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De Flavius et Trajan à Omar et Karim

par Aissa Hirèche

«Omar et Karim », les mots sont écrits à la peinture rouge. Grands et incertains, les caractères qui figurent à côté de nombreuses autres inscriptions dénotent une malheureuse absence de culture. Ils trahissent l’indifférence marquée vis-à-vis du temps et soulignent le mépris à l’égard des hommes, de l’histoire et de la mémoire de l’humanité. «Tahar et S», «L et K»... autant d’inscriptions égarées, sans but ni raison, que l’on trouve partout où l’on va dans notre pays, notre pauvre pays où plus rien n’est comme avant.

Timgad ! La petite Pompéi, ou la Pompéi d’Afrique comme on l’appelle aussi. Ce site mondialement connu et célèbre à mille égards. Depuis la bibliothèque de Flavius à l’arc de Trajan, les vestiges sont là pour témoigner de la grandeur d’une ville et de la beauté d’une époque. Mais ceux qui connaissent bien l’endroit savent à quel point le site historique et culturel est dégradé. Ils savent à quel point nous n’avons pas su en prendre soin ou, plutôt, à quel point nous avons su en mener la destruction.

Timgad n’est pas un endroit quelconque pour permettre un accès non organisé et non réglementé à qui veut. Et il faudrait cesser de croire que le fait de faire payer les gens à l’entrée et le fait de leur ouvrir les portes de 9h à 17h (ou 18h selon les saisons) est une forme d’organisation. On ne devrait pas entrer à Timgad comme on veut. Le site est si précieux et les restes de ruines sont si importants à préserver qu’il faudrait nécessairement imposer les visites guidées à tout visiteur.

La visite guidée aura le double effet de cultiver les gens d’une part et d’empêcher, d’autre part, la défiguration idiote de l’endroit par des inscriptions non moins idiotes. Qui se rend à Timgad aimerait certainement en connaître l’histoire, en savoir quelques repères, quelques noms... il aimerait aussi déchiffrer quelques pages de ce grand livre à ciel ouvert. Que représentent ces constructions ? Des maisons ? Un marché ? Une place publique ? et pourquoi sont-elles ainsi faites ? comment se fait-il qu’à Timgad l’empreinte byzantine soit si présente à côte de l’art romain ? Toutes ces questions, le visiteur moyen doit sans doute se les poser à chaque mur, à chaque colonne, à chaque étal, à chaque marche... pourquoi n’a-t-on donc jamais pensé mettre sur place des guides qui expliquent aux gens et qui les éclairent ? Ce ne sont pourtant pas les guides qui doivent manquer ou qui doivent être difficiles à former. Il nous a été donné de discuter avec des jeunes du village qui bouillonnent de connaissances sur le site, depuis sa création jusqu’à nos jours...

Par ailleurs, il est fort curieux de constater l’absence de tout document, gratuit ou payant peu importe. A Timgad nul ne vous proposera une carte de la ville, un livret sur le site ou tout autre document qui vous renseignera sur quoi que ce soit. Seuls les jeunes du village offrent à la vente, juste à la sortie du site, quelques répliques grossières de l’arc de Trajan ou quelques autres objets en argile, à côté des inévitables robes, exactement comme celles qu’on trouve à Aomar, Ahnif, Menabaa El Ghozlane ou partout ailleurs en Algérie. Comme si l’endroit s’y prêtait, comme si là aussi certains voudraient étendre leur malheureuse idée de bazar hideux et insupportable. Il n’y a qu’à voir à Constantine ce que d’aucuns ont fait de la rue Didouche Mourad, cette belle rue élégante et témoin de la culture et de la civilisation de la ville et où l’on ne pouvait se priver du plaisir de s’offrir un café à «l’Excelsior » ou à «l’Alex », une rue dont les murs sont aujourd’hui tous éventrés pour laisser place à un bazar de bas étage où les robes de mauvais goût côtoyaient les robes de mauvaise couture sur toute la rue. De ville de culture, Constantine est en train de se transformer hideusement et sans retenue en un mauvais souk grandeur nature.

Mais là n’est pas encore l’essentiel à Timgad. Il y a plus important et plus urgent donc à stopper. L’idée de parsemer le site de fontaines n’est pas intelligente. Sur le plan culturel, l’idée est vraiment indigente. Les tuyaux qui relient les fontaines défigurent le site surtout qu’en les peignant ils ont touché la pierre datant de l’époque romaine avec leur peinture sans ton ni chaleur. Sur le plan commercial, il aurait été plus rentable de laisser les gens vendre de l’eau à l’extérieur du site. Sur le plan civilisationnel, mieux vaut ne rien dire car c’est tout simplement une catastrophe.

Le site n’est pas entretenu. Ces jours-ci on est en train de préparer le prochain festival et des taches d’huile de moteurs parsèment le pavé comme si un tracteur passe par là. Les projecteurs sont accrochés n’importe comment aux colonnes, avec du fil de fer. Un travail à la va vite, du n’importe quoi. Du bricolage comme nous en avons si bien le secret !

