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«La nécessité de
rapporter l'un à l'autre, le passé et le futur, afin tout simplement de pouvoir
exister, est inhérente à tout être humain. De manière plus concrète, tout homme,
toute communauté humaine dispose d'un espace d'expérience vécue, à partir
duquel on agit, dans lequel ce qui s'est passé est présent ou remémoré, et des
horizons d'attente, en fonction desquels on agit (1)».
J'assistais récemment, un jeudi de la fin du mois de mai (le 23.04.09), à une commémoration qui réunissait, dans une certaine communion, des membres (dont quelques-uns éminents) des générations de la guerre d'indépendance en présence d'un public de curieux et de jeunes «héritiers». L'on commémorait le souvenir d'un dirigeant du Parti du Peuple Algérien, Arezki Kehal, décédé à 35 ans le 18 avril 1939. Dans ma compassion, je me rendais compte que le même dilemme me travaillait : à part quelques sentiments qu'il était facile de partager, notre démarche de communication ne dépassait pas les frontières de nos générations. On partageait, dans une certaine complicité, autour d'un même combat, d'un même rêve, des expériences personnelles, des souvenirs, des histoires. Bien sûr, une fibre patriotique pouvait bien être à l'_uvre, mais nos petits récits ne composaient pas de grand récit dans lequel chacun pouvait trouver sa place, malgré la grande révolution qui fut la nôtre. A la grandeur des uns ne répondait pas une grandeur des autres. Tout se passait comme si l'évidence des sentiments rendait caduque la manifestation de leur cadre, de leurs déterminations. Nous étions comme enfermés dans nos générations, nous restions dans les limites de nos expériences personnelles et l'indépendance avait ajouté sa rupture à celle naturelle entre les générations. Il y avait maintenant celles d'avant et celles d'après. Nos expériences ne communiquaient pas de proche en proche dans la trame d'une mémoire collective. Pour recouvrir une telle rupture, il faudra probablement que passe le temps de l'événement fondateur, qu'arrive celui de la réappropriation du fondement par les générations qui en furent séparées dans le temps. Notre expérience sociale pourrait alors trouver une unité moins immédiate, plus construite, dans une actualisation plus ou moins riche du fondement. Pour les générations de la guerre de libération, à la fin de celle-ci et au regard des autres générations, tout se passe comme si, l'histoire s'était figée dans une répétition du même, une glorification du passé, du moment fondateur : après l'indépendance plus rien n'avait d'importance ou plus exactement, tout possible n'advenait, n'était concevable hors l'espace, l'espoir qu'elle avait ainsi libérés. Aucun moment qui suivrait ne pourrait estomper sa lumière, la diminuer ou la surpasser. L'indépendance était au principe de tout nouvel événement, elle en était fondement. En ce point culminant de l'histoire, pour la mémoire des vivants, les anciens combattants, l'indépendance, fruit de la guerre de libération, était un sacre du destin qui transformait leur vie en nulle pareille. L'histoire si elle venait à éprouver cet événement fondateur ne le ternirait que pour que le polir davantage. On ne pouvait plus confondre ce qui est premier de ce qui est second. Dès lors, l'histoire ne pouvait plus signifier que progression. Lente, laborieuse ou fulgurante, elle ne pouvait plus qu'avancer. Que l'histoire accroisse donc les épreuves de ces générations victorieuses, elle n'altérerait pas leur aura, leurs convictions, leur expérience du monde. Ce qu'ils avaient conquis sur le monde, celui-ci aurait beau faire, ils se battraient, il ne pourrait le leur retirer. On pourrait peut-être en dire davantage : le sens de leur vie tout entier était attaché à la défense de ce fondement. Les initiatives des générations de l'indépendance visant à aller au-delà, ne pouvant relever à leurs yeux que de l'aventurisme qui viserait à leur compliquer la réalisation d'une telle mission, à désorganiser leurs arrières. C'est dans ce sens ce que l'on pourrait parler de générations de la rupture, de la rupture instauratrice d'un nouvel âge. Elles avaient inauguré l'ouverture de ce nouvel âge, elles ne sauraient probablement pas le construire, juste contenir ses ennemis, telle devrait être leur destinée. Quant à moi qui avais eu une dizaine d'années à l'indépendance, de mon expérience, je percevais aujourd'hui chez les autres ce que