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A la rentrée, le
landerneau parisien sera en émoi. La librairie Gallimard se prépare en effet à
célébrer le centenaire de la naissance d'Albert Camus.
Qu'on en juge: sont d'ores et déjà programmés la publication de la Correspondance de Camus avec Le poète Francis Ponge (1899-1988), le romancier Louis Guilloux (1899-1980) et Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature 1937. De son côté, Catherine Camus fait paraitre «Le Monde en partage» avec un sous-titre qui en indique le propos «Itinéraires d'Albert Camus». Albert-Paul Pitous, qui fut le voisin et le camarade de classe de Camus, livre son témoignage sous la forme d'une «Lettre à Albert Camus» et Yves-Marc Ajchenbaum cible le Camus journaliste au quotidien Combat. Ailleurs, notamment aux éditions Stock, on annonce un Camus par Benjamin Stora. A défaut de la «panthéonisation» de Camus qui a tourné court sous le régime Sarkozy, Aurélie Filipetti, l'actuel ministre de la Culture, a décrété «célébration nationale» le centième anniversaire de la naissance de Camus. L'ouragan médiatique et éditorial qui s'apprête à déferler sur nous fera, à coup sûr, un assourdissant barouf. Mais c'est qu'en 2010 on n'avait rien vu. «Vous avez aimé la cuvée Camus 2010, vous adorerez la cuvée 2013». A l'époque, livres, articles, numéros spéciaux, dossiers thématiques, émissions radiophoniques et télévisuelles avaient saturé l'espace médiatique. Tant de bonnes volontés ne demandant qu'à s'employer, nul doute que cette fois-ci, et à une échelle encore jamais vue, on n'hésitera pas à mobiliser les amis survivants de Camus, Jean Daniel et Roger Grenier. Mais d'autres seront, d'une manière ou d'une autre, présents, à commencer par Jean-Yves Guérin, Michel Onfray, Emmanuel Todd «spécialistes» de Camus sans compter ceux qui voudront bien prêter main forte pour faire de cette célébration un événement destiné à enraciner le mythe d'un Camus, pourfendeur des totalitarismes et des despotismes, qui peine un peu à s'imposer. Tous ces éminents personnages, qui pèsent d'un certain poids dans le milieu littéraire parisien, se donneront pour tâche de véhiculer une pensée assez unique, la thèse d'un Camus, homme libre, d'un Camus humaniste, persécuté par les sartriens et méprisé par les philosophes qui le tenaient pour un essayiste de médiocre envergure. Cette opération ne remplirait pas convenablement son office si seuls des Européens ou des Français étaient à la manœuvre. Pour donner plus de crédit à la légende, il faut en faire scander les moments par des «Arabes» comme aurait dit Camus. Suivant un procédé éprouvé qui consiste à repérer les «indigènes» les plus zélés à servir la cause coloniale, on décide, sous le prétexte des origines algériennes de Camus, de donner la parole à certains écrivains. Yasmina Khadra, Abdelkader Djemai et Maissa Bey se sont complaisamment pliés à cet exercice. Yasmina Khadra, dans un texte intitulé «la foi en l'homme» a plaidé la cause d'un Camus humaniste. Admirons la subtilité et la force du procédé : faire célébrer l'humanisme de Camus par un écrivain algérien, fils de surcroît d'un officier de l'ALN et issu de l'école des «cadets de la révolution». Que dira le populaire ? Si, avec ces titres-là, même un ancien colonisé reconnaît l'humanisme de Camus, c'est ce que cet humanisme est attesté. Nul n'a nié que Camus était humaniste, mais on soutient seulement que l'humanisme camusien est à l'usage des Européens. Cependant identifier un humanisme universel chez un écrivain, qui s'est toujours résolument opposé à l'indépendance algérienne, c'est-à-dire précisément à la reconquête de l'humanité des «indigènes» traités par les colons de «sous-hommes», se révèle problématique. Quant à Abdelkader Djemai, il s'imagine que Camus est son «frère de soleil». Cette dernière formule est empruntée à Emmanuel Roblès qui avait d'autres titres que Djemaî à revendiqué. A quoi donc serait due cette «fraternité de soleil» qui ne paraît pas si évidente dans une Algérie clivée en deux sociétés, l'une, colonisatrice, et l'autre, colonisée ? «Nous sommes nés dans le même pays. Sous le même soleil. Dans le même paysage ouvert à la lumière» écrit Djemaï. Naître dans le même pays, sous le même climat ne signifie rien. On peut être issu du même pays et ne rien partager, ni les idées, ni les goûts ni même les opinions. On voit sous ce rapport combien l' «argument» de Djemai est indigent. Mais il se peut que Djemaï n'y croie pas lui-même. En effet, «Frère de soleil» est le titre du