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![]() ![]() ![]() ![]() L'été avance, et avec lui
monte une évidence brûlante : nos villes ne sont pas prêtes. Mais à Sétif comme
ailleurs, le vrai problème n'est pas la chaleur c'est l'aménagement. Bitume,
béton, dalles et surfaces stériles transforment les centres urbains en foyers
thermiques. Pourtant, tout n'a pas toujours été ainsi.
De la vallée du M'zab aux médinas oubliées, l'Algérie a longtemps su construire avec le climat. Aujourd'hui, cette mémoire s'efface sous les faux-semblants de la modernité. Sétif, ville minérale, ville fournaise Il est 13h02 au rond-point de la wilaya de Sétif. Température annoncée : 40 °C. Lissée, officielle, institutionnelle. Mais au ras du sol, là où les pieds collent à l'asphalte, le thermomètre infrarouge affiche 58 °C. Plus loin, le sol culmine à 56 °C. Les bancs sont vides, les arbres ont disparu, remplacés par des mâts métalliques. Le confort d'été ? On s'en remet à la clim, ou à Dieu. Ce n'est ni une erreur, ni une exagération. C'est le résultat d'un choix urbanistique parfaitement assumé : bitumer pour unifier, aplanir pour mieux régner, bétonner pour pacifier. Dévégétaliser aussi, comme on aseptise un lieu qu'on croit neutre. Et pourtant, cette avenue la rue de Constantine avant l'arrivée du tramway était l'une des plus belles, des plus ombragées, des plus vivantes. Aujourd'hui, c'est une coulée de chaleur. Sétif, dans sa modernité minérale, a troqué les arbres contre des lampadaires, les placettes ombragées contre des dalles en béton compacté. Résultat : à chaque pas, la température grimpe. Mais ce n'est pas une fatalité climatique. C'est une architecture de la fournaise. Tout a été refait, du sol aux trottoirs, dans un souci de «propreté visuelle». Mais où est passée la vie ? Même les patios intérieurs des Harats autrefois refuges de fraîcheur au cœur des immeubles haussmanniens ont été carrelés, surélevés, vidés de toute respiration (50 °C). On a nivelé ce qui protégeait. À croire qu'on craint la terre plus que le feu. Et pourtant, parfois, un miracle : le vieux quartier de Bomarchi. Une ruelle sans budget, sans rénovation, sans «requalification», mais avec des arbres. L'air y tombe soudain à 27 °C. Trente degrés d'écart, au même moment, sur la même ville. Pas besoin d'innovation : la fraîcheur, on la connaît. Mais on l'a oubliée. Sétif n'est que la pointe émergée d'un iceberg brûlant. De Constantine à Biskra, de Souk Ahras à Tlemcen, la montée en température n'est pas qu'une affaire de météo. Elle est le symptôme d'un urbanisme qui assèche, qui simplifie, qui rase. Le problème, ce n'est pas la chaleur. C'est l'aménagement urbain. Ce que nos ancêtres savaient déjà On parle aujourd'hui d'innovation climatique, de solutions techniques, d'adaptation urbaine. Mais l'innovation, parfois, c'est juste se souvenir. Se souvenir qu'avant le béton, il y avait la pierre, la terre, le vent et surtout, le bon sens. Le M'zab comme modèle d'urbanisme climatique Nos ancêtres ont su rendre vivable ce qui ne l'était pas. Dans le désert, là où l'ombre ne s'improvise pas, ils ont inventé les oasis. Et pas seulement comme sources d'eau : comme systèmes urbains complets, organisés autour de l'ombre, de la circulation naturelle de l'air, de l'humidité maîtrisée, du rythme solaire. La vallée du M'zab en est sans doute l'exemple le plus éclairant. Un chef-d'œuvre d'habitat climatique : ruelles orientées pour canaliser l'air, couleurs claires pour réfléchir la lumière, matériaux poreux pour laisser respirer les murs, végétation pensée non pour décorer mais pour rafraîchir. Tout y était fonctionnel, sobre, précis. Et tout cela, rappelons-le, sans clim, sans goudron, sans dépendance au réseau électrique national, sans besoin de régler un climatiseur sur 18 degrés en plein après-midi. Une architecture systémique, née de la contrainte, mais portée par une intelligence collective. Ironie de l'histoire : cette intelligence semble s'être perdue jusque chez les Mozabites eux-mêmes, qui modernisent désormais à coups de parpaings, de PVC, de carrelage et de climatisation oubliant qu'ils vivaient déjà, depuis des siècles, dans l'un des milieux les mieux adaptés au climat saharien. Les falaises habitées : Ghoufi ou l'intelligence de la roche Un peu plus au nord, dans les gorges spectaculaires de l'Oued Abiod, les habitats troglodytes de Ghoufi offrent un autre exemple de cette intelligence climatique ancestrale. Là encore, rien d'exotique ni de miraculeux : les maisons, taillées dans la paroi rocheuse, s'insèrent dans le relief au lieu de