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La liberté académique et la responsabilité intellectuelle en Afrique

par Boutaleb Kouider*

Cette contribution présente une synthèse de la rencontre qui fut organisée sur le thème de la « Liberté académique et la responsabilité intellectuelle en Afrique » par le CODESRIA (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) du 29 avril au 2 mai 2025, à l'Université de Dar es Salaam (Tanzanie), avec comme objectif, la révision de la Déclaration de Kampala (1990), à laquelle nous avons

eu le privilège d'y participer.

La liberté académique soulève des enjeux cruciaux dans le contexte africain où les États exercent, en général, un contrôle rigoureux sur les institutions éducatives, limitant l'autonomie intellectuelle et la capacité critique des universitaires. Le problème fondamental résiderait donc dans la tension entre la nécessité de garantir la liberté académique, essentielle pour l'épanouissement intellectuel, le progrès social et les impératifs politiques de régimes politiques qui perçoivent ces libertés comme des menaces pour leurs autorités.

La liberté académique peut être définie comme le droit pour les enseignants et les chercheurs d'exercer leurs activités sans contraintes externes, permettant ainsi l'exploration et la diffusion des connaissances. Elle repose sur la capacité des universitaires à mener des recherches, à enseigner et à exprimer des opinions sans craindre la censure ou les représailles. Il s'agit donc de l'ensemble de celles dont jouissent les membres d'une communauté académique, que ce soit à titre individuel ou collectif. Elles sont selon Olivier Beaud (2021), « la condition d'exercice du métier d'universitaire ». Cette condition impliquerait la capacité de pouvoir jouir d'au moins trois libertés : la liberté de recherche, la liberté d'enseignement et la liberté d'expression (Beaud, 2021).

La notion de liberté académique renverrait ainsi au principe d'autonomie des universitaires et des chercheurs, vis-à- vis de toutes les formes de pouvoir. Cette autonomie constitue même la clé de voûte de l'exercice de la liberté académique. Il s'agit d'un « ensemble juridique, statutaire, procédural et normatif qui en constitue un pan indispensable ». Cependant, cette liberté académique n'est pas absolue, elle a des limites éthiques et morales objectivement assumées. Cette liberté académique devrait être assumée honnêtement, de manière responsable excluant les dénigrements et les dépassements (le cas du professeur Mohamed Amine Belghit, historien et professeur d'université à Alger, qui fait l'actualité chez nous en Algérie pour ses déclarations controversées à une chaine de télévision étrangère sur la question amazighe, qui ont suscité une vague d'indignation car considérées comme portant atteinte à l'unité nationale, illustre parfaitement ce postulat).

Se pose en conséquence la question des conditions et moyens requis par l'exercice effectif de cette liberté. Rappelons que c'est pour répondre à toutes ces questions et surtout pour réagir efficacement aux menaces que subit la liberté intellectuelle en Afrique, que des universitaires et chercheurs du continent se sont réunis à Kampala (Ouganda) au début des années 1990 sur invitation du CODESRIA. Les participants (des intellectuels et universitaires africains) au symposium de Kampala sur la Liberté académique et la Responsabilité sociale envisageaient de lutter, non seulement pour leurs droits, mais aussi de contribuer à la lutte des peuples pour leurs droits. Ils ont saisi cette occasion pour « établir des normes et standards » qui gouverneraient l'exercice de la liberté intellectuelle et se rappeler de leur responsabilité sociale en tant qu'intellectuels (CODESRIA, 1990).

En adoptant la Déclaration de Kampala sur la Liberté intellectuelle et la Responsabilité sociale le 29 novembre 1990, les acteurs du monde académique africain, réunis à Kampala (Ouganda) avec le CODESRIA espéraient ainsi, comme il fut souligné dans le texte de la Déclaration, pouvoir en faire le « porte-étendard autour duquel se rallie la communauté intellectuelle africaine afin d'affirmer son autonomie et de s'acquitter de sa responsabilité envers les peuples de l'ensemble du continent ». Cette Déclaration est un cadre panafricain en faveur de la protection de la liberté intellectuelle et académique sur le continent. La Déclaration de Dar es Salaam l'a précédé de seulement quelques mois.