dernier livre de Roblès, publié en 1995, aux éditions du Seuil. Or, il se trouve que c'est chez ce même éditeur que Djemai publie ses livres. Enfin Maissa Bey qui chante à qui veut bien l'entendre que Camus est le seul Algérien à avoir été décoré du Nobel, ignorerait-elle que Camus ne se présente pas comme Algérien, mais comme «Français d'Algérie», l'Algérie est seulement le pays où, par contingence, il est né, mais sa véritable patrie étant la France ? Ces écrivains, j'en parle, parce qu'ils sont tous publiés en France, et comme en France, il y a un engouement Camus pour des raisons franco-françaises qui mériteraient à elles seules une étude, ces écrivains francophones se comportent comme s'ils étaient les obligés des maisons d'éditions et des médias et, de peur d'être accusés de «cracher dans la soupe», répètent la litanie dominante Un signe qui ne trompe point. A la mort de Francis Jeanson, fondateur du réseau qui a soutenu le combat libérateur des Algériens, je ne crois pas, sauf erreur de ma part, avoir entendu Yasmina Khadra, Djemai ou Maissa Bey lui rendre hommage et pas davantage rendre hommage à Jean Sénac. Je ne crois pas non plus les avoir entendus évoquer Henri Curiel ou les Européens d'Algérie qui ont milité au sein du FLN tant qu'a duré le combat libérateur. Ce sont pourtant ceux-là nos véritables frères, et non pas un Camus qui plaidait pour le maintien du statut quo colonial, qui ne pouvait penser l'humanisme que dans le cadre français d'Algérie. Mais dès qu'il s'agit de célébrer le Camus, humaniste, critique du stalinisme, alors là on est en verve, on ne tarit pas d'éloges dans une prose qui puise sa sève dans l'abreuvoir universel des clichés les plus éculés. Mais il vaut la peine d'expliquer pourquoi Camus suit l'itinéraire qui le mène de l'engagement communiste à un anticommunisme obsessionnel, et de son texte poignant sur «La Misère de la Kabylie» à ses décevantes «Actuelles III». Pour des raisons complexes, Camus, à partir du début des années 1940, devient un adversaire farouche du communisme. Mais le totalitarisme, ce n'est pas seulement le stalinisme, c'est aussi le nazisme. Or, Camus a vécu la période de l'Occupation nazie. Ses deux premiers livres paraissent, en 1942, à un moment où le débat fait rage sur l'opportunité de publier sous occupation allemande. Camus n'a pas à l'époque ces pudeurs et assoiffé de gloire et de reconnaissance, il est prêt à tout pour se propulser sous les «feux de la rampe». Dans la première édition du «Mythe de Sisyphe», on chercherait vainement le chapitre sur Kafka. Et pour cause il a été censuré par les fonctionnaires vigilants de la Propaganda Staffel. Ces commis zélés de l'ordre nazi ont demandé à l'éditeur de supprimer cette étude sur cet écrivain juif pragois et Camus a consenti à cette coupure. Voilà comment dans un courrier daté du 7 mars 1942 adressé à Jean Grenier, son ex-professeur de philosophie de l'Université d'Alger, il annonce le fait : «L'Etranger, m'a écrit Gallimard, doit paraître ce mois-ci ou le prochain. Il (c'est-à-dire Gaston Gallimard) accepterait aussi de publier mon essai (il s'agit du Mythe de Sisyphe), mais il y a un chapitre (sur Kafka) qui ne peut passer». Une note dans le livre explique que «le chapitre sur Kafka, écarté en raison de la politique anti-juive de l'Allemagne et du gouvernement de Vichy, sera rétabli dans les éditions ultérieures». Si l'on n'y prend garde, cette note, joliment faite, blanchit complètement Camus de la reculade en rase campagne devant les oukases de la censure allemande. Or, il me semble bien que l'on est responsable de ses écrits et qu'un certain nombre d'auteurs, Bernanos par exemple, ont refusé de publier tant que la France serait zone d'occupation. Cela s'appelle avoir des principes et les exprimer de surcroît avec un panache qui semble passer au-dessus de la tête de cet ambitieux qui semblait prêt à tout sacrifier pour arriver. Dans son livre «Une si douce Occupation» (Albin Michel), l'historien Gilbert Joseph décrit ainsi Camus. «Camus devenait si pressé de parvenir qu'il n'observait plus la réserve et le détachement nécessaires». De plus, Camus «brigua, à l'occasion de la parution de L'Etranger, la bourse nationale de voyage littéraire décernée par le ministère de l'éducation nationale de Vichy ; elle lui fut refusée». Enfin, Camus, comme nombre d'écrivains, sollicita de la censure allemande l'autorisation de faire jouer sa pièce Le Malentendu. Comme beaucoup de Français de cette époque (1940-43), Camus était soucieux d'avoir deux fers au