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L'industrie de la carbonisation du bois: Un créneau au service de la forêt ?

par Djilali Smaili*

A l'approche des vacances, saison des grillades par excellence, les charbonnières battent partout leur plein et le trafic de charbon, sans bourse effective, atteint son paroxysme. Seul problème, c'est que cela coïncide avec la saison sèche et chaude où toute pratique recourant à l'usage du feu, dans ou à proximité des forêts, constitue une menace de déclenchement d'incendies et est, de ce fait, catégoriquement défendue. Or, devant la demande accrue sur le charbon de bois, conduisant à un affolement de son cours sur le marché, la tentation est si forte qu'elle pousse les trafiquants à des témérités qu'il est difficile, voire impossible de contenir de manière systématique. Devant cet état de fait et tout en sachant l'intérêt grandissant porté au charbon de bois, au-delà de son usage comme simple combustible, l'heure n'est-elle pas à l'intégration de l'industrie de carbonisation de bois dans un système de développement durable et pleinement éco-responsable?

Le charbonnage, le règne de l'informel

Considéré comme l'une des principales causes de la dégradation des richesses forestières, le secteur du charbon de bois, en Afrique, opère majoritairement dans l'informel et son marché reste mal réglementé, selon un rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), publié le 21 mars 2017, à l'occasion de la Journée internationale des forêts.

En Algérie, ce secteur relève des établissements classés, placés sous tutelle de la direction de l'Environnement à l'échelle de wilaya. Il est régi par le décret exécutif n°06-198 du 31 mai 2006, qui définit la réglementation applicable aux établissements classés pour la protection de l'environnement. Les demandes d'octroi d'autorisation d'exploitation suivent un itinéraire administratif assez long et tortueux, induisant des dépenses qui, pour un charbonnier traditionnel, considéré malgré lui comme investisseur, constituent déjà une sérieuse limite à ses ambitions de sortir de l'informel, d'autant qu'au terme de son parcours « du combattant », rien ne garantit une suite favorable à son dossier. Le cadre légal est le fondement de toute justice, et « la justice socio-environnementale » dans l'exercice de l'activité de la production de charbon de bois, - où les droits de la population rurale à l'accès aux ressources naturelles et le « droit » de la nature à être préservée de toute exploitation abusive -, ne peut être effective que sous des conditions encourageant les charbonniers à régulariser leur activité. En revanche, une activité libre d'engagement, quelque florissante qu'elle puisse paraître, ne peut être qu'une forme de développement tumoral qui, rongeant démesurément ses propres ressources, finit inéluctablement par s'autodétruire.

Techniques ancestrales toujours de mise

Bien qu'un code lui soit dûment réservé au registre du commerce, le métier de charbonnier ne figure pas dans la nomenclature des branches professionnelles et des spécialités de la formation professionnelle en Algérie (édition 2024-2025), ce qui laisse ce métier quasiment dans la sphère du traditionnel et ceux qui le pratiquent, sans véritable qualification. La technique traditionnelle de nos charbonniers consiste principalement en la confection de fosses où les meules de bois sont agencées, recouvertes de paille ou d'herbe, puis hermétiquement colmatées avec de la terre, ne laissant que quelques ouvertures pour une circulation contrôlée de l'air durant la carbonisation. En se transformant en charbon, le bois réduit de volume, ce qui expose la meule au risque d'affaissement sous le poids de la terre. Cet affaissement peut entrainer une prise d'air excessive, susceptible de provoquer un incendie et de compromettre ainsi l'ensemble du processus. Outre leurs conditions sécuritaires défaillantes, les charbonnières traditionnelles souffrent de trois inconvénients majeurs : un cycle de production long, une qualité de charbon hétérogène et des rendements faibles, estimés entre 10 et 12% selon de nombreuses études.

Carbonisation de bois et feux de forêt

Les charbonnières traditionnelles confectionnées à l'intérieur des massifs forestiers sont souvent à l'origine de départs de feux de forêt. En effet, la précarité de ces installations de fortune les rend vulnérables aux accidents d'affaissement. La moindre rupture structurelle peut entraîner une entrée d'air excessive dans l'enceinte de carbonisation, favorisant ainsi l'inflammation du bois et la propagation des flammes à la végétation avoisinante. Le risque est d'autant plus grand que ces installations, après la mise en route du processus de carbonisation, sont souvent laissées des jours sans surveillance. Cela les expose à tout type d'aléa pouvant conduire à une situation hors de contrôle. Cependant, l'idée selon laquelle les incendies de forêt sont généralement perpétrés pour la récupération du bois calciné et sa transformation en charbon est complètement fausse. Le bois calciné ne peut être retravaillé pour produire du charbon ; il est altéré par les flammes et ne peut même pas servir de bois de chauffage, en raison de sa forte teneur en substances volatiles nocives. La condition principale pour produire du charbon est une pyrolyse sans flammes, afin d'y maintenir un taux élevé de carbone fixe.

