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De la démocratie des masses à la démocratie des publics !

par Mohamed Ghriss

C'est bien connu que les politiciens usent souvent de leurs dribbles diplomatiques dans leurs discours de circonstance pour parer à toute éventualité risquant de les prendre au dépourvu.

Ainsi, récemment, le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères algériens ont eu tous deux à user de ce fameux langage fait de subtilités ...et de ruses tirant d'affaires ! On l'aura deviné - puisque des journalistes avisés en ont déjà fait la remarque -, il s'agit de la situation sociopolitique actuelle dans le pays qui n'est pas à rapprocher de celle épineuse de la Tunisie ou l'Egypte, parce que, selon nos deux représentants de l'Etat algérien, l'Algérie a déjà vécu sa révolution ...en octobre 1988 ! Bien évidemment, ce qui surprend, ce n'est pas la justification avancée, partagée d'ailleurs par beaucoup d'observateurs, mais c'est le fait que cette historique «rupture politico-sociale» avec l'hégémonie de la pensée unique évoquée n'a jamais été reconnue auparavant par le système ?! Et encore moins le statut de martyr de cette mémorable insurrection des jeunes tombés pour le changement radical dans le sens d'une plus grande justice sociale ! Pour rappel, longtemps les thuriféraires du système inamovible ont nié le caractère révolutionnaire, ou du moins réformiste de cette révolte considérée naguère comme un accident de l'histoire (comme l'a si bien notifié dans son récent édifiant article le journaliste-chroniqueur Kamel Daoud) et qui semble subitement reconsidérée, aujourd'hui, dans ses fondements. Bien évidemment, le motif servant de prétexte pour dire que nous autres Algériens nous l'avons vécue notre révolution transformatrice du paysage politico-social. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas ici de nier ce fait, mais d'évoquer le pourquoi de ce «jeu de cache-cache» de nos politiciens. Et s'ils témoigneraient vraiment d'une reconsidération de la position initiale des apparatchiks vis-à-vis de la rupture d'Octobre 1988, alors qu'ils entreprennent à l'avenir d'officialiser son caractère historique déterminant. Sans détour aucun.

Concernant les évènements actuels traversés par le pays et ses voisins à la périphérie, l'auteur de ces lignes a eu déjà à exposer ses points de vue dans une opinion («Levée de l'état d'urgence et nécessité de rétablir la perspective démocratique») parue dans Le Quotidien d'Oran du 22 février 2011, où il a notamment mentionné, à ce propos bien avant la fameuse manifestation massive attendue en Algérie mais n'ayant pas eu lieu: «(...) Ce qui se passe en Tunisie, en Egypte et tendant à contaminer tout le reste des pays à pouvoirs moyenâgeux du monde arabo-islamique, devrait inciter à plus de circonspection. Déjà que la contestation gronde dans le milieu algérien en proie à des contradictions exacerbées, même si par rapport à celles des deux pays de voisinage cités, des différences existent, l'Algérie ayant eu à faire face à de pénibles et exténuantes épreuves, entre autres: la dure expérience de la double tragique décennie écoulée d'un défi relevé éreintant et mortifère du pays et sa population solidaire des forces patriotiques combinées en lutte inlassable contre les perfides coups de boutoir du terrorisme abject et aussi les prédateurs mafieux envenimant un social déjà accablant; la multiplicité des émeutes sporadiques succédant à la grande révolte d'octobre 1988, les grandes contestations populaires pratiquement dans toutes les régions du bled, etc., qui ont relativement contribué avec le temps, à donner au courroux populaire des émeutes sporadiques à travers le pays de ces derniers temps, un caractère moins volcanique et massif débordant de toutes parts comme ce fut le cas en Tunisie et au pays des pharaons (...)» (in Le Quotidien d'Oran du 22 février 2011).

Ceci pour dire qu'effectivement la situation en Algérie diverge de celle de ses voisins limitrophes mais encore faut-il que ces révolutions- réformistes tôt entreprises dans notre pays soient reconnues officiellement et leur perspective démocratique entièrement rétablie!     En entreprenant résolument, bien sûr, l'approfndissement du processus pluraliste démocratique, et avec ce qu'il exige naturellement comme révision de la Constitution, dissolution de l'Assemblée nationale, suppression des privilèges salariaux exhorbitants - injustifiés et redéfinition de critères d'élligibilité fiables, etc, etc. Ce qui assurerait une mutation démocratique pacifiste de l'Algérie qui, par rapport à certains pays expérimentant les premières phases du changement pluraliste démocratique, se distingue effectivement, d'un point de vue sociologique, par le fait que notre pays est en train de passer actuellement d'une «démocratie (spécifique) des masses» (en se référant aux notions de Gustave Lebon) à une «démocratie des publics» (en se référant à Gabriel Tarde). Autrement dit, c'est ce qui explique pourquoi aujourd'hui en Algérie la mode est aux sempiternelles émeutes et grèves multiples, chaque zone, chaque association, corporation professionnelle, chaque parti, chaque tendance montant au créneau pour défendre non pas un idéal collectiviste commun classique mais un intérêt de groupe: c'est-à-dire un intérêt limité de groupuscule socioprofessionnel ou autre, bref, un intérêt non pas de masse mais public-citoyen. Cette transition qui se dessine sous nos yeux, c'est ce qui explique pourquoi les masses algériennes ne bougent plus en «blocs monolithiques homogènes» mais en «factions groupusculaires» et corporations disparates défendant chacune des intérêts publics corporatifs identifiés (médecins, enseignants, journalistes, GLD, postiers, jeunes de quartiers, associations citoyennes, etc.). Ce passage, vraisemblablement, de la société algérienne de la «démocratie de masse» à la «démocratie des publics» s'accentuera davantage à l'avenir avec l'avènement de la libération du secteur audiovisuel: chaque parti, chaque tendance, chaque organisation socioprofessionnelle, chaque représentant médiatique, etc., étant appelé à s'activer d'arrache-pied pour défendre son prestige. Et pour avoir un aperçu de ce que sera cette démocratie des publics en perspective (pour davantage de détails voir «L'Age des Foules, de Serge Moscovicci, Fayard 1981), il n' y a qu'à considérer les virtualités prometteuses d'un riche paysage politique où personne ne pourrait prétendre à l'hégémonie totale du chef classique de masse, incarné par les figures historiques des pères fondateurs. On pourrait avoir ainsi candidats à l'affiche présidentielle 2014, les Ahmed Ouyahia, Belkhadem, Boudjerra, Touati, Louiza Hanoune, Saïd Sadi, Djaballah, Menasra, Rebaïne, A. Merbah, S.-A. Ghozali, Hamrouche, Benflis, Benbitour, etc., etc. C'est-à-dire le règne des «frères» succédant à celui classique, dépassé, des redoutables «pères»-chefs tribuns. Mais attendons pour voir ce que réserve la suite des évènements qui ne pourraient vraiment connaître de changements structurels notables qu'avec l'avènement futur d'un pouvoir civil débarrassé de ce qu'un grand intellectuel a nommé le spectre de la «Amnocratya» (Securitocratie) des «Moukhabarat» sévissant dans le monde arabe et nécessitant absolument une urgente reconversion et adaptation aux exigences démocratiques humaines du troisième millénaire. Il y va de notre salut à tous !