feu. Or, à partir du moment où il apparaissait probable que l'Allemagne était en train de perdre la guerre, surtout après Stalingrad, cette capitulation en rase campagne pouvait être du pire effet si le fait était rendu public. Or tout finit par se savoir. Il fallait donc faire de la surenchère et s'en prendre à l'autre totalitarisme, affaire à la fois juteuse et bien moins risquée. La Gestapo était proche mais le KGB était à des milliers de kilomètres. Ce n'est sûrement pas la seule raison à la frénésie anticommuniste de Camus, mais on ne saurait l'écarter. Surtout que le monde socialiste (l'URSS et la Chine populaire) allait soutenir la révolution algérienne alors que les forces de l'Otan appuyaient l'armée française. Dans son livre «La Nuit coloniale», Ferhat Abbas atteste à quel point le soutien de l'URSS, des pays socialistes et surtout de la Chine fut essentiel dans la victoire politique des indépendantistes algériens. Le 1er novembre 1954, l'aile activiste du mouvement national allume la mèche de la guerre de libération nationale. Du côté français, la guerre va être menée sous le double signe de la répression et de la torture. Alors que les intellectuels parisiens se mobilisent contre une pratique avilissante, dégradante qui exhibe la barbarie française, Camus ne prend pas part à cette campagne contre la torture. Sollicité par Jérôme Lindon, patron des éditions de Minuit, pour signer un communiqué dénonçant la torture en compagnie d'André Malraux, de Roger Martin du Gard et de Jean-Paul Sartre, Camus refuse «par lettre» de s'associer à cette démarche. Camus pratique un humanisme «à deux poids deux mesures», un humanisme pour hommes blancs qui ne saurait s'étendre aux algériens insurgés pour la libération de leur patrie. Mouloud Mammeri a eu ce mot pour qualifier la position de Camus : «Camus a basculé dans le sens de ses viscères». C'est ainsi qu'il interprétait la fameuse (et malheureuse) formule prononcée lors de son séjour en Suède pour la réception du prix Nobel : «Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice». On l'a dit, Camus ne se présente pas du reste comme Algérien, il est né en Algérie, c'est différent. Il le dit clairement au moins en deux occasions. Dans ses «Actuelles III», il note : «Français de naissance et, depuis 1940, par choix délibéré, je le resterai jusqu'à ce qu'on veuille cesser d'être allemand ou russe» et une autre fois au moment de la réception du Prix Nobel, il se félicite qu'on ait honoré en lui le Français d'Algérie. Les camarades algériens de Camus n'exigeaient nullement de lui qu'il cessât d'être français, comment l'eussent-ils pu ? On lui demandait, en demeurant français, d'appuyer un combat libérateur qui s'en prenait, non pas à la France ou aux Français, mais au colonialisme, ce qui est tout à fait différent. Autrement, comment comprendrait-on que des Français qu'aucun lien n'attache à l'Algérie, de croyances, de confessions différentes, d'engagements politiques différents, ont appuyé le combat libérateur des Algériens. Francis Jeanson, Henri Curiel, Chaulet, Henri Alleg, Maurice Audin sans compter tous ceux qui ont dénoncé la torture, comme Vidal-Naquet, Pierre-Henri Simon, Henri Teitgen, Henri Irénée Marrou etc? C'est aussi l'opinion de Jean Sénac. La trajectoire de Jean Sénac ressemble à s'y méprendre à celle de Camus. Tous deux nés pauvres, tous deux européens d'Algérie, tous deux de mère femme de ménage, ils ont évolué différemment. Sénac est la meilleure preuve qu'un choix révolutionnaire en faveur de l'indépendance était tout à fait possible et même réel. Or, contrairement à Sénac, Camus tient en piètre estime le mouvement national algérien et ses leaders. Intoxiqué par la propagande officielle, il croit que le Fln est inféodé à l'Egypte et qu'il défend la cause panarabe et panislamique. Or Camus partage les clichés et les stéréotypes de la gauche molletiste sur le nationalisme arabe et l'islam. Quoi qu'il en soit, toute la philosophie antitotalitaire de Camus l'exposait à se méprendre sur le sens de l'insurrection algérienne. N'avait-il pas écrit : «Quand l'opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l'injustice». Souscrire à ce genre de formule, c'est consentir à l'ordre colonial. Si les Algériens avaient fait leur la vision du monde de Camus, ils seraient encore sous le joug colonial qui a brisé des millions de vies humaines. L'humanisme dont Camus nous a rebattu les oreilles conduit à des tragédies aussi graves que les crimes staliniens. |
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