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Quel compromis historique pour le Hirak ?

par Fouad Hakiki*

Partie 2 (suite)

Le Hirak ne peut tourner le dos à la réalité (toujours mouvante) ni camper sur des positions rigides alors que le contexte social et politique change de fond en comble. Lors de la trêve sanitaire, par exemple, des pans entiers de la société algérienne ont révèle leurs fragilités : 1-des démunis et nécessiteux se retrouvant sans ressources pour assurer leurs moyens de subsistance élémentaires, 2-aux structures hospitalières défaillantes, 3- en passant par les comportements inciviles d'une partie de nos concitoyens mettant la vie d'autrui en danger (lors du déconfinement partiel au début du mois de Ramadhan) et 4- aussi de l'adoption de textes de loi renforçant notre système répressif.

S'il ne peut rester indifférent à l'état actuel des choses, il se doit d'anticiper l'avenir immédiat (jusqu'à la rentrée sociale) ou plus loin encore (l'année sociale 2020-21). Et aussi projeter ses futures formes d'action et d'intervention en s'agglomérant et drainant les forces sociales (et syndicales) et politiques (partis et personnalités). Cependant sa revendication principale «Yatnahaw Gâ3» ne se trouvera renforcée et partagée qu'en s'ouvrant encore plus à toutes les couches sociales, à toutes les protestas et tous les dialogues.

Le locataire d'El Mouradia vient de donner sa 4ème interview, diffusée ce vendredi 1er mai. Il a abordé des sujets vitaux pour l'avenir de notre nation sur lesquels chacun doit se pencher. Du nouveau modèle de croissance aux contraintes sanitaires et budgétaires et exigences du milieu scolaire ou patronal, ces thèmes méritent des débats. Ce n'est, malheureusement, pas l'objet de cet article. L'on relève qu'ayant souligné que : 1-plus de 80 % des Algériennes et Algériens aspirent au changement radical, 2- et qu'il ne sera ni réaliste ni envisageable de revenir à la «situation d'avant» (le 22 Février 2019 ? Ou le 12 Décembre 2019 ?), le président de la République a fait : 1- de la «société civile» le moteur des transformations sociétales, sociales et économiques 2- et du «génie algérien» un ferment rendant tout : possible. Il est donc conscient que seule une rupture d'avec la gouvernance verticale autoritaire (prédominante depuis 1962) peut nous sortir de cette crise chronique, prolongée, régulière que nous vivons.

Cependant, ce «Yatnahaw Gâ3» du Hirak autant que cette rupture prônée par M. Tebboune exigent une prise de conscience préalable de ce que cela signifie. Du point de vue des contenus (que changer?) comme des modalités et formes (comment changer?). Les dissonances entre le mouvement populaire et la classe politique (de façon générale) ne peuvent que se creuser quand on ne définit pas ce qu'on veut. La question de l'heure - et elle nous mine bien avant que M. Tebboune n'accède à la présidence- est celle de savoir : avec qui, comme leader(s), mener la transition à la 2ème République ?

Un premier fait est là : nous n'avons pas réussi depuis le 22 Février à faire émerger de nouvelles figures. Soit à cause de la répression qui s'est abattue sur des dirigeants politiques et syndicaux et des animateurs du Hirak. Soit à cause de la confusion de la situation générée par l'enchevêtrement des luttes de clans (à l'intérieur du pouvoir) et des contradictions internes du mouvement populaire (portant la «révolution du sourire»). Et un deuxième fait : l'armée, dont la mission est la défense de la patrie en toutes circonstances, ne pouvait tolérer pendant longtemps un vide à la tête de l'État. Il s'est passé ce qui s'est passé, qu'importe ! L'État n'est que par sa pérennité, il fallait avancer.

