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De l'insoutenable fragilité du système de santé

par Iddir Mohamed*

« La souffrance est privée, la santé est publique »P. Ricœur

Il est bien facile de disserter sur les vicissitudes, les dysfonctionnements et autres déconvenues de notre système national de santé. En effet, qui parmi nous, vivant en ce pays, quelle que soit sa position, n'a eu à pâtir si ce n'est dans sa chair dans son entourage, de quelque épisode kafkaïen en matière de prise en charge d'un problème de santé. Selon les cas, l'expérience aura été vécue comme absurde, injuste ou révoltante, mais toujours douloureuse.

Cependant, à la façon de l'arbre qui cache la forêt, la souffrance des individus cache ce grand mal qui est la déroute du système national de santé dont les effets les plus pernicieux ne sont pas forcément les plus spectaculaires.

Pourtant, pour inquiétante qu'elle soit, cette situation donne lieu à très peu de questionnements dans le débat public. Et quant cela advient, c'est souvent à la faveur d'une mésaventure personnelle des intervenants. La question est alors forcément abordée sous un angle qui relève plus de la catharsis que de l'analyse objective, et souvent, cela se résume à désigner un bouc émissaire choisi parmi telle ou telle autre catégorie du personnel hospitalier.

Par ailleurs, les faiseurs d'opinion de tous bords, en gens bien avisés, ont pour la plupart pris le parti de prévoir en bonne place dans leurs carnets quelques noms de professionnels bien placés pour se prémunir au cas où par malheur ils devaient recourir à l'hôpital, de la rude épreuve de l'aléatoire.

Ils peuvent par conséquent en toute tranquillité détourner pudiquement les yeux de ce réceptacle de la souffrance et de la misère humaine qu'est l'hôpital public, dont les malheurs sont perçus comme une inévitable fatalité.

- Et pourtant, il y'aurait beaucoup à dire !

SI LA POLITIQUE DE SANTE M'ETAIT CONTEE?

Car préservation de la santé des citoyens, avant d'être une prestation de service des professionnels du secteur de la santé, est d'abord une politique mise en œuvre par les pouvoirs publics. Mission régalienne de l'état par excellence, la politique de santé est financée, administrée et théoriquement évaluée et régulée par les pouvoirs publics.

Or, qu'en est-il de cette politique ? Son instrument est une loi sanitaire qui date de 1985. Bien que plusieurs fois replâtrée à coup d'ordonnances présidentielles, elle s'avère actuellement totalement inadaptée suite aux différentes mutations qu'à connu le pays tant sur les plans sociodémographique, économique qu'épidémiologique.

Certes, nous ne renions pas l'ère de grandes réalisations post?indépendance et les réels progrès enregistrés en termes d'amélioration de la santé de la population.

Mais le fait est que même après que se soient estompés les effets de la parenthèse tragique de la décennie noire (il faut rappeler à ce propos que des hommes et des femmes ont durant ces longues années tenu à bout de bras le tissu sanitaire national, dans des conditions très difficiles, parfois au péril de leurs vies alors que nombre de leurs collègues et autres donneurs de leçons d'aujourd'hui étaient partis se réfugier ici ou ailleurs) et alors même que la situation financière du pays s'améliorait, nous sommes entrés dans une ère de contre-performances et d'insatisfactions tous azimuts qui tranchait paradoxalement avec l'augmentation des moyens alloués au secteur.

Manifestement, quelque chose ne tournait plus rond et il fallait des réformes, s'est-t-on accordé à dire. Le chantier de la révision de la loi sanitaire a été ainsi ouvert en 2003, dans la foulée du vent de réformes qui avait soufflé alors sur le secteur de la santé. Dans un formidable élan enthousiaste qui avait suscité bien des espoirs, un projet de loi avait été alors soumis alors à une large concertation qui avait associé tous les acteurs de la santé. Hélas et mille fois hélas ! Le vent des réformes est vite retombé, et le projet de loi, de manière incompréhensible, remisé aux oubliettes. Cette réforme qui avait pourtant pour slogan «l'homme au cœur des réformes » s'est limitée à éponger la dette des hôpitaux et multiplier les structures et les achats de matériels. Quant à la ressource humaine, elle fut invitée à continuer sa longue traversée du désert.

