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Quand la triche s'érige en institution, pourquoi le bac en ferait-il exception ?

par Abdelkader Khelil*

Chaque année à quelques jours des épreuves du bac, les « smartphones » sont pointés du doigt et face au fléau de la triche « high-tech », les pouvoirs publics tentent de prendre des mesures adéquates. Ils rappellent aux candidates et candidats qu'est interdite toute utilisation des téléphones portables et de tout appareil électronique permettant des échanges ou la consultation d'informations. Et comme dans un rituel maintes fois rabâché, il est alors exigé d'eux d'éteindre leurs appareils et de les remettre aux surveillants à l'entrée des salles d'examen.

Tout le monde est prévenu qu'en cas de fraude, les fautifs encourent des sanctions pouvant aller jusqu'à l'interdiction de passer le Bac pendant cinq ans. Mais pour autant, le personnel d'encadrement habitué à cette rengaine ne se fait aucune illusion quant à la garantie du : « zéro fuite » à l'amont d'un dispositif dont on a claironné « l'étanchéité » à torse bombé en guise de « cocorico » du satisfécit. Mais comment le serait-il, au regard de l'importance de la chaîne humaine qui gravite autour des sujets depuis leur élaboration, leur impression, leur conservation en des lieux supposés être sûrs, jusqu'à leur transport et leur ouverture en salles d'examen ? Non, madame la Ministre ! Tout le monde doit savoir que « zéro fuite » est une utopie parce que notre société traîne derrière elle un boulet, celui de la carence criarde en matière de civisme et notre État est loin d'être celui d'Oumar el Haq, le deuxième calife de l'Islam !

C'est vrai qu'il faut noter au passage un léger mieux dû à l'engagement et à la détermination de nombreux cadres administratifs, d'enseignantes et d'enseignants honnêtes en véritables commis de l'État. Il faut aussi relever la mobilisation sans précédent des forces sécuritaires ? dans un pays-continent de 6.000 Kms de frontières nécessitant une surveillance accrue -, la disponibilité de la protection civile et celle du secteur de la santé. C'est aussi, le prix payé par une forte sollicitation du budget de l'État à coup de centaines de milliards de centimes. Malgré cela, nous devons considérer à sa juste proportion l'intérêt mercantile que présente une telle opération qui attire cette « faune » de gens véreux qui monnayent en dinars ou en devises leurs services et/ou prestations, sans aucun scrupule. Pour avoir vendu leurs âmes au diable, alors qu'investis de la confiance de leur tutelle, ils marquent ainsi leur ingratitude. Mais savent-ils au moins faire la différence entre l'intégrité morale et la malversation ?

C'est pourquoi, la probabilité d'une fuite demeurera toujours quelque soit les mécanismes envisagés pour y remédier, combien-même s'il fallait garder toutes les candidates et candidats ainsi que le personnel d'encadrement tout au long de la durée des examens, sous surveillance en milieu clos. C'est là une constante dont il faudra bien tenir compte tant que notre société restera ce qu'elle est, c'est-à-dire, une entité peu sensibilisée sur les effets dévastateurs de la triche endémique à tous les niveaux de la pyramide Algérie, plus que partout ailleurs. Comme par fatalité, nous assumons cette tare tout en restant dans l'expectative, impuissants d'agir face à ce mur du silence qui procure le confort de la soumission à un désordre désormais permanent, établi dans le fonctionnement anarchique « mode jungle » de notre société tant que la priorité restera pour elle, celle de la recherche de la chose à prendre ou à manger sans se soucier de tout le reste.

Oui ! Force est de constater qu'on triche assez souvent pour devenir « représentants du peuple » sous l'habit usurpé de député ou de sénateur, voire ministre par défaut même de très, très courte durée ! Qu'on triche pour bénéficier d'une assiette foncière ou d'une terre à vocation agricole pour la transformer sitôt après en toute impunité et à des fins spéculatives, en hangar de stockage, en aire de fabrication de parpaings ou en showroom pour la revente d'engins ou de véhicules « made-in china », pour des unités d'assemblage sans valeur ajoutée pour l'économie nationale! Qu'on triche pour bénéficier d'un logement social en détruisant le patrimoine et la mémoire de nos médinas et casbahs, à la faveur de fortes intempéries ! Qu'on triche pour bénéficier du « dâam errifi » sans être agriculteur, tout en faisant le taxieur ! Qu'on triche pour s'accaparer un bout de trottoir ou d'espace vert ! Qu'on triche avec la sécurité sociale et même avec les aides destinées aux plus nécessiteux à l'occasion du mois de Ramadhan ou de la rentrée scolaire ! Qu'on triche par branchements illicites sur les réseaux publics d'électricité, de gaz et d'eau potable ! Qu'on triche avec le fisc en ne payant jamais d'impôts ? Qu'on triche ? Qu'on triche encore et encore sans aucune limite et au détriment de gens honnêtes qui observent impuissants l'injustice qui leur est faite, par la faute de l'État laxiste prompt à lâcher très souvent du lest ?