Ces déclarations (de Dar es Salaam et de Kampala) ont été des réponses historiques aux nouvelles orientations du secteur de l'enseignement supérieur et au-delà de la société en général. L'adoption, dans les années 1980, des programmes d'ajustement structurel et leurs conséquences sur le secteur de l'éducation, puis la survenance de pratiques néolibérales dans l'enseignement supérieur ont favorisé un déclin perceptible de la protection des libertés académiques et intellectuelles sur le continent. Il s'agit d'une prolifération sans précédent de nouvelles menaces et, dans le domaine de l'enseignement supérieur en particulier, à une subversion active de la liberté académique et de l'autonomie institutionnelle, tant par l'État que par les universitaires eux-mêmes. Nombre de ces nouvelles menaces proviennent du renforcement des cultures néolibérales dans les sociétés et les institutions, alimenté en partie par une crise économique qui s'aggravait (le cas de l'Algérie étant emblématique, 1986) et qui érodait les conditions matérielles des intellectuels, travailleurs de l'université et étudiants compris. Ces changements dus à la philosophie néolibérale dominante ont de manière significative réorganisé les conditions de travail des universitaires et considérablement bridé les libertés académiques et intellectuelles.

Il s'agit d'un profond changement de paradigme dans la perception de la mission de l'université au sein de la société. Aux responsabilités de formation et de recherche qui lui sont historiquement reconnues, l'université se voit dotée d'une nouvelle mission d'excellence et de professionnalisation de la formation. Ce modèle se voit contraignant pour les enseignants. Il les soumet aux pressions de la compétition et aux indicateurs d'évaluation, et limite leurs libertés académiques en orientant la formation et la recherche vers un savoir utilitariste aux résultats immédiats. L'université se voit ainsi confrontée à ces nouvelles orientations loin de ses principes fondateurs. La tendance à la professionnalisation des formations et la fragmentation des enseignements dans le but de la spécialisation est d'autant plus à l'antipode de la mission de l'université comme lieu de développement d'une science savante et de l'esprit critique nécessaires pour assurer le rôle social de l'enseignement supérieur. Après plus d'une trentaine d'année, le CODESRIA s'est proposé de dresser un état des lieux de ce qu'il considère lui-même comme un « cadre panafricain de protection de la liberté intellectuelle et académique sur le contient ». Il ambitionne du même coup de réviser la dynamique de l'enseignement supérieur en Afrique en renforçant des garde-fous de la liberté intellectuelle et académique, ou plus simplement, à s'attaquer au déclin devenu perceptible de la protection des libertés académiques et intellectuelles à l'échelle du continent africain. Il est apparu important, pour le CODESRIA, de réexaminer les instruments existants de protection de la liberté intellectuelle, tels que la Déclaration de Kampala, d'évaluer leur efficacité et d'établir de nouveaux mécanismes de suivi de l'état de ces libertés en Afrique.

Dans cet examen, une attention particulière a été accordée aux lacunes qui ont émergé des faiblesses du projet initial des Déclarations de Dar es Salaam et de Kampla, et les évolutions plus récentes dans le secteur de l'enseignement supérieur. Ce qui a appelé à repenser et à réviser les Déclarations (de Dar es Salaam et de Kampla), non seulement dans le secteur de l'enseignement supérieur, afin d'encadrer et recadrer la question de la liberté académique et intellectuelle, mais également dans le fonctionnement de l'État et de l'économie. Cette rencontre a mobilisé une réflexion qui situe la liberté académique et intellectuelle dans le contexte sociétal plus large, en soulignant le rôle clé du monde universitaire dans la réalisation d'«un mandat transformateur et développemental ». Cet engagement en faveur d'un programme transformateur a réaffirmé le double mandat de la Déclaration qui met en évidence, à la fois, les droits et les responsabilités de l'intellectuel.

Il a été décidé, au cours de cette conférence, notamment par un conseil composé d'imminents intellectuels africains ayant tous exercé des responsabilités au sein du CODESRIA notamment en qualité des secrétaire exécutifs, comme c'est le cas pour Adebayo Olekoschi, Godwin R. Murunga, ou contribué à son développement comme c'est le cas, entre autres, pour Penda Mbow et Issa G. Shivji, un grand penseur tanzanien, auquel fut confiée la tâche de présenter le contenu de l'annexe au cours de la séance plénière de clôture de la conférence, de ne pas changer le contenu de la Déclaration de Kampala qui est un document historique et qui doit le demeurer en tant que tel, mais d'y adjoindre une annexe qui ne modifiera pas la déclaration de Kampala donc, mais seulement de l'actualiser en prenant en considération les changements qui sont apparus depuis les années 1990, en lien avec la liberté intellectuelle et l'émancipation des couches populaires, ceci après avoir demandé à tous les participants à la rencontre d'émettre des suggestions sur ce qu'il y a lieu d'introduire comme nouveauté dans cette annexe sur l'ensemble des articles de la Déclaration de Kampala. Cette annexe souligne dans son préambule que « La crise internationale contemporaine du système capitaliste et ses retombées sur le continent africain ont mis à nu les échecs d'un ordre impérialiste qui a historiquement sous-développé l'Afrique. Aujourd'hui, dans sa phase de financiarisation spéculative, l'impérialisme capitaliste a non seulement reproduit les anciens problèmes, mais il a également donné naissance à certaines des idéologies les plus atroces et inhumaines qui soient : la xénophobie, le génocide et le sexisme.