Un troisième fait : l'élection de M. Tebboune, un homme du sérail. Cela semble poser un problème. Mais de quoi s'agit-il ? De l'homme en tant que personne ? De l'homme du sérail ? Du rapport en Algérie entre un président et les généraux ; soit entre le pouvoir civil et le «pouvoir réel» ? Comment, à l'heure actuelle, envisager les choses autrement ? Qui, exactement, pouvait prétendre au pouvoir alors que toutes nos oppositions politiques (démocratiques et islamistes) ainsi que le Hirak ne s'entendaient sur presque rien ... de positif, de constructif afin de renverser le régime ? Il aurait fallu plus de temps ? Ce temps, nous l'avons aujourd'hui mais que faisons-nous ?

Dans l'attente, que faire ? Du point de vue de l'État algérien. L'on disait déjà en 1999 que le chef de l'État est un président par défaut. Allons-nous répéter la même rengaine aujourd'hui ? Il y a une crise chronique, prolongée, régulière, avons-nous dit (plus haut) ; elle est là depuis le GPRA. Non pas liée aux institutions (et donc structurelle) mais à notre classe et culture politiques dans leurs ensembles. Et c'est un écueil pour le Hirak... demain, quand il aura à parrainer des candidats aux différentes échéances électorales - voilà une composante politique du «compromis historique» du «Yatnahaw Gâ3». On enlève celui-ci mais on met qui ? Il y aura, comme à notre habitude, un rush, une pléthore de candidats, tous aussi honnêtes, intègres, blancs comme neige : qui choisir ? Les plus expérimentés (y compris opposants historiques) ? Et les jeunes (les 18-30 ans) ? Dans l'attente du renversement des Assemblées - dominées par le FLN-RND-Etc. - avec des scrutins annoncés «avant la fin de l'année», quels programmes pour les APC-APW ou l'APN - et avec quels moyens ? - faut-il proposer ? Le Hirak s'alignera-t-il sur les positions de l'une ou l'autre des oppositions politiques algériennes ? Soit : se retira-t-il de la scène politique à l'heure du combat pour la construction de la 2ème République ? Ce sont là autant de questions que l'on ne peut éluder. Des questions de «compromis» : avec qui s'allier ? Contre qui s'allier ? Et en vue de quoi

Et enfin dans l'attente d'élections présidentielles «transparentes», «fidèles» aux vœux de changement des Algériens : qui peut croire, un seul instant aujourd'hui, que diriger un pays tel que le nôtre - avec ses immenses territoires et gisements, ses administrations (civiles et militaires ; centrales et locales), ses jeunesses diplômées et éveillées de l'intérieur comme dans l'émigration - n'exige pas de l'expérience, de la connaissance concrète de la gestion effective de la cité ?

L'un des grands problèmes de l'Algérie est justement : cette improvisation permanente dans l'édification de nos administrations et institutions, une improvisation qui transparaît jusque dans les lois, le Journal Officiel de la République Algérienne. Chez nous, les problèmes se règlent au coup par coup ; un ministre défait ce que son prédécesseur a fait ; une circulaire vient contredire une autre... (et il faut faire avec les deux) ; l'on décide aujourd'hui ceci ; et demain, son contraire... (et il faut faire avec) ! L'on peut citer, à titre d'exemple, nos politiques industrielles publiques depuis Abdesselam Belaïd jusqu'à l'actuel (via Brahimi, Ghrib, Temmar, Bouchareb...) : l'État algérien pourtant dirigiste et protecteur de la production nationale n'a pas une continuité stratégique (à l'instar de celle dans la Défense nationale).