Alors ! Pourquoi s'étonner de la triche lorsqu'elle provient de nos jeunes aux examens, quand leurs ainés, apprentis grands tricheurs sont là pour leur indiquer la voie à suivre ? C'est pourquoi, au lieu de déployer des efforts conséquents pour réviser leurs cours et rattraper leurs retards, bon nombre de jeunes filles et garçons qui n'avaient pourtant rien à faire au lycée s'il y avait un véritable système performant d'orientation, préfèrent - pour avoir séjourné dans leurs établissements comme dans une « crèche d'adultes » en enfants gâtés et gâteux passant leur temps à perturber leurs camarades - redoubler « d'ingéniosité » pour mettre en place des stratagèmes de triche tout droit sortis des films d'espionnage. Ils sont aidés en cela par des parents irresponsables, arrivistes, friands de gain facile qui leur fournissent l'argent sans contrepartie de réussite dans leurs études, tout en s'inquiétant de la rupture des importations des fruits exotiques, dont leurs rejetons en raffolent. De la montre-téléphone au stylo-téléphone en passant par l'oreillette intra-auriculaire sans fil, les gadgets « high-tech » mode James Bond viennent alimenter cette triche habilement élaborée et préméditée pour être considérée comme un acte malhonnête à réprimander afin de veiller au respect du principe de l'égalité des chances pour toutes et pour tous, au titre de l'exercice des missions d'un État juste. Alors oui ! Rien n'empêche en effet un candidat de dissimuler un « smartphone » et de le consulter à la faveur d'une pause toilette autorisée ? Complices à l'extérieur ou sites et blogs dédiés à la fraude feront le reste.

Tout se passe donc comme s'il s'agit là d'un jeu où le gagnant n'est plus forcément celui qui a trimé toute l'année et passé bien des fois des nuits blanches pour se préparer sérieusement à affronter les épreuves, mais plutôt celui qui aura montré sa grande capacité et son ingéniosité à faire sauter tous les verrous et les obstacles légaux pour arriver à étaler toute « sa classe » et son savoir-faire de tricheur hors-normes dont-il pourra par la suite s'en vanter et s'en prévaloir dans le monde de la « kfasa » qu'est devenue notre Algérie ! Triste société que celle qui comme la nôtre fait du tricheur d'aujourd'hui : le cadre de la « nation estropiée » de demain ! Mais où allons-nous à ce rythme de la malfaçon et de l'impunité à grande échelle ? Que faire ? Oui ! Il faut croire que : « Babor aghrag » n'est pas que le titre d'une pièce théâtrale de divertissement écrite par Slimane Benaïssa et jouée par la troupe de feu Abdelkader Alloua ! C'est bien là, la vie de notre société au quotidien ! Gloire à toi, l'artiste pour avoir su anticipé sur la crise morale que vit notre société d'aujourd'hui ! Oui, je sais mon brave que de là ou tu es, tu dois te dire que nous sommes bien à plaindre !

Et dire qu'autrefois, la triche se limitait juste à d'insignifiants pense-bêtes introduits dans les chaussettes, collés sur l'avant-bras ou cachés dans des stylos à plume? Qu'à cela ne tienne, chez-nous une candidate a tenté en 2016 le tout pour le tout en s'équipant d'une puce électronique à communication satellitaire. Puce scotchée à l'oreille, elle se faisait dicter les réponses par un camarade à l'extérieur. Surprise par le surveillant, elle a finalement dû troquer sa copie contre un procès-verbal de reconnaissance de fraude. Ne pouvant attendre 5 années avant de repasser son Bac, ces parents finiront sans doute par la marier. Elle aura peut-être des enfants, mais nous ne saurons jamais s'ils deviendront tricheurs comme-elle ! « Mayanfâa ghil assah », n'arrêtaient pas de nous le répéter nos parents comme pour nous dire que la vraie réussite et celle de l'effort fourni par soi-même! Gloire à vous vénérables anciens, talentueux éducateurs et moralisateurs qui fûtes inspirés par la sagesse des terroirs féconds. Merci de nous avoir transmis ces valeurs qui nous permettent de mesurer avec cependant beaucoup de tristesse, tout le décalage qui existe entre la société respectable d'antan et celle désaxée, déstructurée mais aussi méprisable d'aujourd'hui !