je ressentais moi-même : la difficulté d'aller au-delà des mémoires de groupe, de sortir de nos solitudes respectives. En face de mes étudiants, je sentais le sol s'affaisser sous mes pas chaque fois que je m'avisais à vouloir les «rejoindre». Mon cours se présentait à chaque fois comme un nouveau saut dans l'inconnu. Il me fallait attendre la fin pour savoir si je m'en étais bien tiré. L'amphithéâtre était devenu comme un territoire mort ou quasi-mort, la vie était ailleurs, le lien pédagogique était rompu. Avec mes enfants, de l'éducation desquels, tout à la fois, je n'avais pas appris à faire, je fus dessaisi et m'étais départi, je sentais que leur expérience du monde, tout comme celle des étudiants, quand elle pouvait excéder celle de leur famille et de leur quartier, se construisait hors des institutions éducatives. D'une génération à l'autre un véritable saut périlleux semblait être la règle, seul le monde semblait nous réunir. L'école algérienne à laquelle se référeraient plusieurs générations restait à faire, le système éducatif et d'enseignement ne semblait avoir ni passé propre, ni avenir. Il ne proposait ni mémoire, ni expériences à construire. Tout compte fait, plutôt que de donner une «tête» aux enfants qui leur permettrait de construire leur expérience du monde, l'école les décervelait, leur emmêlait la tête, les gavait de toutes choses, modernes et traditionnelles, dont elle croyait utile de faire mention. Tout se passe comme si l'on faisait confiance à une sorte de sélection naturelle pour trier et mettre de l'ordre dans tout ce qui était proposé aux enfants, le processus éducatif, la transmission culturelle ressemblant davantage à une sorte de formation sur le tas. Bref la «mise en condition» n'avait pas de rapport au savoir précis. Mais je ne crois pas que cela devrait nous étonner outre mesure. L'école algérienne n'était pas donnée, elle était à faire et nous n'en avions probablement pas encore les moyens. L'expérience de nos inspecteurs d'éducation serait un bon point de départ d'analyse. Je ne critique donc pas, je constate. La démocratisation ne produit pas ce qui était attendu d'elle ou plus exactement pas davantage que ce qui lui était demandé de fait. Il faut donc regarder de plus près la manière dont nous fonctionnons. En plus de ces discontinuités naturelle et historique, pour corser les rapports entre moi et les anciennes générations combattantes, je pressentais que nous étions sur deux courbes distinctes et opposées: l'une qui partait de l'oppression et de la misère coloniales, aboutissait à la libération nationale, se trouvait accompagnée d'une croissance ininterrompue du pouvoir d'achat et se fichait comme d'une guigne d'accumulation du capital; l'autre qui partait de l'espoir que portait la libération, attendait de la construction sociale et des nouvelles légitimités le moyen de prendre sa nouvelle place dans le monde et la société, voyait son rêve s'éloigner. L'une était scandée de grâces, l'autre de dettes et de désillusions. Elles étaient sorties de la nuit coloniale, j'entrais avec d'autres générations sans capital dans celle de l'édification sociale et économique. Sur ce nouveau terrain, qui n'était pas le leur, ces nouveaux champs dont elles ne tenaient pas les capitaux, elles n'avaient pas su préserver, libérer les nouvelles forces nécessaires à un approfondissement de la libération, une structuration efficiente du champ social. Elles n'avaient pas donné à l'impératif d'unité énoncé par le congrès de la Soummam sa portée postcoloniale, ni entrevu les règles dont avait besoin un tel impératif pour s'accomplir : l'unité du travail social est politique avant d'être économique et elle est incontournable hors de la société de classe. Lors du nouveau combat, elles durent concéder plus qu'elles ne pouvaient se rendre compte alors. Il reste qu'elles continuaient à se considérer maîtresses de l'entreprise de libération, qu'elles pouvaient considérer le présent et l'avenir comme une suite de leur première entreprise politico-militaire, que leur mémoire du combat et des enjeux était irremplaçable et que les compétences des nouveaux combattants de la libération ne pouvaient au mieux qu'être d'appoint pour faire face aux nouvelles épreuves qui ne manqueraient pas d'arriver. Toute suffisance exclue, elles n'avaient plus rien ou presque à prouver et à emprunter aux autres générations, et tout ce qu'elles pourraient faire resterait largement