Un autre exemple plus anodin dans nos universités : outre ces professeurs de médecine nommés par décret pour assurer les chefferies de services hospitaliers sous Boumédiène, l'algérianisation de l'enseignement supérieur sous Chadli a poussé le ministre de l'époque à alléger les modalités de recrutement des professeurs d'université. Alors qu'ils devaient réglementairement : 1- posséder le diplôme de baccalauréat (et non un équivalent) 2- et obtenir une mention «très honorable» lors de la soutenance de leur Thèse (de doctorat ou doctorat d'État) ; ces conditions ont été suspendues sans que quiconque ne cherche lever cette suspension et à revenir «à la normale» ! Ce qui était l'exception est devenu la règle à telle enseigne qu'en bas de l'échelle de l'encadrement universitaire, les exigences réglementaires de recrutement des assistants et maîtres-assistants, nous trouvons des non-détenteurs du diplôme de baccalauréat... alors que cela s'impose à leurs propres étudiants ! Dans le même secteur, soumis aux principes de gestion des ressources conformes à la réglementation en matière de comptabilité publique et aux statuts de la Fonction publique, l'on a souvent - depuis au moins 1971 - chercher à contourner la loi pour créer une symbiose entre les chercheurs et le monde du travail en autorisant des financements hors-budget, par des deniers non-étatiques provenant d'activités lucratives de consulting et de conseil ou de laboratoires. On a bafoué ces principes et on a créé des situations de conflit d'intérêt - dans lesquelles ne devrait se trouver aucun fonctionnaire (du fait de son statut). Les questions qui taraudent sont celles : 1- En quoi ces nouveaux dirigeants des universités sont-ils supérieurs, plus intelligents ou plus patriotes que les pionniers de l'édification de l'administration - un Benyahia, un Medeghri qui ont réfléchi à ces questions ? 2- Et, (parce que ces derniers ont déjà donné la réponse) au nom de quel principe les chercheurs et universitaires seraient plus privilégiés que les autres fonctionnaires ; qui, tous, de par leur formation et expérience, peuvent (dans leur domaine de compétence) être missionnés pour du consulting et conseils dans le secteur marchand et percevoir des ressources non-budgétaires ? Car encore une fois la loi ne peut pas être au-dessus de tous (fonctionnaires) et non-applicable aux autres (les universitaires).

Ces exemples, parmi tant d'autres encore, donnent à réfléchir sur ce que le Hirak et ses animateurs ont, en dehors des composantes politiques du «compromis historique», à proposer de façon concrète pour construire la 2ème République : tant dans un secteur précis - croissance économique ou université - que dans un ensemble de secteurs, par exemple : la Fonction publique ou les rapports entre public et privé... En d'autres termes : dire «Yatnahaw Gâ3» est une chose, mais proposer des alternatives cohérentes pour édifier est autre chose ? Et ce, même en éloignant du champ politique, des luttes politiques entre les tenants du régime et les opposants. Quel est le contenu positif du «Yatnahaw Gâ3» pour améliorer le sort des Algériennes et des Algériens de tout âge ?

Les expériences révolutionnaires (dont la nôtre depuis 1962) ont montré que mettre à bas un régime n'est pas aisé ; dans chacune, les dirigeants ont eu à composer avec les institutions et les hommes de l'ancien régime, ne serait-ce que satisfaire les besoins essentiels des populations en eau, électricité, gaz, voirie, voire police ! La reconduction des fonctions de l'État, de l'organisation de ces administrations, de ses lois et ses codes civils et militaires anciens, etc. pour rebâtir le nouvel État (et ses démembrements) ou pour relancer l'activité économique à la campagne, dans les usines - ces «biens vacants» chez nous - s'est imposée. En 1962-63 comme en 1965-66 l'Algérie a eu besoin d'aides provenant de «pays amis» et de bonnes volontés acquises à la Révolution algérienne (tous ces cadres, ingénieurs, médecins et techniciens qui sont venus suppléer le vide en ressources humaines dans l'Agriculture, l'Hydraulique, les Mines, les Administrations centrales, les écoles, collèges ou lycées...). En renvoyant à cela, à cette rétrospective, nous voulions montrer du doigt le type de difficultés concrètes qu'on ne manquera pas de rencontrer.

