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L'Europe
fut hantée par la figure du Prophète de l'Islam. Toutes sortes de
représentations, d'images et de légendes furent fabriquées pour tenter d'en
cerner la véritable personnalité et de conjurer les périls de ce prophète qui
fut à la fois un messager et un chef de guerre. L'historien John Tolan en déroule la complexité sur un mode à la fois érudit
et passionnant.
Entretien. Le Quotidien d'Oran: En lisant votre livre, on ne peut s'empêcher de faire le lien avec l'actualité, les « caricatures » publiées par la presse sur Mahomet, reçues comme blasphématoires par les musulmans et qui ont provoqué des réactions vengeresses, comment vous est venue l'idée de ce livre ? Et quelle place prend-il dans l'ensemble de votre recherche ? John Tolan : Ce livre fait partie d'un parcours de chercheur déjà long de 3 décennies : je m'intéresse aux relations entre juifs, chrétiens et musulmans au Moyen-Âge, en Europe et dans l'ensemble du bassin méditerranéen. Evidemment, les attentats terroristes contre les dessinateurs de Charlie Hebdo étaient dans mon esprit quand j'écrivais ce livre. Mais aussi les discours nationalistes européens qui diabolisent l'islam et son prophète ; qui affirment que l'islam n'a pas de place en Europe ; que l'essence de l'Europe serait chrétienne. Je me suis toujours battu contre ces idées extrémistes ; et du reste je renvoie dos à dos les discours nationalistes des chantres de l'Europe chrétienne et les discours wahhabites ou salafistes d'un islam «pur» des premiers temps. Le fait est que l'Europe a toujours connu des mélanges, migrations et métissages entre différents peuples et aussi entre différents religions (païens, juifs, chrétiens, musulmans, etc.). Même chose pour l'islam. Si on prend les grandes capitales du monde musulman médiéval, telles Le Caire, Bagdad, Cordoue ou bien d'autres, on se rend compte que leur foisonnement culturel et leur rayonnement venait précisément du fait qu'ils étaient des lieux de rencontres, où habitaient des personnes de langues, de cultures et de religions diverses. Aujourd'hui, quand on est agressé de côté et d'autre par des discours simplistes et identitaires sur l'histoire, il faut se battre pour faire connaître la vérité, pour faire taire les mensonges, pour montrer la richesse et la complexité de nos histoires croisées. Donc, je voulais dans ce livre prendre un peu de recul et étudier la longue histoire de la représentation du prophète de l'islam dans la culture européenne. Q.O. : Maxime Rodinson a écrit « La fascination de l'Islam », votre livre aurait pu s'intituler «La fascination de Muhammad» car vous écrivez : «C'est une figure dont le parcours et l'héritage toujours vivants sont un perpétuel sujet de curiosité, d'inquiétude, d'étonnement et d'admiration», n'est-ce pas beaucoup pour un messager dont le Coran [La Caverne, 110] dit qu'il n'est qu'un homme, si ce n'est qu'il reçoit la révélation ? A quoi est due cette fascination ? J.T. : Muhammad (ou «Mahomet» pour les Européens) est devenu en quelque sorte l'incarnation de l'islam pour maints auteurs européens. Ceux-ci présentent souvent le prophète comme «auteur» du Coran, donc inventeur de l'islam -ou du reste de ce qu'on n'appelle que rarement «islam» avant le 19e s. : on parle plutôt de «loi de Mahomet» d' «hérésie» ou «secte» des «sarrasins» ou des Turcs ; ou on parle de «religion mahométane». Donc il est toujours au centre de cette histoire, pour les auteurs européens, qu'ils soient hostiles à l'islam ou bienveillants à son égard. Pour maints auteurs du XVIIIe s., «Mahomet» devient un héros anticlérical, un grand réformateur qui aurait «écrasé l'infâme» en abolissant le clergé et en mettant fin à un tas de pratiques et doctrines superstitieuses d'origine païenne qui encombraient le christianisme. Q.O. : Savons-nous quelque chose des représentations primitives des chrétiens à la figure du Prophète ? Y avait-il déjà l'image si répandue du «séducteur», de l'«imposteur» et du «faux prophète» ou bien celles-ci sont plus tardives ? Et si oui, peut-on précisément