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Méga-centrale technologique au ministère de l'Enseignement supérieur : entre l'annonce et la réalité

par Dr. Mohand Tahar Belaroussi *

« Faites ce que vous croyez devoir faire, et croyez en ce que vous faites. Tout le reste n'est que perte de temps et d'énergie», NISARGADATTA

L?annonce largement rapportée par la presse nationale faite par le directeur général de la recherche scientifique et du développement  technologique auprès du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique le mardi 21 avril 2015 à propos de la méga-centrale technologique du Centre de Développement des Technologies Avancées (CDTA) de Baba Hassan (Alger), à l'occasion de la première rencontre algéro-espagnole sur les perspectives de coopération en matière de recherche scientifique et de développement technologique, m'interpelle au plus haut point d'une part en tant que chercheur et spécialiste dans le domaine technologique en question et d'autre part, le sujet sous-jacent pourrait constituer un enjeu stratégique pour le pays comme nous l'avons amplement illustré ailleurs [1]. Ladite annonce mérite donc de notre part un meilleur éclairage afin d'éviter toute confusion et une expression sans détour d'une opinion à laquelle se souscrira tout chercheur digne de ce nom.

Bien que le sujet ait été traité plusieurs fois dans nos contributions parues dans ce même respectable journal ?Le Quotidien d'Oran', la présente se veut donc un rappel opportun et un complément d'informations.

Dans cette annonce, l'utilisation du terme «mega», pour parler du projet de salle blanche en cours de réalisation au CDTA et non en phase d'expérimentation, prête à confusion si l'on se réfère à sa définition habituelle. Nous pouvons remarquer que son utilisation est plutôt très en vogue dans le milieu industriel international du secteur des semi-conducteurs. Ce terme renvoie à une des trois catégories des usines de sous-traitances des semi-conducteurs (Fab). Celle-ci est caractérisée par sa capacité de production entre 30 000 et 80 000 tranches de silicium par mois, et son coût variant entre 3 à 4 milliards de dollars. A titre d'exemples, la société taïwanaise TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Company) vient d'annoncer qu'elle investira pour l'équivalent de 16 milliards de dollars pour la construction d'une usine gigantesque dans le ?Central Science Park, Taichung', pour fabriquer l'A10 d'Apple [2]. Soit le coût de dix centrales nucléaires !

Bien que TSMC n'ait pas donné de détails, nous pouvons, néanmoins, supposer que la nouvelle usine de TSMC sera une GigaFab capable de produire plus de 100 000 tranches de silicium par mois et de graver en dessous de l'échelle du 20 nm (Un nanomètre = un milliardième du mètre = 10-9 m). Que penser par exemple de cette société appelée ?Global Foundries' pour produire des puces de silicium pour IBM et d'autres clients ? Cette usine, qui est de la taille de six terrains de football, embauche plus de 1100 travailleurs ! [3].

Par contre, la Centrale technologique du CDTA, ou plutôt salle blanche, - comme il en existe déjà un peu en Afrique, Egypte, Afrique du Sud et celle de Tunisie en cours de construction pour ne citer que ceux-là [4], [5], [6], permettrait de réaliser des circuits et dispositifs de démonstration uniquement dans une technologie ancienne à l'échelle de 1 micromètre (1 millionième de mètre) ! ? n'est pas une mégaFab. Contrairement à l'annonce, elle n'est pas destinée non plus au développement des nanotechnologies. Elle est tout simplement une plateforme dédiée entre autres à la formation spécialisée et non à la production de masse. Voyant ces limitations nous avons suggéré son extension vers le développement d'activités de recherche en microsystèmes. Etant donné que les équipements associés à la technologie de fabrication de puces à mettre en place au niveau de cette centrale datent de plus 20 ans, l'activité de recherche en conception devrait être réorientée vers les applications transversales spécifiques et non orientée vers la production en série. Celles-ci ne nécessitent pas des nœuds aussi avancés que ceux pour les applications télécommunications, multimédia, microordinateurs personnels, etc. qui exigent des procédés à l'échelle nanométrique. Il est donc illusoire de penser que l'on pourrait tenir un rang en matière de production et d'exportation de puces dans le marché mondial ni même de répondre aux opérateurs locaux dans ce domaine des hautes technologies. La vérité est bonne à dire. Cela tient tout simplement au fait que cette centrale technologique en cours de réalisation au CDTA est très loin de se substituer à une usine de production de puces, une question déjà évoquée avec un ex-ministre de l'Intérieur. En l'absence de vision stratégique et de plan ambitieux visant l'excellence technologique, on n'insistera jamais assez pour dire que le bon sens dicte une solution simple et économique, c'est-à-dire d'investir dans les segments aval, de conception, à notre portée en tant qu'alternative pour réaliser des dispositifs et des puces avec un embarras du choix de filières technologiques industrielles accessibles à travers ces fonderies internationales de sous-traitance comme le font d'ailleurs les grandes entreprises d'électronique du monde. Les coûts de fabrication de prototypes varient entre quelques centaines et quelques milliers d'euros et avec des délais de fabrication très courts de l'ordre de 3 mois, alors que le coût de développement de circuits varie entre 9 et 46 millions d'euros pour des technologies allant du 130 nm au 65 nm. Donc, le choix est vite fait.