Poser la question du «compromis historique pour le Hirak» tel que nous venons de le faire, c'est d'abord socialiser des interrogations, les partager avec tous, inciter au débat collectif. Un débat avec, non seulement les animateurs du Hirak ou les tenants actuels du pouvoir, mais avec tous les représentants des forces sociales et politiques. Que voulons-nous ? Qu'avons-nous tiré comme enseignements de notre passé récent en ce domaine : l'édification de l'État algérien indépendant avec/sur les legs et en fonction des besoins internes ? Le «compromis historique» pour construire une 2ème République n'est-il que politique ? N'a-t-il pas d'autres dimensions ? Est-ce qu'il ne porte que sur l'État - les institutions, les lois et les hommes ? Ou aussi sur la société : les comportements et attitudes, les mentalités et croyances, les revendications et espérances...

Si l'on doit chambouler «le système», ne faudrait-il pas aller jusqu'à «la base» : la société ? C'est-à dire : nous. Car sans notre silence, nos lâchetés, nos compromissions, cette corruption corrosive dans nos institutions - école, mairie, wilaya, ministère, banque..- n'aurait pas pu voir le jour ni s'étendre avec une telle ampleur, une telle profondeur. C'est nous qui, des années, n'avons rien fait. On a laissé faire ! Oui il y a eu depuis 1962 des Emir Abdelkader, des Mokrani et des...et des... Da L'Hocine (Aït Ahmed), Si Tayeb (Boudiaf)... tout au long de nos 60 ans d'indépendance. Ils se sont opposés «au système». Mais «la société» : qu'a-t-elle fait? Aux côtés glorieux, lumineux des résistances, il faut opposer les autres facettes de notre histoire: lâches, sombres. Et s'interroger : comment cela a été possible ? Pourquoi cela a été possible ?

En s'attaquant paresseusement «au système», l'on cache les racines, les ramifications - là où le «système» a fleuri, a corrompu. Et l'on constatera que même le Hirak a fait un compromis historique ...avec «la société» : ce sont «eux» (Issaba), mais pas «nous «(Anges) ! Est-ce aussi sûr ? Qui s'est attaqué aux petites combines de la petite corruption proche, locale, voisine, ces actes de corruption à l'intérieur même de notre société ? L'on se refuse de voir - pour renvoyer à une série ramadhanesque en cours de diffusion - que le soutien scolaire payant chez le «Maître» permet d'augmenter les notes de nos enfants aux examens ; et l'on devient corrupteur ! L'on refuse de donner deux parts à la fille comme pour le garçon (dans le partage de succession) au nom de la Charia ; cette même Charia qui autorise de couper la main à tout voleur : pourquoi dans ce cas ne l'applique-t-on pas dans nos tribunaux ? Inégalité coranique, justice civile ? Or il faut choisir. S'ouvre alors le débat sur le rapport entre les prescriptions religieuses et la loi civile. Sur le rapport des droits de la personne et des devoirs dans la communauté en relation avec la LOI.

Le Hirak en tant que mouvement social citoyen, n'a pas seul la charge du changement social ou politique ou institutionnel. Il est une partie de nous, de notre chair et de notre sang mais il n'a pas besoin de tuteurs ou d'experts (es-religion ou es-constitution) ou d'universitaires (1). L'une de ses revendications est celle d'être entendu - et non réprimé ou contourné par des associations subventionnées (dites «représentatives» de la «société civile»). C'est en continuant à instaurer et animer des débats sur les réseaux sociaux, les médias, les conférences et forums, les marches et regroupements que le Hirak avancera. Et nous avec lui. Il restera le représentant de cette gouvernance horizontale démocratique que nous souhaitons.

(1) Ces derniers qui, en un an, ont publié plus d'ouvrages et articles sur la «révolution du sourire» qu'il en existe (écrits par des Algériens) sur notre pays ... depuis 1962. Cette frénésie des chercheurs en sciences sociales et humaines est, en tant que telle, un indice de bonne santé pour...le Hirak. Pour une fois, l'intelligentzia algérienne (dont feu A Djeghloul, un de nos plus grands sociologues contemporains, disait qu'elle «n'existe qu'en pointillé») est au rendez-vous

*Économiste