Alors ! Que faire contre ces outils que la jeune génération s'approprie ? Le brouillage des ondes serait une possibilité, diraient certains « futés » prompts à réduire au silence toute une société et une jeunesse avide de communication libre sur les réseaux sociaux et l'Internet, à défaut de la priver d'oxygène ! Cela est illusoire répondent les autres lorsque l'on considère l'impact négatif sur les activités économiques provoqué par l'absence d'Internet! Faut-il éviter les épreuves de restitution et proposer plutôt davantage d'oraux ? Faut-il concevoir des épreuves jugeant plus le raisonnement, la logique, l'esprit de synthèse que le parcoeurisme et la restitution de cours ? Tout ce questionnement pour dire, que notre système de formation et d'enseignement doit-être revu de fond en comble. Cela nécessite un débat sérieux sans chercher à le faire par mimétisme du système d'éducation français qui est loin de constituer un modèle de référence à l'échelle mondiale puisque n'étant qu'au 25ème rang dans le classement PISA, c'est-à-dire après tous les autres pays de l'Union européenne et ceux d'Asie.

À ce sujet, il est bon de rappeler ce qu'Andreas Schleicher directeur de l'éducation et des compétences, chargé de la politique de l'éducation, au sein de l'OCDE nous dit : « Le monde moderne se moque bien de ce que vous savez. Il s'intéresse à ce que vous savez en faire. Il a besoin de gens créatifs, capables de croiser les sujets quand l'école française fait encore trop réciter des leçons. En France plus qu'ailleurs, on n'enseigne pas suffisamment ce qui sera pertinent pour réussir sa vie ! »

C'est vers les systèmes d'éducation qui sont les exemples les plus éloquents en la matière, qu'il faudra se tourner. Si l'on considère qu'il suffit qu'un étudiant se sente mal le jour de l'épreuve du Bac et ne donne pas le meilleur de lui-même, pour que l'ensemble de son année soit remise en question, s'impose alors l'idée de revoir et de redéfinir les modalités d'accès à l'enseignement supérieur. Il ne s'agit pas d'abandonner toutes les épreuves du Bac, mais de proposer éventuellement un mixage entre les contrôles continus et les examens de fin d'année. C'est le choix qu'ont fait par exemple des pays scandinaves comme le Danemark pour prendre à contre-pied les tricheurs au « A-Level », équivalent du Bac. L'évaluation s'appuie sur la réflexion, la recherche et l'utilisation d'informations par autorisation d'accès à l'Internet, tout en posant des limites : mails, messages instantanés et plagiat sont interdits et les historiques de navigation sont étudiés à l'issue de l'épreuve. Voilà un exemple dont-il faut s'inspirer, pour peut qu'on songe à recycler le corps enseignant !

Chez-nous le malaise est tellement plus profond que nous assistons impuissants à une « fossilisation » et une stratification des problèmes que nous n'avons pas su régler en leur temps, c'est-à-dire tout au long d'au moins trois décennies ! Alors ! Quelle évaluation pouvons-nous faire du système éducatif en termes de résultats scolaires ? Pour rappel, Mme la ministre s'était déjà exprimée à ce sujet en se basant sur une enquête réalisée en 2013 par son propre secteur. Cette étude nous apprend que sur 1.000 élèves au primaire, 657 arrivent en cinquième année primaire, 550 en première année d'enseignement moyen, 397 en quatrième année d'enseignement moyen, 150 en première année secondaire et 41 élèves seulement, soit 4% décrochent leur Bac sans redoublement. Les 959 élèves restants font l'objet de redoublement, d'abandon ou d'échec scolaire. C'est dire que le coût de formation d'un bachelier demeure exorbitant sans qu'il ne soit celui d'un produit scolaire fruit d'une école d'excellence, puisque en graduation les chiffres des étudiants redoublants en première année - 50 à 80% selon l'université- sont effarants.