surplombé par leurs expériences premières du combat. Les gloires étaient faites, il était clair qu'elles ne se laisseraient pas disputer leur victoire par leurs anciens ennemis ou quelques obscurs nouveaux arrivants. Et quand elles ressentaient quelque solitude, elles se consolaient avec le sentiment qu'elles avaient accompli leur devoir (la libération et sa défense) et que les autres générations auraient leur temps pour montrer comment elles assumeraient leur responsabilité(2). Elles avaient fait face aux épreuves du temps comme elles avaient cru bon devoir le faire. La rente était venue diminuer leurs épreuves et conforter leurs louanges au Seigneur qui, après leur avoir accordé de voir et de jouir de l'indépendance, leur a donné un pouvoir d'achat qui les empêche d'envier la vie des bénéficiaires du modèle fordiste et leur permet de poursuivre leur combat. Il y a incontestablement une centralité de la mémoire des anciens combattants dans la mémoire collective. Il reste que celle-ci n'a pu expliciter ses fondements, ses cadres pour pouvoir la partager avec les nouvelles générations, en même temps que ses acteurs n'ont pas inscrit leur action dans le cadre d'un projet global de construction de la mémoire sociale. Mais le pouvaient-ils ? Il ne faut peut-être pas s'étonner du fait que pour les autres générations, les dérives soient devenues le moyen de redécouverte du fondement étant donné leur méconnaissance, la non incorporation de cette mémoire dans leur expérience. De sorte que la mémoire sociale effective s'en est trouvée rabattue à une de ses composantes, la mémoire d'une société dominante en lutte contre l'oubli et le révisionnisme, et séparée du projet de la construction d'une mémoire et d'une intelligence collectives en mesure d'inscrire la formation sociale et économique dans le monde et la durée(3). Après ces générations victorieuses, les générations suivantes se trouveront devant un chantier à peine ébauché qui aura besoin de nouveaux capitaux pour construire la mémoire et l'intelligence collective. La responsabilité de chaque génération se trouve quelque part engagée et chacune doit pouvoir l'entrevoir. Celles qui ont ouvert le nouvel espace ne pourront pas toujours le consolider. Il semble donc que tant que ces deux générations de la guerre et de l'indépendance, du fait de leur situation, seraient présentes l'une en face de l'autre, hors des mémoires de groupe, elles seraient condamnées à se dresser dans une certaine opposition. La plénitude de l'une signifiant la vacuité de l'autre. Alors que l'une faisait prévaloir la défense de la révolution contre les anciens ennemis, l'autre était confrontée au paradoxe de ne pouvoir construire son autonomie que contre l'autre. Et puis, toute compétition étant exclue entre les générations, et la coopération étant conçue sur le mode de la subordination, l'une ne pouvait croître qu'à l'ombre de l'autre. Tout se passe comme si, en plus de la rupture qu'avait établi l'évènement dans l'histoire ou en tant que réalité coextensive, se trouvait au sein de la «structure du capital social» (le capital étant entendu comme arme de la compétition(4)) léguée par la guerre de libération, une dichotomie invalidante, pour la nouvelle tâche d'édification, entre les capitaux de la guerre (symboliques et politico-militaires) et ceux de l'édification (culturels et économiques), puisqu'elle empêchait leur conversion, la transformation de la structure sociale en faveur des nouvelles légitimités sociales. Le développement de ces capitaux constituant du point de vue de la mémoire sociale dominante comme une menace quant à sa cohérence. Mais, après la disparition des anciennes générations combattantes, les premières générations de l'indépendance, pour faire face à celles qui les suivent, seront placées devant le choix de se réapproprier la mémoire des premières (à notre avis elles seront contraintes à un tel choix, et cela davantage par le monde que par les morts, voir la théorie du «path dependancy»), quitte à multiplier les détours, à se laisser dériver dans la recherche de leur propre fondement jusque-là empêchée, obscurcie, arrêtée aux frontières de la mémoire des anciens combattants. Il faudra alors donner à la lutte de libération ses autres dimensions, ses anciennes profondeurs et ses nouvelles perspectives. Il faudra rétablir la rupture à sa place, dans l'épaisseur de l'histoire. Car la réappropriation de la mémoire antérieure ne