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La fabuleuse odyssée de la presse écrite algérienne: Un patrimoine national, une marque de fabrique (2ème partie)

par Mazouzi Mohamed*

Le courant musulman réformiste (Association des Ulémas musulmans d'Algérie) et à leur tête le cheikh Abdelhamid Ibn Badis, sera partie prenante de cette lutte mémorable; plus encore, il déploiera inlassablement une énergie inouïe sur tous les fronts (social, culturel, politique religieux) pour faire se réapproprier à l'Algérien sa dignité et son identité. Ben Badis ne tardera pas lui aussi, suite aux propos de Ferhat Abbas, de réagir avec vigueur à ce qu'il considérait comme une véritable insulte: «Ce peuple musulman algérien n'est pas la France, il ne peut être la France, il ne veut pas l'être et, même s'il le voulait, il ne le pourrait pas, car c'est un peuple très éloigné de la France par sa langue, ses mœurs, son origine et sa religion. Il ne veut pas s'assimiler». (9)

A l'instar de toutes les autres élites algériennes, l'Association des Ulémas, consciente du pouvoir de la presse comme outil de propagande, d'éducation, de formation et de sensibilisation à la question identitaire, religieuse et nationale, finira par lancer en 1925 son journal «Al-Muntaqid» (le Critique). Comme toujours, la publication jugée trop subversive (inévitablement pour une presse algérienne de combat digne de ce nom) les autorités coloniales mettront fin à la parution de ce journal, dès son 18e numéro.

C'était peu pour décourager Ben Badis qui créera par la suite d'autres publications périodiques, la plus célèbre reste «Al-Chihab» (Le Météore) qui servira de tribune (de 1925 à 1939) au combat politique, idéologique, social, culturel et religieux de l'Association des Ulémas algériens. A travers les colonnes de son propre journal, Ibn Badis confirme clairement non seulement la prise de conscience millénaire de l'Algérien quant à ses valeurs culturelles et religieuses mais aussi cette résilience indigène musulmane capable de s'affirmer et de s'imposer par tous les moyens possibles. «L'Algérie, quant à elle, possède cette personnalité et l'expérience a toujours montré que nous, Algériens, en sommes très jaloux et qu'avec le temps nous nous renforçons et nous nous y attachons fermement. Il est impossible de nous affaiblir et à plus forte raison de nous assimiler aux autres ou de nous faire disparaître». (10)

Que ce soit une intelligentsia indigène bourgeoise assimilationniste et modérée (journal El-Hack-1893), ou à travers les virulentes publications de Omar Racim (journal Al-Djazaïr-1908)et (Dhou el Fikar-1913), ou dans l' activisme politique conciliant de l'Emir Khaled (journal El-Ikdam-1919), ou dans les déclarations plus vigoureuses du Cheikh Abdelhamid Ibn Badis (journaux Al-Muntaqid, Al-Chihab, El-Bassaïr-1925/1939), ou finalement dans les violents réquisitoires de Messali Hadj (journal El-Ouma-1930) et jusqu'aux déclarations de guerre (journal Résistance algérienne-1957, El-Moudjahid-1956), et dont les propos sonnaient le glas de plus d'un siècle d'atermoiements, de tergiversations et de joutes politiques et journalistiques humiliantes: «Le peuple algérien veut se libérer du colonialisme, mais cette libération, il ne la conçoit que dans une perspective révolutionnaire, impliquant la fin des féodalités et la destruction de toutes les structures économiques de la colonisation». (11) Force est de constater que, même si elle demeure parfois en arrière-plan, la presse écrite indigène musulmane a toujours été omniprésente et engagée, elle constituait avant l'heure un contre-pouvoir, une véritable institution sociale et politique avec laquelle il fallait négocier.

Un instrument incontournable dans la communication politique, la diffusion d'une culture sociale, politique et militante, ainsi que dans la mobilisation de la population indigène autour d'un projet national qui n'a pas toujours été si évident. Dans un contexte où l'expression «des revendications des colonisés» était limitée, la presse «indigène» sera amenée à jouer un rôle décisif. En assurant leur diffusion, elle contribua à forger une «opinion publique musulmane». Suite à ce mémorable pugilat journalistique indigène séculaire qui fit amplement ses preuves, confronté à toutes les mesures de représailles et exactions possibles (interdiction de publication, emprisonnement, bannissement, assignation à résidence?) de la part d'un pouvoir colonial conscient de cette intelligentsia révolutionnaire algérienne qui saura s'adapter et s'initier aux mêmes techniques modernes de combat politique et idéologique de l'ennemi.