Quiconque passe ces jours par Timgad trouve la scène en place. Il trouvera aussi la trace de l’absence de tout entretien car, entre deux festivals, on oublie toujours Timgad. Et d’abord, pourquoi faut-il que le festival soit là où ils ont choisi de l’organiser ? Pourquoi doit-on, chaque année, laisser envahir Timgad par ces nombres incontrôlables de visiteurs dont beaucoup ne viennent ni pour l’histoire ni pour la culture mais juste pour se défouler d’un quotidien de plus en plus insupportable ? Pourquoi Timgad et ses ruines doivent-ils supporter ce nombre et ses bruits ? Cette agitation et son inutilité. La remarque vaut aussi pour Djemila qui est en train de suivre le même chemin malheureux que celui de Timgad. Nous pouvons aller jusqu’à poser la question de l’utilité de tels festivals au moment où dans certaines régions les gens ont grand besoin d’un peu d’eau. La culture d’un pays ne se mesure pas au nombre de festivals, ni au nombre de fontaines hideuses érigées anarchiquement sur les sites historiques. Elle se mesure, entre autres, à la sagesse dont les gens de ce pays font preuve pour préserver leur patrimoine.

Mais Timgad n’est pas seul dans cette misère imposée par les hommes. Allez donc à Ghoufi et ses majestueux balcons. Rien n’est aménagé pour vous faciliter l’accès. La route est pierreuse et dès que vous entamez la descente pour visiter les différentes ruelles et maisonnettes, vous êtes aussitôt agressés par des idioties dont les auteurs, sans aucun mérite sur cette terre, s’empressent toujours de griffonner dans la pierre leurs prénoms ridicules. «Salim et Ammar », «Ferhat et L. » comme s’ils représentaient quelque chose dans ce monde, comme s’ils signifiaient aussi quelque chose.

Descendez un peu plus bas et vous entendrez des cris, des hurlements comme si vous vous approchiez d’un asile de schizophrènes. Même en allant vers un jardin zoologique, on n’entend généralement pas de tels hurlements. Pourquoi ce comportement ? Pourquoi l’accès est-il libre à des endroits pareils ? Pourquoi laisse-t-on se détériorer un pareil patrimoine ? Pour tourne-t-on le dos à de telles richesses ? Aucun aménagement n’existe à part un restaurant que l’on est en train de construire. Un seul comme du temps du monopole alors qu’il devait y en avoir plusieurs. Et des cafés, et des commerces, et des guides et des cartes et des téléphones et tout ce qui doit exister à de tels endroits. Ghoufi est en train d’être laissé à l’abandon. Mais à côté de Ghoufi et de Timgad, il y a mille autres endroits qu’il convient de reprendre sérieusement en main avant qu’il ne soit trop tard. Sidi Okba, la ville où certaines constructions, d’après certaines affirmations, dateraient de plusieurs siècles est en train, elle aussi, de laisser s’effriter une mémoire unique. Les murs tombent, les toits aussi et les grands tas de terre remplacent peu à peu les constructions. Les visiteurs de l’ancienne mosquée ont certes le loisir de voir la sépulture de Okba Ibnou Nafâa et de son compagnon et lieutenant Bnou Dinar, il y a certes la possibilité de voir l’écriteau qui date du 8ème siècle (d’après nos informations) et même de contempler la grande porte offerte pour la mosquée un peu plus tard. A Sidi Okba, le fait que la mosquée abrite ces choses a contribué à leur préservation sinon tout aurait disparu avec le temps. Sidi Khaled, le village aux mille légendes et aux mille figures emblématiques. Le village où est enterrée la célèbre Hiziya de Benguitoune et rendue encore plus célèbre par Abdelhamid Ababsa, la fille de Ali BelBey enterrée très jeune dans ce village qui porte le nom de son fondateur Khaled Ibnou Sinane El Absi, de la tribu des Banou Abs, et qui arriva là durant la période entre les deux derniers prophètes, c’est-à-dire après Jésus et avant notre prophète Mohamed (QSSSL). Beaucoup, et parmi eux des gens de renoms tels Ezzamakhchari, Errazi et autres, avancent l’idée que Khaled Ibnou Sinane était un prophète (Nabi). La sépulture de Khaled Ibnou Sinane est visible et accessible à tout visiteur. Par manque d’organisation, il est permis à tout le monde de photographier ou de filmer cette sépulture et celles de la pièce d’à côté où Al Khalifa pratiquait le retrait (el khiloua) dans la très petite grotte qu’il avait creusée sous terre. Une grotte où l’indigence des comportements et la faiblesse des esprits fait allumer des bougies à des gens qui y viennent qui pour demander un enfant, qui pour demander un mari, qui pour autre chose, comme du temps de la Jahiliya !

Mais il y a autre chose que Timgad, que Ghoufi, que Sidi Okba, que Sidi Khaled... et que tous les autres sites... il y a l’Algérie qui perd chaque jour que Dieu fait quelque chose. Là, ce sont des jeunes qui se jettent à la mer, là ce sont des cadres qui font leurs valises, là ce sont les gens valables qui se retirent avec la mort dans l’âme, laissant la place à tous ces individus sans culture et sans connaissances et qui ne savent qu’une chose griffonner des bêtises sur les pierres et dans les coeurs des autres... et qui, sans honte et sans gêne, affirment tout haut et à la face du monde que c’est là la culture, eh ben dites donc !!! De Flavius et Trajan, de Okba Ibnou Nafâa et Khaled Ibnou Sinane El Absi à Karim et Omar, la réduction est exactement celle que d’autres font faire à notre culture !