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C'était beau. Oui, il faut le dire et s'y arrêter quelques lignes. Les marches
du 11 janvier, à Paris et dans d'autres villes, étaient belles,
impressionnantes. C'est beau un peuple qui se découvre, qui réalise, répète et
clame que l'amour et la paix devraient être plus forts que la haine et la
violence. C'est beau des gens qui fraternisent, des inconnus qui se parlent,
des visages qui rient après les pleurs et l'angoisse, des mains qui se serrent,
des baisers qui s'échangent. Une telle communion est si rare. Oui, c'était
beau, malgré les risques, malgré la présence de ces chefs d'Etat ou de
gouvernement, ministres, responsables et anciens dirigeants qui, hypocrites et
calculateurs, ont marché alors que l'on connaît leurs crimes contre la liberté
d'expression?
Mais ensuite ? Que restera-t-il de toute cette fraternité, de ce qui a été très vite (trop ?) proclamé « esprit du 11 janvier » ? La réponse va dépendre de la manière dont sera résolue ou non cette équation à plusieurs inconnues qui caractérise depuis longtemps la France. Il était déjà peu aisé d'imaginer comment ce pays allait évoluer avant les attentats des 7 et 9 janvier, cela sera encore plus difficile car cette équation s'est compliquée. Dans ces colonnes, il a déjà été question il y a quelques années du philosophe Nassim Nicholas Taleb, le « penseur de l'improbable », qui a développé la fameuse théorie du cygne noir selon laquelle un événement rare ? ou jugé peu probable - peut avoir d'importantes conséquences sur le long terme (*). C'est bien cela qui vient d'arriver. Pour faire face à l'avenir, il faudrait que les causes structurelles de ces actes criminels soient clairement identifiées et analysées. Il ne s'agit pas de ressasser à l'envi des thèmes qui fâchent mais il est impossible d'imaginer que l'on puisse faire l'économie d'un tel questionnement, le mieux étant qu'il soit collectif et, surtout, qu'il ne soit pas abandonné aux seuls politiques. Pourquoi donc la France a-t-elle subi ces attentats menés par des enfants qui sont nés sur son sol, qui y ont grandi, qui y ont été « éduqués » ? Bien entendu, il n'y a pas qu'une seule explication, ce dernier mot, rappelons-le ne signifiant aucunement excuse. Commençons par le contexte international. Malgré ce qui s'est passé les 7 et 9 janvier, de nombreux Français n'ont pas encore pris conscience que leur pays est en guerre. Non pas une guerre interne contre je ne sais quel ennemi caché ou autre cinquième colonne mais un conflit au-delà des frontières de l'Hexagone. Ou plutôt, des conflits. Aujourd'hui le Sahel et l'Irak, hier l'Afghanistan et la Libye, demain peut-être la Syrie et, de nouveau, la Libye. Il s'agit bien de guerres qu'elles soient ou non lointaines. Et, d'ailleurs, le concept de guerre lointaine n'existe plus dans un contexte de mondialisation où les images des « dégâts collatéraux » d'un drone peuvent être mis presque instantanément en ligne. La France est en guerre et, de cela, beaucoup trop de gens ne sont pas conscients pensant, naïvement, que leur pays est un havre inattaquable et étanche. On pourra discuter longuement si ces interventions à l'étranger sont légitimes ou non. Le fait est qu'elles exposent l'Hexagone à des attaques et à des représailles. Commentant les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le général Giap, figure emblématique du combat vietnamien contre l'armée américaine, avait eu cette réflexion : « Ces gens (comprendre Al-Qaida) ont porté leur combat sur le sol de l'ennemi ce que nous ne pouvions réaliser ou envisager ». Contrairement au Vietminh qui était conscient de la nécessité de ne pas s'aliéner l'opinion publique américaine, ceux que la France combat au Sahel et en Orient entendent rendre coup pour coup quelles que soient les conséquences. En ce sens, la question des caricatures publiées par Charlie Hebdo n'est qu'un prétexte et les dirigeants français semblent réticents à expliquer cela à leur peuple. L'autre élément est bien entendu d'ordre interne. Combien de fois nous faudra-t-il encore nous lamenter sur les échecs des différentes politiques d'intégration ? En 2005 puis en 2007, après les émeutes de banlieue, un concert de voix unanimes avait décrété le « plus jamais ça ». Depuis, rien ou presque n'a été fait. Des quartiers en entiers restent à l'abandon, livrés aux caïds de la drogue. Les minorités visibles demeurent cantonnées aux marges et ne sont sollicitées qu'en cas de problème. L'islam est devenu un thème permanent de débats négatifs, tranchés, souvent en l'absence même des concernés. Plus grave encore, même les phénomènes positifs, c'est-à-dire l'intégration silencieuse d'une bonne partie des communautés musulmanes, sont niés et occultés. En 2005, après les émeutes, j'avais écrit que l'intégration devrait figurer au rang des grandes causes nationales, peut-être même la seule cause nationale. Habitat, déségrégation spatiale, accès à une bonne éducation, emploi : cela devrait être la priorité des priorités. Cela reste le parent pauvre des programmes gouvernementaux obnubilés par la réduction des déficits. Ces assassins ne sont pas sortis de nulle part. Ils sont le produit de la société française. Là aussi, il serait aventureux d'ignorer cela et de ne pas réfléchir sérieusement à cette question. La France est un pays en panne de projets nationaux. Ses élites monochromes, bouffies de certitudes, de préjugés et de paternalisme à l'égard des minorités,refusent de prendre la mesure de l'incroyable réajustement du monde que cela soit sur le plan économique mais aussi religieux et spirituel. Empêtrées dans des débats à la petite semaine, elles ne veulent pas avoir le courage d'admettre que leur pays est en perte de vitesse parce qu'il est incapable de se redéfinir, de couper ses branches mortes et de laisser d'autres bourgeons éclore. Parce qu'il est incapable d'admettre que son identité a changé avec la présence de 5 millions de musulmans sur son sol. Pendant des années, au lieu d'en tirer de la force, il a fait mine, par simples soucis électoraux, d'en faire un problème. A force de tergiversations, de fausses promesses et de renoncements quant à une vraie politique d'égalité des chances, ce problème est devenu réalité. Et, tandis que l'heure tourne, que l'échéance présidentielle de 2017 est déjà dans toutes les têtes, que le discours musulmanophobe reprend de la vigueur et que, hélas, d'autres nervis rêventcertainement à de nouvelles attaques, il y a fort à craindre que l'élan unificateur de la marche du 11 janvier ne se perde dans les brumes de l'hiver. (*) Lire, Cygne noir ou le monde de l'Extremistan, 7 février 2008. |
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