pourra s'effectuer en dehors du projet de la construction d'une mémoire collective plus large. A cet effet, elles devront faire avec cette «structure du capital» héritée de la guerre qui oppose les capitaux plutôt qu'elle ne les unit. Il faudra redonner une unité au travail et au capital pour que leur différenciation, leur dynamisme, soit libérés et cohérents, pour que leur tâche de libération nouvelle, de construction sociale, trouve un fondement dans les nouvelles légitimités du savoir et de l'entreprise. Les «héritiers» s'ils ne développent pas leurs capitaux dans une telle unité du travail social ne pourront résister au cours des choses et à la dispersion. C'est au moment de la confrontation entre les premières générations de l'indépendance et les suivantes, que se met vraiment en place une problématique de la transmission. Car, alors, seulement se pose la question de savoir quelle part de ce que nous sommes devons-nous à autrui et quelle autre devons-nous à nous-mêmes. Une telle problématique ne pouvait se faire jour avec les générations victorieuses de la guerre qui pouvaient rapporter tout à elles-mêmes. Elles ne pouvaient transmettre une expérience comme plus grande qu'elles, qui les submergeait tout entières. Parce qu'elles appartenaient à un moment fondateur, il n'y avait plus ni passé ni futur. Voilà d'où elles tiennent l'excessif sentiment que tout commençait avec elles, comme si le monde s'était donné tout entier dans l'expérience d'une vie, d'une génération. Il faut se rappeler que les rapports intergénérationnels ne sont pas libres du monde, que leur dérive ne peut être libre, qu'ils s'inscrivent dans un monde qui les détermine plus qu'ils ne le déterminent. Chaque génération se verra rappeler par le monde, au-delà de son opposition relative, sa solidarité à la génération précédente, la position qu'elle y occupe ne pouvant se comprendre que comme approfondissement de l'expérience du monde des générations précédentes. Il se peut que cet approfondissement se révèle basculement dans de nouvelles dimensions. On dit que l'héritage ne se confirme qu'à la troisième génération. Au plan matériel cela s'illustre aisément : la première pourrait bien accumuler, si la seconde le partage, le morcelle, le consomme plutôt qu'elle ne le reproduit ou ne le convertit, la troisième pourrait s'en retrouver au point de départ de la première. En matière de mémoire, on a vu que la solidarité des mémoires des générations successives ne se révèle pas dans leurs rapports immédiats, saisis isolément du monde mais davantage dans le rapport à celui-ci. Autrement dit, c'est confrontées au monde, qu'elles se rendent compte de ce qu'elles tiennent ou ne tiennent plus l'une de l'autre pour subsister, durer. Pour se rendre compte qu'elles font partie d'une mémoire plus grande, qu'elles ne se construisent pas dans leur rapport mutuel, elles doivent surplomber leur face-à-face, avoir le sentiment de ce qui les englobe et des interactions avec lui. Si les mémoires s'oublient dans leur face-à-face, oublient le monde, n'ont pas la conscience des cadres qu'elles donnent à l'expérience, des choix communs qu'elles répètent, il revient alors au monde de construire leur unité, de médiatiser leurs rapports et de prendre acte de leur rupture interne. Si, suite à la confrontation des générations de la guerre et de celles premières de l'indépendance on en vient à oublier celles qui suivent, on n'aura pas dressé les cadres de leurs expériences qu'elles se chargeront alors de construire elles-mêmes pour entrer dans la vie. Et quand les premières générations de l'indépendance se trouveront confrontées au problème de la transmission (c'est-à-dire au moment où, au terme de leur expérience du monde, elles voudront évaluer celle-ci, revenir sur les cadres pensés et impensés de leur expérience) les suivantes se trouveront confrontées au devoir d'être. Engagées dans des expériences du monde, elles ne sont plus en effet en situation d'apprendre mais dans l'obligation d'assumer un destin. L'on pourra alors dire que de génération en génération se trouvera reporté le problème de l'ajustement des différents temps de l'expérience sociale qui ne peut être bouclée : ajustement entre le temps de la mise en place des cadres de l'expérience (temps de l'apprentissage), celui de leur mise à l'épreuve (temps de l'expérience proprement dite ou de l'action) et enfin celui de l'évaluation (le temps de l'enseignement-transmission), qui