Modernisation des techniques : triple avantage économique, environnemental et social

Comme le vice n'est pas tant dans la pratique que dans la technique, il n'est nullement question de rejeter l'activité de charbonnage en bloc mais plutôt de la repenser afin d'en faire une opportunité de développement face aux défis économique, social et environnemental du monde rural. Des études publiées par la FAO sur les performances des nouvelles technologies de carbonisation indiquent que celles-ci permettent d'atteindre des rendements massiques de l'ordre de 40% avec une réduction de70% des émissions nocives, pour un charbon de meilleure qualité par rapport à celui produit selon les procédés traditionnels. Conscients des enjeux économiques, environnementaux et sociaux liés à la modernisation de la filière bois-énergie et charbon de bois, plusieurs organismes internationaux comme la FAO, la Banque mondiale, le Fonds pour l'environnement mondial (FEM), le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), se sont investis pour aider les communautés rurales des pays en développement à accéder aux technologies innovantes dédiées à cette filière. Il s'agit-là d'une tendance mondiale à laquelle notre pays est tout à fait attentif, si l'on considère les résolutions issues de la journée d'étude organisée en 2021par le Conseil national économique, social et environnemental (CNESE), regroupant des experts nationaux et internationaux au sujet de la valorisation de la forêt et le développement d'une industrie du bois. Dans ces résolutions, il a été plaidé notamment pour le développement de la filière bois-énergie comme source alternative aux énergies fossiles.

Par modernisation des techniques, il est entendu l'intégration d'installations modernes permettant l'automatisation de certaines tâches laborieuses ou dangereuses, ce qui entraîne moins d'accidents du travail et moins de maladies liées à l'inhalation de suies et gaz toxiques. Elle permet également la récupération de sous-produits (huiles essentielles, goudron, cendres, etc.), offrant ainsi plus d'opportunités d'emplois induits. On gagne par ailleurs sur le plan de l'optimisation énergétique grâce à la régulation de la température des fours et sur celui de l'impact environnemental par la récupération de certains gaz, et bien d'autres avantages encore. Les produits finaux sont plus variés, de meilleure qualité et les rendements sont améliorés.

La valorisation du charbon à travers une diversification d'usages

Dans de nombreux pays en développement, le bois et le charbon de bois sont fortement utilisés comme combustible pour la cuisson et le chauffage. Ce mono-usage constitue en soi un véritable frein pour une valorisation optimale de ces produits. En Algérie cet usage, dans bien des localités, est presque totalement révolu, grâce à un taux élevé de raccordement des foyers au réseau du gaz naturel, situé à plus de 65% (déclaration officielle au 6ème Ssommet des chefs d'Etat et de gouvernement du Forum des pays exportateurs du gaz (GECF) en 2022). Cette particularité dont jouit notre pays constitue une heureuse opportunité pour inciter à une diversification verticale de la filière charbon de bois. Fort de son pouvoir adsorbant, - c'est-à-dire sa capacité à fixer des ions ou des molécules de matières gazeuses, métalliques ou organiques -, le charbon, et à forte mesure le charbon actif, se révèle une substance de choix dans la fabrication de différents types de masques, de filtres ou d'écrans à usage pharmaceutique, cosmétique ou industriel. De plus, la poudre de charbon peut être utilisée en agriculture comme engrais organique mais aussi comme purificateur naturel servant à éliminer les résidus de pesticides et de produits toxiques. Une autre application du charbon de bois réside dans sa forte capacité de sorption d'huiles lourdes qui permet des emplois dans la récupération d'huiles usées (pétrole, diesel, essence,...). Par ailleurs, la gazéification du charbon, processus de transformation sous température contrôlée en gaz de synthèse (mélange d'hydrogène et de monoxyde de carbone) offre une opportunité pour un usage dans le domaine de la production ou l'optimisation de la production d'énergie, telle que la co-génération électrique.

Le potentiel de production nationale de charbon de bois

A ce jour, il n'existe aucune étude, en Algérie, traitant de la chaine de valeur de charbon de bois qui définisse explicitement le potentiel en volume de bois destiné à la production de charbon, ni de la production effective de celui-ci. Cependant, il est tout à fait possible d'approcher ce potentiel à travers certains indicateurs forestiers, agricoles ou industriels. Selon la Direction générale des Forêts, la superficie forestière nationale s'étend sur environ 4,1 millions d'hectares. Des travaux d'entretien effectués périodiquement, dans ces espaces, notamment dans le cadre de la prévention contre les feux de forêt, permettent de dégager des quantités considérables de biomasse. Au lieu d'être abandonnée ou incinérée sur place, avec toutes les retombées économiques et environnementales que cela implique, cette biomasse pourrait être valorisée, notamment en alimentant l'industrie du charbon. Il en est de même pour les vergers fruitiers, dont les opérations de taille et d'élagage périodiques génèrent d'importantes quantités de biomasse. A cela s'ajoutent des quantités non négligeables de matière première issue de rebuts de scieries et d'unités de transformation de bois implantées à travers le territoire national. Au regard de ces indicateurs, et sous réserve d'une quantification précise, le potentiel de matière première susceptible d'être transformée en charbon reste indéniable.

Actions concrètes pour l'émergence de la filière charbon de bois

Il n'y a rien de bon, au sens gastronomique, qu'une nourriture cuite à petit feu sur du charbon de bois, ni rien de meilleur lorsque ce charbon est produit de façon durable, dans le respect de l'environnement. Les principes de développement durable ne peuvent cependant être garantis en l'occurrence que dans le cadre d'une filière professionnelle dûment établie, dont l'émergence pourrait être largement facilitée par la mise en place d'une stratégie concertée avec toutes les parties prenantes.

A cet effet, l'Institut national de la Recherche forestière (INRF), à l'image des journées d'études qu'il a coutume d'organiser, peut orchestrer les contributions des secteurs compétents lors d'ateliers spécialisés, dont les recommandations pourront constituer une feuille de route pour assister la genèse d'une filière charbon de bois durable et éco-responsable, c'est-à-dire une filière fondée au service de la forêt.

*Expert forestier, Conservation des forêts de Aïn Defla.