Il est donc, encore une fois, tout aussi illusoire de laisser croire que dans les prochaines années, l'Algérie serait capable de produire des puces algériennes qui seront utilisées dans les portables, les documents biométriques, les cartes Chifa et les cartes bancaires. Là également, une autre confusion entre la technologie et l'application embarquée sur la puce électronique. Cette dernière est distincte. Elle est de nature software qui suit un autre processus en externe de la salle blanche réalisée par d'autres spécialistes.

L'activité autour des applications embarquées sur les puces électroniques n'est pas encore prise en charge par les laboratoires de recherche en particulier pour certains projets nationaux d'intérêt stratégique pour le pays. A titre d'exemples, la personnalisation de la puce biométrique pour le passeport algérien est faite par un savoir-faire et des utilitaires étrangers. Par contre, HB technologies, une compagnie algérienne privée, développe son savoir pour la personnalisation des cartes à puces pour le compte, entre autres, d'Algérie-Poste et pour les compagnies de téléphonie installées en Algérie. Les puces vierges utilisées par cette compagnie sont achetées de l'étranger dont le coût de production d'une puce varie entre 0.02 et 5 euros. Cette activité est un autre segment à notre portée sur lequel il y a lieu d'articuler une stratégie tournée vers l'e-gouvernance. Cependant, ceci n'est pas le sujet traité dans cet article, mentionné uniquement pour lever l'équivoque précitée.

Cependant, l'alternative que nous prônons pour avoir prise sur le secteur de la micro/nanoélectronique où se produisent la majorité des évènements majeurs au niveau mondial, tant souhaité et susceptible de favoriser l'adhésion et la collaboration entre les différents partenaires dans les segments d'activité du secteur à haute valeur ajoutée, est celle que nous avons déjà proposée et ce que nous pourrions appeler un ?Ecosystème cohérent'. Celui-ci se définit, pour rappel et comme le montre l'exemple du Maroc [7], par les lignes de force interdépendantes d'une stratégie qu'il conviendrait de mettre en place susceptible de voir naître l'innovation et l'entrepreneuriat technique que nous résumons ici en quelques mots :

redéployer les thématiques de certains laboratoires universitaires et centres de recherche autour de la micro/nanoélectronique afin d'orienter l'ensemble du potentiel en amont de l'innovation, sur quelques segments aval porteurs d'avenir.

l favoriser et encourager le transfert vers notre pays des segments d'activités d'innovation, ciblant des objectifs économiques en fonction de la demande des marchés internationaux qui seront appelés à employer une main-d'œuvre locale avec notamment sa mise à niveau par la formation.

accorder de l'importance au problème actuel de l'enseignement de l'électronique qui est, dans une large mesure, celui de son adéquation aux réalités de la révolution scientifique et technologique, adéquation qui ne peut se réaliser concrètement que dans le contexte actuel d'une rénovation du contenu des programmes de formation et d'une mobilisation pour le développement de la filière, c'est-à-dire une promotion de l'éducation et la formation supérieure et de l'excellence tant dans le cadre formel qu'informel.

développer plutôt une véritable politique des pôles de compétitivité qui doit permettre à plusieurs acteurs de s'associer afin de mutualiser des moyens et de donner plus de visibilité nationale et internationale (entreprises, universités, grandes écoles, organismes de formation, organismes de services, ?) autour d'une stratégie commune à traduire en programme d'action concret. En guise de conclusion, nous espérons que cette humble contribution retiendra toute l'attention requise de nos dirigeants pour répondre aux attentes des nouvelles générations et celles à venir en mettant à contribution l'expertise acquise dans ce domaine par les compétences nationales loin de toute marginalisation. Ils doivent éventuellement affirmer leur volonté au travers d'une politique audacieuse et réfléchie de recherche scientifique et de développement technologique avec beaucoup plus de rationalité et d'intelligence. Faute de quoi, les nouvelles démarches n'aboutiront à aucun résultat valable et s'ajouteront aux échecs précédents, que l'histoire enregistrera sur le compte de ceux qui en sont responsables. La remise en cause de la programmation quinquennale de la R&D, lui substituant une Loi d'orientation, fragilise la mobilisation nationale autour d'objectifs stratégiques. Les nouveaux fonds qui seront alloués à la recherche scientifique seront encore perdus et l'investissement n'est finalement pas rentabilisé.

* Directeur de recherche/CDTA

Référence :

[1] Secteur des Semi-conducteurs : Eclairage stratégique pour le Président de la République, Le Quotidien d'Oran, 9 février 2010.

[2] http://www.electronicsweekly.com/news/business/tsmc-build-16bn-mega-fab-2015-02/

[3] Analyse de l'impact de STMicroelectronics sur l'emploi et le pôle économique Grenoble-Isère, Chambre de Commerce et d'Industrie de Grenoble, Rapport final, Mai 2012

[4] http://www.aucegypt.edu/research/jameel/facilities/Pages/default.aspx

[5] http://www.up.ac.za/carl-emily-fuchs-institute-for-microelectronics-cefim#nogo

[6] http://www.technopole-sousse.rnrt.tn/fr/activites_details.php?id_detail=1

[7] http://www.microelectronics.ma/index.php?lang=fr