s'opère dans une société à l'échelle de trois générations. L'éducation reçoit du troisième temps et donne au premier temps. Il faut qu'au moment de donner, le premier temps soit disposé à recevoir du troisième. Il faut ajouter que le troisième ne peut donner au premier sans la médiation du deuxième qui les juxtapose. En effet, c'est par lui au sein de la mémoire de groupe que passe l'unité du champ d'expérience vécu et de l'horizon d'attente des trois générations. Les premières générations de l'indépendance, si je puis m'exprimer en leur nom, rêvaient d'être les maîtres de la construction de la nouvelle société, les dépositaires de la nouvelle légitimité étatique. Avec l'espoir de l'indépendance, l'orientation socialiste de notre pays, nous croyions l'avenir au savoir. Nous pensions, comme il est de coutume à cet âge, qu'on pouvait faire table rase du passé, réinventer la société de toutes pièces, refaire le monde. Comment pouvait-il en être autrement ! Avec pour seul capital notre généreuse crédulité, nous ignorions quelle place pouvait être la nôtre dans la société, nous ne savions pas que le savoir s'inscrit et devait s'inscrire dans une expérience sociale ; qu'il était une arme, un capital, établissait des hiérarchies; qu'il n'avait de légitimité que s'il participait d'un pouvoir ; que notre société avait des histoires, inscrites dans d'autres histoires plus larges, qui nous prendraient plus que nous les prendrions. Comment pouvions-nous savoir tout cela, on entrait dans la vie avec l'espoir pour seul bagage ! Nous surestimions notre savoir livresque, si petit mais si grand devant celui de nos aînés. Puis, nous avons osé nous révolter contre nos aînés, agiter des armes à leurs faces, comme eux-mêmes, irrespectueux, l'avaient fait avant nous. Nous ignorions que la jeunesse savait obéir à l'appel du destin, que son aveuglement, son courage, pouvaient libérer des fatras de l'histoire, mais qu'elle était bien désarmée pour construire une mémoire collective, investir le monde de structures durables. Nous étions impatients, on ne pensait pas que des temps nous étaient donnés, que celui d'apprendre (sur le tas en particulier) pourrait être plus long que celui des sociétés complexes, celui d'agir plus court (typique d'une génération de transition coincée entre deux types de sociétés), au point où bon nombre d'entre nous cessèrent de l'attendre, le bâclèrent ou le ratèrent tout simplement. Car dans nos sociétés chaque génération avait ses temps, chacune recevait de l'histoire une «fenêtre» d'intervention. Une fenêtre qui avait été précoce pour les anciennes générations, tardives pour les nouvelles. Tout compte fait, nos perspectives, les nôtres, celles de nos aînés et de nos enfants devaient être ajustées, mais n'ont pu l'être. Elles sont allées, disjointes et opposées, se heurter. Les générations dérivaient chacun selon sa pente, découvrant le monde comme à sa manière, se croyant libre de choisir ses maîtres. Comment pouvait-il en être autrement ! Le monde était si supérieur et la guerre de libération triomphante ne pouvait en supprimer à elle seule la distance ! Nous voulions aller aussi vite que les autres, nous avons appris à parler, à discourir, à tout mélanger (Slimane Azem ne disait-il pas : «laqraya tessetouagh al aqliya») mais non point à capitaliser nos expériences et à en fonder de nouvelles. Aussi, n'avons-nous pas échangé, communiqué, ni avec nos aînés, ni avec nos enfants. Bien entendu, il est inutile de vouloir faire porter la responsabilité à l'une ou à l'autre des parties. Ces générations, en vérité, se ressemblent tellement ; ce que l'on dit de l'une pourrait être dit de l'autre, chacune reproduisant les erreurs de l'autre et ne possédant pas en elle-même les moyens de se restituer au monde, les moyens d'une mémoire collective. Il faut essayer de SE comprendre et de se situer dans le monde, trouver l'être commun qui parcourt ces générations, souffre, se réjouit. Soutenir ensuite que la construction de la mémoire collective de cet être n'a jamais été l'affaire d'une génération, quel que puisse être son mérite. Chacune y apporte son lot de souffrances, d'errances, de bonheur et de plénitude ; chacune le porte, le sert d'autant mieux qu'elle le fait toute humble. De quel poids en effet peut se prétendre une génération en face de toutes celles passées ou de toutes celles à venir ? Comment distinguer ce que l'histoire attribue de ce que l'homme