De cette la fameuse réforme hospitalière, il nous reste ce pompeux changement d'appellation que le ministère de la santé traine depuis comme une casserole. Car dans le même temps, inexorablement, les contre-performances s'accumulaient.

Les programmes nationaux de santé de naguère, fierté de notre pays, commençaient à battre de l'aile. Même les programmes de vaccinations connaissent des perturbations inimaginables, mêmes aux pires temps de la disette financière. L'acquisition de nouvelles technologies médicales n'a eu aucun impact mesurable sur le niveau de santé de la population notamment parce que les segments de soin en amont et en aval ne suivaient pas, tandis que des procédures que les personnels maitrisaient parfaitement auparavant étaient abandonnées.

Sur le versant du financement, la contractualisation des établissements de santé qui devait assurer en même temps la rationalisation et la transparence dans les dépenses de santé a buté sur tellement d'embûches qu'elle n'a pu être mise en œuvre à ce jour malgré les injonctions répétées du Président de la République.

Plus près de nous, l'agence du médicament dont la mise en place a été annoncée comme une mesure technique urgente prise au niveau gouvernemental pour remédier à la crise sans précédent qu'à connu la distribution du médicament, et dont les effets dramatiques sur la prise en charge des malades sont loin de s'estomper, n'a pas encore vu le jour plusieurs mois après cette annonce.

Tout se passe comme si de la politique de santé au sens d'actions cohérentes planifiées et cordonnées en vue d'atteindre des objectifs préalablement fixés, il n'y en avait plus. Le système de santé est plongé dans une sorte de catalepsie, remué ici et là par de petits soubresauts épisodiques au gré des urgences ou des ministres du moment.

La performance ne repose plus que sur la bonne volonté des individus, qui en plus, devaient servir de tampon aux mécontentements d'une population de plus en plus exigeante.

Vu de l'intérieur, le système de santé semble fonctionner comme? la soupe populaire : des moyens sont alloués, avec le vague sentiment d'avoir été généreux plus que de raison, sans chercher vraiment à savoir ce qui est mis dans la soupe ni à quoi ont servi les repas, le tout est qu'il n'y ait pas de remous !

Et le fait n'a semblé globalement déranger ni le pouvoir législatif, censé pourtant incarner les aspirations du peuple y compris à une couverture sanitaire de qualité, et encore moins l'exécutif. Car c'est un fait, pour les pouvoirs publics, les priorités sont ailleurs.

Certains responsables de premier plan vont d'ailleurs jusqu'à afficher ouvertement leur conviction que le système de santé est un secteur irrémédiablement contre-productif dans lequel il est vain d'investir des efforts de redressement.

Tout bien considéré, les travers du système de santé sont le parfait exemple d'un échec retentissant dans la mise en œuvre d'une politique publique.

L'absence de politique claire dans le secteur de la santé, en plus d'être la cause directe de la perte d'efficience et des contre performances déplorées par tous, a eu d'autres conséquences. L'absence d'un projet commun dans lequel peuvent se reconnaître les personnels de la santé, qui peut fédérer les énergies, le sentiment de la navigation « à vue » et l'ingratitude ambiante ont entrainé chez certains de la démobilisation, du désinvestissement et un repli sur des valeurs individualistes.

Au lieu de tenter de refréner cette tendance, ne serait-ce que parce qu'elle compromet l'efficacité de l'organisation sanitaire, les pouvoirs publics l'ont au contraire encouragée.

UNE PLAIE BEANTE: L'ACTIVITE COMPLEMENTAIRE

Un témoin de la légèreté avec laquelle est abordée la question de l'organisation du système de santé par nos pouvoirs publics, est la question de la tant décriée, et pourtant inamovible, activité complémentaire.

Le principe d'accorder aux praticiens spécialistes du secteur public le droit de vaquer à une activité dite complémentaire dans le secteur privé a été dans les années 1990, un dérivatif adopté pour faire face à des demandes d'augmentations salariales à une époque où la trésorerie de l'état était dans l'incapacité matérielle d'y répondre. Accordée initialement aux praticiens spécialistes hospitalo-universitaires, elle a été vite élargie à tous les autres, pour faire consensus.

En fait, actuellement, cette pratique est tellement ancrée dans les établissements formateurs, que beaucoup de spécialistes frais émoulus, particulièrement dans les spécialités réputées lucratives (spécialités chirurgicales, imagerie médicale,?), l'intègrent dans leur bagage comme un composant à part entière de la pratique médicale spécialisée !

De fait, elle s'avère être le plus puissant facteur de déstructuration qu'ai jamais connu le secteur de la santé. En effet, l'activité complémentaire a totalement gangréné la corporation médicale et même les autres catégories de personnel. Les abus et les excès engendrés par cette mesure échappant à tout contrôle, et qui parfois frisent le délictuel, sont maintenant bien connus de tous.

Déjà, dans le trop court âge d'or de la réforme hospitalière, un ministre de la santé avait, au vu de ses aspects négatifs sur le fonctionnement du système de santé pris l'initiative courageuse d'obtenir un décret présidentiel excluant de cette activité les praticiens occupant des postes de responsabilité. Décret allègrement piétiné depuis, à coup de dérogations ministérielles, sous la pressions de lobbies médicaux, qui eux, n'ont la plupart du temps pas besoin de recourir à la grève pour se faire entendre !

Par contre, les seuls à avoir dénoncé de manière officielle et avec constance cette pratique sont ceux-là même qui sont en train de multiplier actuellement les grèves pour interpeller les pouvoirs publiques et l'opinion sur les périls qui menacent le système public national de santé. Le syndicat des praticiens spécialistes de la santé publique est le seul à avoir demandé le gel de cette mesure en attendant la mise en place de garde-fous efficaces contre toutes ses dérives. Aussi, faire l'amalgame entre les spécialistes de santé publique grévistes et les abus de l'activité complémentaire comme on le voit faire ici et là relève soit de la bévue, soit de la manipulation.

Au contraire, ses excès sont dans une certaine mesure sciemment tolérés par certains responsables, soit parce qu'ils sont le fait de notabilités faisant figure d'intouchables, soit plus prosaïquement parce que les personnels ainsi « gratifiés » n'ont aucun intérêt à se compromettre dans des mouvements de contestation, constituant en cela un gage de « tranquillité » pour le responsable.

Même les responsables gouvernementaux s'en servent comme argument à opposer aux demandes de revalorisations salariales, voire même pour jeter l'opprobre sur toute la corporation lorsque ces demandes deviennent insistantes. Mais les effets pernicieux sont tout simplement ignorés, et ne suscitent en soi aucune mesure, ce qui reste tout de même surprenant.

Dénoncer et condamner les abus ne suffit pas. Tous devraient se demander pourquoi l'activité complémentaire revient au galop chaque fois qu'on tente de la chasser, contournant les lois et même un décret présidentiel? voilà qui serait sans doute autrement plus constructif.

UN TROMPE-L'?IL: LE SERVICE CIVIL

Une autre question qui enseigne sur l'absence d'une réelle politique de santé est la question du service civil imposé pour les praticiens spécialistes de la santé publique.

Le service civil est certes une décision politique au départ. Mais toute bonne politique se doit d'être normalement évaluée et rectifiée au besoin. Malheureusement, le service civil est actuellement posé comme un dogme derrière lequel se retranchent aveuglément les responsables du ministère de la santé pour rejeter toutes propositions de solutions aux graves problèmes que pose la couverture médicale du territoire national en soins spécialisés, et dont pâtissent aussi bien les populations que les médecins spécialistes auxquels il est imposé.

Le service civil s'est en effet révélé inopérant car il n'a pu répondre régler réellement le problème de la couverture en soin spécialisé, que les autorités semblent réduire à la seule présence physique d'un médecin spécialiste. L'affectation sur le mode du « saupoudrage» par l'envoi d'effectifs symboliques pour chaque parcelle de territoire national, en dessous du seuil critique pour assurer la continuité des soins a réduit le service civil à une mesure-alibi, où l'efficience n'est aucunement prise en compte (la seule évaluation se limite au nombre de spécialistes affectés chaque année et non aux activités réellement assurées).

Les contraintes matérielles et organisationnelles rencontrées par les spécialistes les obligent souvent à un fonctionnement minimaliste, où parfois ils ont le sentiment de ne pas exercer le métier pour lequel ils sont formés.

Ces dysfonctionnements sont accentués par les « arrangements » consentis par l'administration locale comme solution de facilité, souvent sous la forme d'autorisations d'absence, pour se dérober à l'obligation d'assurer à ce personnel un minimum de conditions humaines et matérielles nécessaires à l'exercice de leur profession, en particulier le plateau technique et le logement de fonction.

Ce système injuste par essence, au nom d'un devoir de solidarité imposé à une catégorie de médecins à l'exclusion de tous les autres, par une coercition sans compensations avec les difficultés sociales que cela engendre, surtout dans une corporation fortement féminisée, est un puissant facteur de démotivation des praticiens spécialistes de santé publique.

Il est évident alors que cette double précarité à la fois professionnelle et sociale vécue à travers le service civil n'encourage nullement le maintien volontaire des spécialistes à leur poste qu'ils quittent dès le service civil achevé, souvent pour partir dans le secteur privé ou à l'étranger. Il en résulte une couverture sanitaire fluctuante et labile, en dessous de ce que sont en droit d'attendre les citoyens de ce pays compte ?tenu des moyens dont nous disposons, ce qui en théorie du moins, est à contre-courant des objectifs du ministère de la santé, lequel devrait par conséquent rechercher les moyens de remédier à cette situation. Il n'en est rien.

Les propositions du syndicat des praticiens spécialistes de la santé publique pour faire évoluer le dispositif coercitif du service civil vers un dispositif incitatif, seule vraie solution au problème, rencontrent un niet catégorique de la part du ministère de la santé, qui ne veut même pas en discuter. Le dispositif ne souffrira aucun aménagement nous dit-on, aussi-inefficace soit-il ! Les spécialistes qui partiront seront remplacés, la formation y pourvoira, et les missions étrangères feront l'appoint.

-Qui disait qu'en politique l'absurde n'est pas un obstacle ?

ET CES GREVES ALORS ?

Ceux qui manifestent avec humeur leur exaspération devant des mouvements de grève dans le secteur de la santé devraient peut être se dire aussi que quand la grève devient pour des soignants le seul moyen de se faire entendre c'est qu'il y a problème, et que peut être le problème n'est peut être pas forcément à chercher du côté de ceux qui font grève. Ces grèves interpellent tout un chacun sur le profond marasme qui s'est installé dans le secteur de la santé. Car ce qui est à l'origine de la détresse des personnels de la santé autant que leur dévalorisation dans l'échelle sociale c'est la fragilisation galopante du secteur public de la santé? car ceux qui restés, tels les cailloux dans le lit de l'oued, qui s'acharnent, qui luttent par le travail au quotidien, et par la grève s'il le faut, l'ont fait par choix. Ils sont mus d'abord par la conviction qu'il est possible de faire mieux que les cafouillages et les ratages qui ont jalonné ces dernières années, et qu'il est possible de servir des malades avec la certitude, ayant fait tout ce qui était possible, de pouvoir soutenir leur regard.

 Notre propos n'est certainement pas de chercher à alimenter des polémiques, simplement nous pensons qu'il faudrait donner à ce débat sur la santé des citoyens la place qu'il mérite. Il nous chagrine en effet de voir en cette période d'ébullition de la vie politique que ces grèves récurrentes dans le secteur de la santé n'ait pas suscité plus de questionnements ou de réflexion chez les acteurs politiques.

Quant aux autres faiseurs d'opinion, nous les invitons à pousser plus avant ce débat d'idées. A moins qu'il ne soit plus facile ? et bien sûr politiquement correct - de vilipender des blouses blanches qui font grève?.

*Praticien hospitalier