Et comme si cette situation lamentable ne suffisait pas, des forces occultes tapies dans l'ombre agissent pour maintenir l'institution éducative dans son atmosphère délétère et de sinistrose afin d'enfoncer durablement notre société dans sa faillite et sa fragilité, en espérant la couver au moment opportun, c'est-à-dire lorsqu'elle aura atteint sa déliquescence totale telle que programmée, voulue et souhaitée à partir de chez-nous et de l'étranger. Le but recherché est de ne pas permettre la formation continue d'une élite capable à long terme de redresser la situation du pays et de défendre les intérêts vitaux et stratégiques de notre société. Alors oui ! Tant que la société n'a pas conscience de ce qui se joue dans cette institution à contre-courant de ses propres intérêts, « le bateau école » ne peut qu'échouer sur le rocher de l'insouciance, de la démission collective et les coups de barre donnés à « bâbord » puis à « tribord » par couches de successives « réformettes » qui resteront sans aucun effet majeur sur l'indispensable et utile changement de cap et ce, quelque soit la vaillance du capitaine et ses capacités de résistance aux tempêtes.

Si le capitaine à bord paraît déboussolé face à cette situation alarmante, c'est parce qu'il ne dispose pas d'un plan de navigation totalement inscrit dans un authentique projet consensuel de société ? Dans ce cas et malgré toute sa bonne volonté, il ne peut agir que par à-coups en essayant de rafistoler son embarcation ? mitée de partout- afin d'éviter qu'elle ne prenne davantage l'eau, retardant ainsi l'échéance de la voir chavirer et couler, comme pour celle des « harragas » ! Alors oui ! Nous sommes en droit de nous interroger et de nous inquiéter à raison sur le devenir des travaux de la commission Benzaghou sur la réforme du système éducatif créée par décret présidentiel N°2000-101 du 9 mai 2000, chargée d'établir une évaluation du système éducatif, d'en faire le diagnostic et d'étudier en fonction de cette évaluation, une refonte totale et complète du système dans ses différents volets constitutifs : éducation, formation professionnelle et enseignement supérieur.

Qu'est devenu le rapport élaboré par cette structure composée de 161 éminents experts et pédagogues ? Tout le monde s'accorde à dire que c'était là un travail colossal et exceptionnel accompli mais sans qu'il ne soit pris en compte, à l'exception de l'introduction du système LMD. Alors pourquoi ce silence ? Pourquoi toute cette énergie perdue ? Pourquoi tout ce temps gaspillé et ce manque à gagner dans le sens du progrès d'autant que notre société sombre de plus en plus dans la médiocrité ? Nous pouvons dire autant de la commission S'Bih sur la réforme administrative et son rapport de plus de 1.000 pages, comme pour biens d'autres dossiers aussi importants qu'utiles pour l'émancipation et la réforme de notre société ! A-t-on décidé de se faire « hara-kiri » en négligeant les recommandations de nos experts et de nos élites ? Y-a-t-il un obstacle à la faisabilité et à l'opérationnalité des réformes proposées ? Pourquoi devons-nous rester dans l'ignorance de ce qui concerne l'avenir de notre pays ? N'a-t-on pas le droit de savoir ce qui se passe chez-nous et que nous devons entreprendre pour remédier à cette situation catastrophique? Partant du principe que c'est l'éducation qui influence fortement et reflète le comportement de toute société, il est donc important de reconnaître à l'école, un large socle de valeurs et d'objectifs communs sur lesquels doivent se fonder le programme scolaire et le travail des établissements.

À la base se trouve la conviction que l'éducation est la voie royale qui conduit au développement spirituel, moral, social, physique et intellectuel, et, par voie de conséquence, au bien-être et à l'épanouissement de l'individu. L'éducation est aussi la voie qui mène à la véritable égalité des chances pour tous, à une démocratie saine et juste, à une économie productive et à un développement durable. Elle doit donc encourager la valorisation des individus. Elle doit aussi réaffirmer notre engagement dans les valeurs de vérité, de justice, d'honnêteté, de confiance et de sens du devoir. Elle doit nous rendre capables de nous adapter, aux défis d'un monde qui est en évolution constante qui change rapidement, avec la mondialisation de l'économie et de la société, les nouveaux modes de travail, de loisir et la rapide expansion des technologies de communication?

*Professeur