s'attribue ? Quel moment, quel geste est-il digne de commémoration ? Ceux qui restituent à l'être toute sa plénitude. Je sentais que dans cette commémoration, une chose m'échappait probablement. L'entreprise de l'association «le flambeau du Chahid», pouvait avoir quelque chose d'une démarche de réconciliation entre les différentes mémoires de cette période : Parti du peuple algérien, Ulémas, Front de libération nationale et autre. Mais cela, nécessaire, louable, me paraissait encore insuffisant, inachevé. Il fallait aller plus loin, il se faisait tard, nous restions au sein des mêmes générations, il fallait s'élever davantage, se mettre à la hauteur d'une mémoire collective, de sorte à en apercevoir les différentes compositions, les différents battements. De sorte à restituer au mouvement social son unité, à pouvoir se projeter dans le futur, se prolonger dans des perspectives. De sorte à pouvoir dire nous avons été ceci et serons cela ! Et à demander qui dit mieux ? Il y a longtemps que j'avais remarqué notre ignorance des séparations qui existaient entre les différentes générations de notre société, de l'autonomie de leurs expériences, de la différence des «pentes» de leur point de vue. Cette ignorance des rapports de la vie et de l'histoire, dans le cadre des générations qui était à l'origine de leur incompréhension mutuelle, finissait par ériger des différences, somme toute naturelles, en dichotomies ou perspectives radicalement opposées. Nous peinions à relativiser nos points de vue, ils n'arrivaient pas à s'affranchir d'expériences immédiates du monde séparées. Il faut poser que la génération est première par rapport à la société, autrement dit, que la génération doit être prise comme une donnée et la société comme une construction. Une construction que la première peut consolider ou remettre en cause. (K. Yacine parlait d'une «éternelle sauvagerie» pour signifier le recommencement de la vie avec chaque génération). L'existence de ces incompréhensions fondamentales entre générations signifie que la société souffre de ne pouvoir encore bénéficier de cadres collectifs d'expérimentation, que chaque génération doit refaire l'expérience des précédentes et, de ce fait, que la société ne peut faire que «du surplace», si contre toute vraisemblance, on supposait que chaque génération ne détruisait pas plus qu'elle ne produisait à chaque fois. Les anciens combattants portaient sur leur histoire un regard particulier, elles se considéraient sur une pente de l'histoire positive, l'indépendance avait récompensé leur combat de libération et la nationalisation des hydrocarbures avait pourvu à leurs besoins et ceux de la société. Ils partagent des valeurs communes forgées dans le cadre de leur expérience du monde, que celui-ci ne cesse de réactiver. L'ennemi antérieur menace toujours leurs acquis, il continue à vouloir leur disputer leur victoire, pour tenir contre lui, on se remémore les leçons du passé : il convient de se réconcilier, de faire son unité pour lui résister. L'expérience ne déploie pas de nouvel espace dans lequel se projeter et transformer les alliances. La France ne se transforme pas en allié dans le nouveau rapport au monde. Elle représente toujours la subordination. Dans ce climat général, la construction nationale qui succède au combat pour l'indépendance prend un contenu particulier. L'économique comme instance autonome (l'économie de marché et ses nouveaux capitaux) ne peut émerger que par l'échec qu'il infligerait à la fin d'une vie. En effet, comment intégrer dans un jeu qui n'a pas beaucoup changé, même s'il s'est déplacé sur un nouveau terrain, d'anciens alliés de l'ennemi ? Et comment accepter de leur faire confiance ? (Paradoxalement, on ne leur fera pas confiance mais on s'en servira et ils s'en tireront le mieux). Les efforts d'une vie se cloraient par une «pauvre vie», contrariant ainsi le sens de toute une vie (et permettant à l'ignorance de clamer à leurs faces : «l'indépendance n'a servi à rien») ou la vie exigerait d'eux de nouveaux sacrifices. Alors seulement, l'on serait contraint de comprendre que le combat de libération se prolonge d'un combat économique, technologique et culturel qui exige de nouveaux combattants, l'émergence de nouvelles légitimités, de nouvelles hiérarchies quitte à les plonger dans une grande insécurité au crépuscule de leur vie. Les premières générations de l'indépendance, engagées dans le combat de la construction