C'est dans ce contexte que s'inscrivent l'annexe de Dar es Salaam 2025 à la Déclaration de Kampala de 1990 et son accent sur la responsabilité sociale des intellectuels à une époque où la citoyenneté, l'inclusion et la solidarité humaine sont généralement remises en cause ». Il est aussi souligné que la Déclaration de Kampala de 1990 et l'annexe de Dar es Salaam de 2025 devraient être considérées comme fixant des normes de liberté et de responsabilité intellectuelles que les intellectuels africains devraient aspirer à atteindre et pour lesquelles ils devraient lutter sur leurs lieux de travail et dans leurs professions respectives. Ne pouvant reproduire tout le contenu de cette annexe, voici seulement quelques exemples, à titre illustratif, sur différents articles des 9 chapitres de la Déclaration de Kampala.

Chapitre A1: La participation aux luttes populaires

Article A1: Chaque communauté intellectuelle africaine a la responsabilité de relier ses luttes pour la liberté à celles des peuples pour la liberté, la justice sociale, la dignité humaine et l'émancipation humaine.

Chapitre A2: Les intellectuels dans la production et la reproduction des hégémonies

Article A10: Il incombe à tout intellectuel africain de s'abstenir de participer à la production, à la reproduction et à la promotion des hégémonies étatistes et des discours sociaux préjudiciables.

Chapitre A3: Récupération du savoir en tant que bien commun et protection de l'espace public.

Article A20 : Il incombe à tous les intellectuels africains de participer pleinement à la lutte contre la privatisation des biens publics et des ressources nationales vitales, et de rétablir-idéologiquement, culturellement et pratiquement-le rôle primordial que les biens publics et les ressources communes jouent dans la vie, les moyens de subsistance et la reproduction des sociétés africaines.

Chapitre A4: Savoirs africains

Article A23: Il incombe aux intellectuels africains de rechercher, d'étudier, de se réapproprier et de développer de manière critique les connaissances, les épistémologies et les langues africaines. Les intellectuels africains doivent s'efforcer de faire des langues africaines largement parlées le support de l'enseignement dans les établissements éducatifs à tous les niveaux.

Chapitre A5: Domination des bailleurs de fonds

Article A27: Les intellectuels africains ont l'obligation d'être attentifs à l'ingérence des donateurs et autres bailleurs de fonds dans la recherche et la production de connaissances et de la contester. Le financement de la recherche assorti de conditions politiques et autres ne doit pas être accepté s'il compromet l'autonomie de la recherche, l'intégrité intellectuelle, les points de vue politiques et la prise de décision souveraine des Africains.

Chapitre A6: Relations avec les autres communautés intellectuelles

Article A30: Les universités africaines doivent établir des liens et des échanges réciproques avec les intellectuels non universitaires opérant dans divers domaines, tels que les médias, la politique, les arts et la culture, le secteur non gouvernemental et le secteur privé.

Chapitre A7: Discrimination et autres types de préjugés

Article A32: Il incombe aux intellectuels africains de lutter contre la discrimination basée sur le sexe, les agressions sexuelles verbales, psychologiques et physiques et la violence structurelle à l'égard des femmes et des filles.

Chapitre A8 : Application aux universités privées et autres établissements similaires

Article A36: Les dispositions de la Déclaration de Kampala 1990 et de l'Annexe de Dar es Salaam 2025 sur les libertés et les responsabilités s'appliquent également aux universités privées, aux groupes de réflexion, aux organismes de recherche, aux organisations non gouvernementales et aux institutions de même nature en dehors des universités.

Chapitre A9: Obligations des établissements d'enseignement supérieur et des établissements similaires

Article A38: Les établissements d'enseignement supérieur, publics et privés, et les autres établissements de même nature ont l'obligation de respecter les dispositions de la Déclaration de Kampala de 1990 et de l'Annexe de Dar es Salaam de 2025.

Pour une vue d'ensemble voir le site web du Codesria

*Dr. Université de Tlemcen