le dominer. Résultat : une température naturellement régulée, été comme hiver, sans artifices, sans bruit, sans facture. L'épaisseur de la roche joue le rôle de tampon thermique, la disposition épouse la courbe du terrain, et l'espace intérieur reste frais, même sous le soleil brûlant. Ce qu'on appelle aujourd'hui avec emphase «architecture passive» n'était alors qu'une forme de logique vernaculaire, de bon sens appliqué à l'habiter. Et pourtant, là encore, cette sagesse a été abandonnée. On admire les maisons troglodytes depuis les belvédères, comme des vestiges pittoresques, pendant qu'on construit désormais sur le plateau, au sommet des falaises, dans des maisons en béton, climatisées, carrelées, totalement exposées. On regarde le modèle mais on l'oublie dès qu'il s'agit de construire. On l'imite, parfois, mais à l'envers. Médinas, Wast-eddar : un urbanisme pensé pour respirer Il n'y a pas que les oasis ou les falaises qui savaient dompter la chaleur. Les médinas algériennes, elles aussi, étaient des chefs-d'œuvre d'urbanisme climatique. La casbah d'Alger, celle de Constantine, celle de Tlemcen : toutes reposaient sur une science subtile de l'espace, une lecture du climat à l'échelle de la rue, de la ruelle, du palier. Aujourd'hui, elles tombent en ruines. Et avec elles, s'effondrent les logiques qui rendaient la vie possible, même en plein été. Prenez le Wast-eddar, le cœur de la maison. Toujours frais, souvent ombragé, organisé autour d'un bassin, parfois d'un citronnier ou d'un oranger. Ce n'était pas qu'un élément décoratif : c'était le noyau thermique de l'habitat. Un espace de régulation naturelle, pensé pour capter la lumière sans la chaleur, retenir la fraîcheur sans la cloisonner. La maison y menait par une entrée en chicane : succession de passages courbes, étroits, semi-ouverts, où l'air chaud se brisait peu à peu. Dehors, la ruelle rétrécissait à mesure qu'on s'y enfonçait, formant des coudes, des jeux d'ombre, des ruptures. C'était un chemin d'air, un filtre climatique à ciel ouvert. Ce n'était ni naïf, ni instinctif. C'était pensé. Aujourd'hui, on appelle cela «low-tech», «résilience», «sobriété passive». À l'époque, c'était juste vivre en accord avec le climat. On n'avait pas besoin de consommer de l'énergie. On savait la canaliser, la détourner, l'apprivoiser. Ce que nous avons perdu, ce ne sont pas des techniques. Ce sont des cultures de l'espace, des traditions de l'adaptation, des savoir-faire organiquement liés au mode de vie. Et au lieu de les réintégrer dans nos villes modernes, on les a relégués au musée, mis sous verre, folklorisés dans les brochures. Pendant ce temps, nos rues s'embrasent, nos murs transpirent, et nos urbanistes cherchent des solutions... qu'ils avaient sous les yeux. Réapprendre à construire avec le climat Alors, que faire ? S'abriter dans la nostalgie ? Non. Mais reconnaître que ce que l'on cherche à inventer fébrilement dans les bureaux climatisés, nous l'avons déjà pratiqué, humblement, depuis des siècles. Et qu'au lieu d'imiter les mirages en béton, verre et acier, il serait temps de réécouter nos propres villes, nos médinas, nos oasis, nos falaises. Notre tradition urbanistique n'était pas folklorique. Elle était climatique. L'enjeu n'est pas de revenir en arrière. Il est d'avancer autrement, en réintégrant dans l'aménagement ce que le béton ne dit pas : l'ombre, la courbe, la respiration, l'épaisseur, l'arbre. Penser les façades non comme des vitrines à vendre, mais comme des filtres à vivre. Redonner au patio sa centralité thermique. Interdire, pourquoi pas, certains revêtements absurdes en ville. Encourager les matériaux à inertie. Et surtout : réapprendre à construire avec le climat, pas contre lui. Ce n'est pas un caprice d'architecte. C'est un choix de civilisation. Une affaire de culture, de pédagogie, de politique publique. Et d'humilité. Car l'urbanisme n'est pas un outil de pouvoir. C'est une manière d'habiter le monde. Et quand il fait 58 degrés au sol, l'heure n'est plus aux effets de style. Elle est à la survie habitée. Élégante, sobre, enracinée. N.B : Les relevés de température mentionnés dans cet article ont été effectués à Sétif par l'auteur, au moyen d'un thermomètre infrarouge de surface, entre 12h30 et 14h00 durant le mois de juillet. Les mesures ont été prises à hauteur de sol sur différents matériaux (asphalte, béton, dallage, végétation), en conditions réelles d'exposition. Elles visent à illustrer les écarts thermiques concrets générés par les choix d'aménagement urbain. |
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