étatique nationale, qui ont attendu leur succès de l'émergence d'une nouvelle légitimité, celle du savoir, ont dû déchanter. La démocratisation sera paradoxalement le bulldozer qui les écrasera sous son poids : tout en leur donnant accès au savoir, en élargissant leur marché elle les submergera. Car un nouveau combat attendait les générations victorieuses de la guerre avec la construction étatique : elles devaient collaborer avec les anciens commis de l'Etat français et leurs héritiers et veiller au non dévoiement de leur combat. Des rapports pervers s'établissent entre le politique, l'administratif et le social qui privent chacune de ces instances d'un champ du savoir national et d'une légitimation autonome et autochtone. Il faut se rappeler que l'administration est le moyen par lequel une société s'organise pour atteindre les objectifs qu'elle s'assigne. Elle est un lieu privilégié d'enregistrement de sa mémoire, d'accumulation de son savoir. Le savoir ne pouvant être qu'une dimension du pouvoir, et sa liberté, son autonomie relative ne pouvant signifier son affranchissement mais une condition de son exercice. Le savoir est un savoir de l'individu, de la société et du monde sur eux-mêmes, au service de leur pouvoir d'intervention, ce qui exige l'unité du savoir et du pouvoir. Dans le même temps, la séparation du pouvoir et du savoir est une condition de l'expérimentation et donc de l'existence du politique (comme volonté) et de l'administratif (comme mécanismes de la société). Dans le même esprit, la liberté des historiens, est la condition de la construction d'une mémoire collective active dans le monde. Elle doit pouvoir rendre compte de ce que voulait, souffrait, pensait, faisait, une société. Elle doit pouvoir parcourir une diversité de points de vue, disposer d'une «mobilité du point de vue» que seule la liberté peut garantir. Et puis la liberté des historiens, ces «maîtres de maîtres» comme on peut les appeler, parce que bénéficiant du travail de toutes les sciences de l'homme et de la société, ne peut aller sans celle des ingénieurs, des sociologues, des économistes, des psychologues et d'autres spécialistes encore. Les clivages de la guerre sont donc reconduits dans le combat de la construction nationale étatique. Les anciennes luttes reprennent leur activité pour l'établissement ou la remise en cause des «hiérarchies». Parce que les générations combattantes victorieuses restaient captives de la mémoire de leurs expériences (premières et dernières), elles ne pouvaient s'associer de nouvelles forces, qu'elles ne pouvaient rattacher à des cadres collectifs d'expérience. C'est le prix d'une rupture qui s'est absolutisée au lieu de se relativiser. Ces expériences premières et dernières, où n'ont pu être dissociées action et pensée, conception et exécution, se traduisent par l'inexistence de champs autonomes avec leur hiérarchie propre. Les rapports pervers dont nous avons parlé, hérités des clivages du combat anti-colonial, ont empêché la différenciation de ces deux champs du savoir et du pouvoir, des capitaux, à telle demeure qu'il devient impossible de distinguer celui qui sait de celui qui ne sait pas, celui qui peut de celui qui ne peut pas, et plus largement le vrai du faux, le juste de l'injuste, le beau du laid. Comment pourrait-il en être autrement ? Il ne faut pas s'étonner, dans de telles conditions, que la confusion des rôles puisse être si générale dans notre société : un patient se prenant ou pouvant être pris pour un médecin, un médecin se prenant ou pouvant être pris pour un marchand, un maçon pour un architecte, etc. Il manque à notre société les dimensions réelles d'une société complexe. Nous avons emprunté les institutions mais conservé nos indivisions. De ce point de vue, le thème de la réconciliation possède une certaine pertinence. Elle doit signifier davantage que le formel et traditionnel pardon mutuel des gens à la fin de leur vie, quoiqu'il puisse empêcher un certain nombre de dérives. Les nouvelles générations, pour leur instruction, doivent pouvoir comprendre pourquoi on s'est séparé hier et pourquoi on se retrouve aujourd'hui. La réconciliation doit servir la construction d'une unité qui permette à la société de développer les capitaux nécessaires à son existence souveraine. Elle doit viser à la construction d'une expérience collective et de ses cadres de référence. On peut se demander si un tel objectif de réconciliation n'excède