ou approximativement les dater ? J.T. : Ce sont des chrétiens dhimmis, hommes d'Eglise, qui ont les premiers forgé cette image négative du prophète de l'islam et de la religion musulmane. Leur but était de décourager leurs ouailles qui se convertissaient de plus en plus à l'islam. Pour convaincre ces chrétiens à rester dans l'Eglise, on présentait Muhammad comme un hérésiarque, l'islam comme une dérivation illégitime et erronée du christianisme. C'est surtout au XIIe siècle que cette image se répand et se développe dans l'Europe latine, en partie pour justifier les croisades et les conquêtes aux dépens de musulmans en Sicile et en Espagne. Ensuite on utilise cette même idée d'infériorité de l'islam (basée encore en large partie sur le dénigrement du prophète) pour imposer un statut d'infériorité sociale aux musulmans dans les sociétés chrétiennes d'Espagne, du royaume latin de Jérusalem, et de Sicile -une sorte de système de dhimma à l'envers. Et on le retrouve ensuite dans le discours colonial. Q.O. : Vous décrivez plusieurs figures de Muhammad et plusieurs représentations de sa personnalité, l'idole, le charlatan, le pseudo prophète, etc. Quelle est la logique de ces différentes représentations ? Je veux dire, comment et pourquoi passe-t-on d'une représentation à une autre ? J.T. : J'essaie dans mon livre de mettre chaque représentation dans son contexte historique spécifique. Au moment de la réforme protestante et de la guerre de religions qui déchira l'Europe, on compare désormais les 3 religions (protestantisme, catholicisme, islam) et souvent on conclut que l'islam n'est finalement pas pire que l'autre chrétien (protestantisme du point de vue catholique et inversement). Cela introduit un certain relativisme dans le regard qu'on porte à l'islam et à son prophète. A partir du XVIe siècle, certains chrétiens, qu'on appelle unitariens ou sociniens, rejettent la doctrine de la Trinité et trouvent des arguments antitrinitariens dans le Coran. Au XVIIIe s. des auteurs anticatholiques brandissent la figure de Mahomet réformateur pour mieux critiquer l'Eglise. Et ainsi de suite. Q.O. : Y a-t-il un rapport -et si oui lequel- entre les représentations médiévales de Muhammad et l'esprit de la croisade ? J.T. : Absolument. Mais plutôt dans le sens qu'on cherchait après coup des justifications pour la croisade. Justifications du reste qui pourraient varier énormément. Certains auteurs, qui ne connaissaient en rien l'islam, imaginaient que les «sarrasins» étaient des païens idolâtres et que «Mahomet» devait être le nom de leur dieu principal. D'autres auteurs, qui connaissaient un peu plus l'islam, tendaient à le présenter comme une hérésie d'origine chrétienne. Le fait que l'Orient serait tombé dans cette hérésie justifie, dans le droit de l'Eglise, le recours aux armes pour «libérer» le territoire et éradiquer l'hérésie. Q.O. : Quel rôle les différentes représentations de Muhammad ont-elles joué dans la construction de l'Europe ? J.T. : Un rôle important, ce qui n'a pas été suffisamment pris en compte pour les historiens de l'Europe. Rappelons qu'au Moyen-Âge l'Europe latine est le parent pauvre du monde musulman, ce dernier était plus riche et plus puissant. Pour conjurer et contrecarrer l'attraction de ce monde, des clercs chrétiens ont dressé l'image du faux prophète charlatan. Plus tard, Muhammad devenait objet de débats par des personnes qui, assez curieusement, s'intéressaient peu à l'islam en tant que tel. Mais on le mobilisait pour attaquer le protestantisme, ou le catholicisme, ou les deux à la fois, ou la monarchie, ou le républicanisme? Certes, Muhammad n'était pas la seule figure historique à subir de telles manipulations de la part d'auteurs et d'artistes européens : on pourrait dire la même chose pour Alexandre le Grand, César, Napoléon, et tant d'autres. Mais précisément, cela montre à quel point le prophète de l'islam fait partie de l'histoire intellectuelle et culturelle de l'Europe. C'est cet aspect qui m'intéresse, c'est pour cela que j'ai donné à mon livre un titre qui peut surprendre, Mahomet l'Européen. |