En 1955, dans les premières années de la Guerre de libération nationale, le Front de Libération nationale se dotera à son tour de son propre journal, d'abord la «Résistance algérienne», organe officiel de communication du Front de Libération nationale qui sera publié en arabe et en français (du 22 octobre 1955 jusqu'en juin 1957), suivi par la suite en 1956 du journal «El-Moudjahid». Les deux journaux sont publiés en parallèle puis «Résistance algérienne» sera définitivement absorbée par «El-Moudjahid» en 1957. On verra à la direction et à la collaboration de ces publications d'éminentes personnalités algériennes et françaises telles que Abane Ramdane, Benyoucef Benkhedda, Ahmed Boumendjel, M'Hamed Yazid, Rédha Malek, Frantz Fanon, Pierre Chaulet. Le lendemain de l'Indépendance, l'Algérie connaîtra une véritable disette en matière de médias, la nature du régime politique ne pouvait s'accommoder que de quelques journaux conformes à l'idéologie officielle dominante. Les Algériens se contenteront de quelques titres qui se comptaient sur les doigts d'une main. En comparaison avec cette période coloniale si décriée, désavouée et fustigée, il faut bien reconnaître que celle-ci fut moins liberticide vis-à-vis de la presse algérienne indigène de l'époque.

Ainsi, il aura fallu patienter près d'un siècle (date de la parution du journal «El-Hak» en 1893) pour qu'enfin, en 1990, allait enfin s'amorcer une ouverture médiatique qui conférera à la presse algérienne une forme de liberté somme toute relative puisque l'Etat pouvait à tout moment reprendre d'une main ce qu'il avait concédé de l'autre. Une véritable épée de Damoclès (à travers le fameux article 144/144 bis), un traquenard juridique assez subtil censé dissuader les plus malins. C'était sans compter sur la détermination inébranlable de la presse algérienne. Il reste à savoir dès lors comment les autorités algériennes décrypteront l'herméneutique de l'article 50 de la nouvelle Constitution face à une liberté d'expression qui s'approprie de nouveaux outils, de nouveaux supports et une rhétorique incisive et peu conventionnelle. Ni l'imprimatur, ni la geôle, ni toutes les autres formes de pression, de menaces et d'intimidations, ni la situation financière catastrophique des uns et des autres, n'arriveront à amenuiser cette force étrange, presque surnaturelle qui anime cette presse algérienne sensationnelle. Mais le véritable coup de grâce lui sera asséné avec une lâcheté innommable lors de la décennie noire, triste époque et règne de tous les abus et de toutes les impunités.

La presse algérienne payera le plus lourd tribut de toute son histoire, une véritable hécatombe qui n'a pas son pareil au monde. Ce sera comme toujours des personnes d'une extrême générosité qui seront aveuglément happés par cette machine de guerre, des héros, femmes et hommes, froidement et impitoyablement exécutés par de vulgaires «marchands de bonbons sur l'ordre d'un ancien tôlier» selon les paroles de Rachid Mimouni. Choisis comme martyrs par un destin étrange, ils étaient tous disposés à en payer le prix. Des gens qui ne voulaient pas du silence comme philosophie de vie face à la tyrannie, considérant la mort comme alternative plus noble que la servitude et la résignation. «Le silence, c'est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs !», dira Tahar Djaout.

Des attentats déconcertants seront perpétrés avec une habileté extraordinaire, digne des scénarios hollywoodiens les plus élaborés, comme celui du journal «L'Hebdo Libéré» un certain lundi 21 mars 1994. Attentat minutieusement fignolé qui nous fait penser au célèbre film de Sydney Pollack «Les trois jours du condor». Cet étrange fléau que l'écrivain Rachid Mimouni qualifiera de «Malédiction» allait décimer près d'une centaine de journalistes. Je serais incapable de tous les citer, et je m'en excuse profondément, car ils furent «Légion». Evoluant sur un terrain constamment miné, la presse algérienne saura à chaque fois réaliser l'impossible, avec des hommes de très grande valeur, probes, honnêtes et incorruptibles, de la trempe de Mostefa Lacheraf qui, en dépit d'être toujours à la tête de la rédaction du journal «El-Moudjahid» (août 1962), il eut ce courage et cette probité de l'intellectuel et du journaliste qui, lorsque les circonstances l'exigent, n'hésite pas à désavouer le même système dont il faisait auparavant l'éloge. «Peut-on décemment parler d'esprit révolutionnaire, de garants de la Révolution, en évoquant des hommes qui ne savent même pas se retenir sur la pente facile des tentations matérielles, de la soif frénétique de s'enrichir et de s'embourgeoiser». (12)

Il justifiera sa position face à cette débâcle de l'après-indépendance (crise de 1962) qui «en fit obligation à l'un des responsables du journal (c'est-à-dire Mostéfa Lacheraf lui-même), en accord avec l'équipe rédactionnelle, d'éclairer objectivement et sans parti pris les militants de l'opinion publique et de préserver l'unité du peuple au nom même des principes de la Révolution». (13) Seuls des engagements aussi nobles et héroïques ont pu, dans le sang et dans le feu, conférer incontestablement à la presse écrite algérienne ses titres de noblesse. 

A suivre...

*Universitaire

Notes :

9- Ach-Chihab, avril 1936

10- Ach-Chihab, février 1934

11- El-Moudjahid, n°12 du 15 décembre 1957

12- Mostefa Lacheraf, L'Algérie, Nation et société, Casbah édition, Alger, 2006, p.270.

13- Mostefa Lacheraf, Op. cit., p.271