pas aujourd'hui les forces des générations dont la mémoire a porté le combat de libération. Il est a priori impossible, ayant été acteurs jusqu'au bout, qu'ils puissent être ceux du savoir et de sa transmission. Beaucoup d'historiens pensent que la mission reviendra aux nouvelles générations qui n'ont pas hérité des anciens clivages de la guerre, de manière directe ou indirecte. Mais là aussi, n'est-ce pas reproduire la démarche, les problèmes, de ce qu'il conviendrait d'appeler la génération de la rupture ? On peut se demander comment des générations peu instruites des combats anciens pourraient être les acteurs d'une nouvelle mémoire collective et d'une existence plus productive ? On sait que ces nouvelles générations ne peuvent elles-mêmes s'auto-instruire, mais qu'elles peuvent malheureusement le prétendre en se considérant elles-mêmes comme des générations de la rupture. Car, on peut supposer qu'elles continueront à refuser une réelle différenciation de la société et qu'elles tendront à fonctionner avec une mémoire quasi-orale. Aussi, ne peut-on considérer comme acquise leur disponibilité à l'enseignement des historiens de la guerre. Et des historiens de quel champ académique ? De champs produits ailleurs ? On ne peut donc, a priori, leur prêter une telle prédisposition, une telle demande. Il faut que la société puisse se penser par elle-même, au travers des champs de savoir qu'elle se sera donnée, pour que puisse s'ajuster une offre et une demande d'histoire au service d'une mémoire collective. Il faut que des générations, des individus puissent se retourner sur eux-mêmes et sur l'expérience de leurs aînés. Il faut aussi que passe l'heure des générations de la rupture. Autrement, les diverses offres continueront d'alimenter les différentes guerres de mémoires. Note : 1) Reinhart Koselleck, « Temps et histoire», dans Romantisme. Revue de la Société des études romantiques, n° 56, 1987, p. 9. cité par Michèle Leclerc-Olive, «Entre mémoire et expérience, le passé qui insiste», Ceras - revue Projet n°273, Mars 2003. URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=1702 2) Comme j'ai pu le développer ailleurs («nouveaux moudjahidine et socialisme libéral»), tout se passe comme si la structure du capital héritée lors de la guerre de libération était incapable de procéder à la construction d'une structure sociale efficiente. N'a pas été pensé le nouveau rôle des fractions dominées lors de la guerre dans les nouvelles batailles de la construction économique et sociale. Et donc les règles du nouveau jeu social en mesure de libérer la société et d'accroître sa souveraineté. 3) Et nous avons beaucoup de retard dans la construction de cette mémoire aujourd'hui très objective, nécessaire à la construction de la société et de sa division du travail. 4) J'emprunte la définition du capital à Bourdieu. Celui-ci l'associe à un champ social de compétition et distingue plusieurs formes de capitaux comme il distingue plusieurs champs de compétition. Là où il y a compétition, il y a formation de capitaux. Aucune société ne peut vivre sans compétition, toute compétition donne lieu à la formation de capitaux. Je lui emprunte aussi sa notion dans le sens elle suppose une unité de ces différents capitaux, unité qui se donne une structure et qui caractérise une société à un moment donné de sa reproduction. Enfin, j'emprunte à Marx la définition du capital comme travail accumulé, mais je n'oppose plus, a priori, de manière radicale travail et capital. Ce qui me permet de distinguer entre les sociétés de classe et les sociétés sans classes sans renoncer à la notion de capital. La compétition des capitaux est distinguée de la lutte de classes et la domination n'est plus réduite à celle de classe. 5) La société complexe dont la mémoire s'est objectivée effectue autrement ses opérations de production et de transmission du savoir. Pour une société dominée par une mémoire quasi-orale, ces trois générations sont un niveau pertinent d'analyse. 6) Pour emprunter les concepts de l'historien allemand Reinhart Koselleck. 7) Certains évitent le paradoxe et font porter le chapeau à l'arabisation après avoir oublié toutefois qu'ils auraient voulu un enseignement à l'occidentale dans un pays non occidental, un enseignement de pays à revenu élevé dans un «pays à revenu intermédiaire», etc. Ils sous estiment de fait le travail de construction. |
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