «enfermé» brusquement dans un système totalitaire. A suivre *Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective |