Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Libye : piétinements militaires, hésitations diplomatiques

par Pierre Morville

Bombardements ou négociations ? Londres et Paris demandent l'intensification de l'intervention militaire. L'Union africaine propose sa médiation.

Lundi 11 avril : une délégation de l'Union africaine, envoyée en médiation à Tripoli, a annoncé que Mouammar Kadhafi avait accepté la «feuille de route» susceptible de trouver une issue pacifique au conflit en Libye. Ce dernier avait reçu sous sa tente ses invités du jour, les présidents Jacob Zuma (Afrique du Sud), Amadou Toumani Touré (Mali), Mohamed Ould Abdel Aziz (Mauritanie) et Denis Sassou Nguesso (Congo), ainsi que le ministre ougandais des Affaires étrangères, Henry Oryem Okello. Les hommes se connaissent bien. Mouammar Kadhafi n'a-t-il pas été l'un des principaux artisans de l'Union africaine en 2002 et présidé l'organisme international en 2009 ? La «feuille de route» de l'UA prévoit un cessez-le-feu immédiat, l'acheminement de l'aide humanitaire, la protection des étrangers, le dialogue entre toutes les parties libyennes et la mise en place d'une période de transition, avec pour objectif l'adoption et la mise en place des réformes politiques nécessaires. Aucune mention n'a été faite au départ du «Guide de la révolution», au pouvoir depuis 1969.

Quelques heures plus tard, la rébellion a, de ce fait, rejeté la médiation de l'UA:»L'initiative qui a été présentée aujourd'hui est dépassée. Le peuple réclame le départ de Mouammar Kadhafi et de ses fils»», a déclaré le chef des insurgés, Moustapha Abdeljalil. Cette position de principe, compréhensible de la part des opposants du «guide de la révolution libyenne», semble pourtant en contradiction avec la proposition même d'une médiation avec les pro-kadhafistes. Peut-on négocier avec quelqu'un dont on demande la tête ?

Le dictateur libyen, de son côté, fait de son maintien au pouvoir ou tout au moins de la conservation de ce pouvoir dans les mains de son clan, le point préalable à toute ouverture de discussions.

La menace d'un enlisement

Kadhafi est conforté par le fait que, sur le plan strictement militaire, la situation semble figée près d'un mois après le début des frappes aériennes de la Coalition sur la Libye. Certes, les forces de l'Otan ont très rapidement conquis la totale maîtrise du ciel, bloqué les offensives des troupes loyalistes, empêché définitivement la prise de Benghazi et bloqué la menace d'un écrasement sanglant de la «révolution libyenne». Mais c'est tout. C'est donc beaucoup, mais on est loin de l'effondrement du régime que les stratèges occidentaux voyaient s'écrouler comme un château de cartes après quelques démonstrations de force aériennes.

La défection de certains régiments, le passage dans l'opposition de dignitaires du régime, l'ampleur des manifestations populaires pouvaient en effet laisser espérer le départ à la sauvette et en catimini du dictateur, à l'image des fuites précipitées de Ben Ali et Moubarak.

Kadhafi a perdu des hommes et des chars mais il continue à contrôler l'essentiel du pays, à l'exception de la Cyrénaïque, grande région à l'est de la Libye. Ses troupes continuent de harceler l'enclave libérée de Misrata, à 200 km de Tripoli, et de menacer la ville-verrou d'Ajdabiya, qui contrôle l'accès à Benghazi.

Les frappes occidentales ne suffisent pas et les troupes montées à la hâte par les forces d'opposition manquent d'expérience face aux régiments loyalistes et aux très nombreux miliciens recrutés au Mali, au Soudan ou au Niger.

Pour gagner plus d'efficacité, les bombardiers de la Coalition doivent disposer d'observateurs au sol. Les Etats-majors occidentaux savent très bien que cela constituerait la 1re étape d'une guerre véritablement terrestre. L'arrivée de contingents en Libye est, malgré les positions officielles, réclamée avec insistance par Paris et Londres qui y voient le seul moyen pour tabler sur une fin rapide des combats. Mais cette hypothèse rencontre jusqu'à présent l'opposition de principe de Barak Obama. Une radicalisation du conflit éroderait également l'unité entre tous les membres de l'actuelle coalition.

Une intervention de troupes terrestres occidentales entrerait en effet en totale contradiction avec la résolution 1973 adoptée par l'ONU. Celle-ci était limitée «à la protection des populations civiles et à un cessez-le-feu». La coalition a d'emblée été au-delà de ce mandat, plaidant l'ambiguïté des termes et l'urgence sécuritaire.

Après la Conférence de Londres, le sens de l'intervention occidentale semble avoir changé de sens : de la protection des populations, on est passé au «nécessaire» changement de régime. En fixant comme objectif premier le départ de Kadhafi, la Coalition voit ses troupes engagées passer de forces d'interposition à cobelligérants. Le consensus du vote onusien et l'adoption d'une résolution ambiguë, le nombre important de pays acceptant de participer à la Coalition et au groupe de contact, tout cela reposait sur l'espoir d'une chute rapide du dictateur. L'hypothèse d'une désagrégation rapide du pouvoir libyen semble avoir vécu. Et les Occidentaux craignent dorénavant d'être entraînés dans un engagement prolongé aux conséquences imprévisibles qui pourraient, dans un premier temps, mettre à mal le consensus international jusqu'alors réalisé tant bien que mal, notamment sur les positions très offensives défendues par Paris et Londres.

L'initiative de l'UA : quels débouchés ?

Le Danois Anders Fogh Rasmunssen, le secrétaire général de l'Otan, a d'ailleurs précisé qu'il n'y avait pas, selon lui, «de solution militaire» au conflit en Libye. «Nous avons besoin d'une solution politique et c'est l'affaire du peuple libyen d'œuvrer dans ce sens», a-t-il déclaré au Spiegel. L'heure est donc revenue à la diplomatie. Les propositions de médiation abondent. La Turquie et le Venezuela sont partis en premier. Les Italiens ont quelques idées. La Russie pourrait même proposer à l'Allemagne (qui s'est abstenue de voter la résolution onusienne) de jouer ensemble les intermédiaires, éventuellement avec l'Inde, la Chine et le Brésil.

«La Russie et l'Allemagne pourraient jouer un rôle de médiateurs, note un officiel russe dans Novosti, nous ne souhaitons pas la désintégration de la Libye». «La Russie et l'Allemagne pourraient œuvrer pour la réconciliation entre les parties en conflit et empêcher l'application de doubles standards consistant à soutenir une dictature à Bahreïn et à réaliser une opération militaire en Libye» répond en écho Clemens Ronnefeldt, un expert allemand.

Dans un contexte plus régional, l'initiative de l'Union africaine est pleinement légitime. Très prudente, voire inaudible au début des évènements, l'UA a là saisi la bonne occasion. Jean Ping, le président de la commission de l'UA, avait boudé le sommet de Paris du 10 mars sur la Libye, puis celui de Londres dix jours plus tard, les puissances occidentales n'ayant pas daigné consulter l'Union avant les frappes aériennes.

La solution militaire marquant le pas, «l'UA a quelques chances d'accélérer le processus de réflexion menant à un processus politique, note Didier Billon, chercheur à l'IRIS : tout le monde constate un risque d'enlisement. Il est aujourd'hui temps d'arrêter les bombardements et d'entrer dans la phase politique». Jean Ping peut compter sur le soutien de nombreux pays africains, même si les avis de leurs dirigeants sont extrêmement partagés sur la personnalité de Kadhafi.

L'Algérie elle-même, après avoir présenté son plan de médiation en sept points avec notamment un mécanisme d'observation du cessez-le-feu demandé, approuve l'initiative appelant l'UA et la Ligue arabe à une meilleure concertation. Cette semaine a été d'ailleurs marquée par un important ballet diplomatique : réunion lundi des ministres des Affaires étrangères de l'UE, qui ont rencontré le Conseil national de transition réunissant l'opposition libyenne ; mardi, celle des pays membres du «groupe de contact» au Qatar ; hier et aujourd'hui celle des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN, à Berlin.

L'heure est encore à la plus grande unité parmi les membres de la Coalition, mais les différences d'appréciation pourront croître sur quelques questions clés : faut-il intensifier la pression militaire ? Comment les opinions publiques nationales réagiraient en cas d'enlisement dans un conflit classique avec les dérapages et pertes habituels ? Faut-il exiger en préalable le départ de Kadhafi (pour Alain Juppé, par exemple, «la question qui se pose aujourd'hui est de savoir dans quelles conditions Kadhafi va partir, et non pas comment il va pouvoir se maintenir au pouvoir») ? Ou faut-il au contraire négocier avec lui ? Les deux camps libyens peuvent-ils se retrouver autour d'une table de négociation ? Dans un pays aux structures étatiques faibles malgré l'autoritarisme du «Guide», et aux fortes traditions tribales, ne va-ton pas inéluctablement vers une partition, par exemple entre la Cyrénaïque et Benghazi d'une part, la Tripolitaine et le Fezzan d'autre part ? De surcroît, pour maintenir leur unité et la cohérence de leurs justifications internationales, les partenaires de la Coalition, les puissances occidentales (dont les USA, la France, la Grande-Bretagne?), les pays arabes (Qatar, Jordanie, Maroc...), l'ONU, l'OTAN, la Ligue arabe doivent tenir compte de la résolution 1973 et des limites de son interprétation extensive. La tâche n'est pas aisée. D'où la multiplication des réunions, sommets et autres conclaves?

Les risques d'une déstabilisation de la zone saharo-sahélienne

Une évolution de type somalien, où le pays serait proprement laissé à l'abandon et à une guerre civile continue, est peu probable du fait des enjeux pétroliers. Mais une déstabilisation durable de la Libye peut accroître fortement les facteurs de tensions et d'incertitudes dans toute la zone «saharo-sahélienne», une vaste étendue de terres désertiques et faiblement peuplées qui traverse de nombreux pays, de la Mauritanie au Soudan. Les frontières séparant les Etats nationaux sont récentes ou contestées. Des régions (Sahara espagnol, Darfour...) réclament leur indépendance. Les populations, souvent nomades, partagent pour la plupart une grande pauvreté malgré des ressources minières très importantes. Zone de passage, la région saharo-sahélienne est un lieu de transit des émigrations Sud/Nord, mais elle connaît également un essor de trafics en tous genres, avec récemment le transit de la cocaïne sud-américaine vers l'Afrique noire.

Il était donc évident que cette zone difficilement contrôlable attire l'attention du terrorisme islamique. L'Aqmi et d'autres groupes de la même mouvance s'y sont implantés depuis les années 90.

Dans la même période, Mouammar Kadhafi avait négocié la «normalisation» de son pays, en renonçant publiquement à l'arme nucléaire (et celles de destruction massive) et en proposant ses services tant dans le contrôle de l'immigration en direction du nord de la Méditerranée que de la lutte antiterroriste. Les pays voisins de la Libye, qu'ils connaissent ou non des mouvements de transition démocratique, considèrent donc avec inquiétude la déstabilisation actuelle de ce pays. L'Algérie s'est émue du pillage d'arsenaux libyens attribués à l'Aqmi. La Tunisie craint un afflux massif de réfugiés. L'Egypte, qui exerce pourtant une influence culturelle et de proximité sur la Cyrénaïque, s'est gardée de prendre des positions trop tranchées sur les débats internes de la Libye, même si l'armée aurait favorisé la livraison d'armes aux insurgés. Le Niger et le Mali savent qu'un certain nombre de leurs ressortissants rejoignent les troupes de mercenaires qui protègent Kadhafi. L'affaire se complique encore par les récentes découvertes de gisements miniers et énergétiques dans cette zone.

Les prospections réalisées dans le bassin de Taoudéni, d'une surface de 1,5 million de km2, partagé entre le Mali, l'Algérie, la Mauritanie et le Niger, suscitent l'intérêt des grandes compagnies. Total et la Sonatrach font ainsi état de nouveaux et mirifiques projets, le représentant de Total évoquant même «un nouvel Eldorado».