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Une bouteille à la mer

par Mohammed ABBOU

Il n’apprécie le bord de la mer qu’à la tombée du jour, quand la nature, délivrée du siège humain, retrouve sa sérénité, quand la grève répond par un sourire lumineux aux premières caresses de la lune.

Il aime regarder les vagues danser avec le silence, s’offrir au ciel dans un élan désespéré puis se laisser choir, dépité de ne pouvoir s’accrocher, plus longtemps, à la brise. Et, sans renoncer, elles s’élancent de nouveau dans un entrechat endiablé, rebondissant sur leur lit de mousse blanche.

L’absence humaine rend l’air plus clair et laisse exploser les contrastes d’une nature à la beauté profuse. Pourtant c’est pour les hommes, pour leur bonheur que tous les éléments s’associent à cette symphonie céleste.

Pourquoi les hommes dilapident-ils cette douce harmonie entre une terre grosse de tous les bienfaits et une mer fougueuse mais émotive et maternelle ?

Il déambule comme à son habitude, les pieds léchés par l’écume qui s’éteint lentement sur le sable, quand une bouteille, rejetée par l’eau, attire son attention. Elle porte un message, il casse le verre, retire la feuille de papier et commence à lire : « J’ai appris avec une fière délectation que dans mon pays, le passé très antérieur est beau, on y trouve la gouvernance idéale, la tolérance admirable et la coexistence pacifique. Les hommes y sont besogneux, braves et généreux ; les femmes n’y rechignent pas à la tâche ,elles sont excellente ménagères, tendres épouses et mères sages et bienveillantes.

L’histoire ancienne de mon pays a été écrite par des dirigeants clairvoyants et justes. Conquérants mais pacifiques, ils dégainent le verbe avant le yatagan. Le despotisme y est éclairé, les rois mécènes et les gouverneurs amis des sciences, même l’aristocratie y est « démocrate ».

Le peuple non plus, n’est pas inculte, il sait lire et écrire dans une proportion supérieure à ses envahisseurs. Aucunement belliqueux, il n’a jamais su résister aux conquérants. Intelligent, il a beaucoup pris aux autres tout en restant lui même.

Mais ce passé idyllique, malheureusement , ne semble pas avoir rejailli sur le présent, la rupture coloniale a été fatale, véritable négation culturelle, elle a tout perverti. Elle a empêché le leg civilisationnel de s’opérer.

Sa collusion avec le peu de conservatisme qui sommeille dans toute société n’a permis aucune greffe de progrès

Au lendemain de l’indépendance, légitimement auréolés de leur victoire sur l’occupant, ses libérateurs ont déclenché une recomposition du pays. Des agrégats industriels naissants, des pôles universitaires en formation et un service national « militant » ont commencé à cimenter l’unité nationale et à tisser un avenir partagé.

Et même si l’aventure était fortement teintée de populisme et se moquait ouvertement des lois objectives, elle a su nourrir le rêve en mobilisant l’émotion de la libération. Les braises du sacrifice répondaient encore au souffle de l’espoir.

Mais la réalité a fini par s’imposer, l’oxygène « fossile » a manqué, brutalement, à l’utopie et les certitudes se sont asphyxiées.

Peu à peu, l’obsolescence des bases industrielles, la dilution des lieux de la connaissance et la dévitalisation du service de la nation ont laissé libre cours à l’individualisme et aux errements.

Les appétits idéologiques, embusqués, ont aussitôt crié haro sur le corps malade ; l’épreuve a été sanglante et douloureuse . Mais le pays a , encore une fois, contrarié un destin funeste et survécu à l’impensable. Ses enfants, hier privés de parole, ont su dépasser leurs griefs dans leur élégance surannée et répondre à son appel. Précédés d’une glorieuse renommée, ils font de la politique par instinct comme d’autres respirent. Mais voulant extraire la haine destructrice de leur patrie, ils l’accablent de leur orgueil généreux et leur affectueuse condescendance l’infantilise. Les conseils qu’ils attendent ne sont que louanges et la loyauté, bruyamment manifestée, n’est que l’alibi d’une cynique convoitise.

Aujourd’hui , une recomposition est tentée à l’image de ses exécutants terne et matérialiste. L’avidité et la médiocrité désincarnent le politique, folklorisent la culture et tordent le cou aux principes. Un quotidien qui jure, par sa tristesse, avec son inspiration admirable de culture et d’intelligence. Le pays, privé de sa mémoire, est invité à se regarder vivre au rythme du « vingt heures ». il assiste chaque fin de journée au résumé de son présent.

Il y apprend que des maisons se construisent, que l’eau y coule déjà et que le gaz arrive ; que des classes attendent les petites têtes brunes et que les tabliers sont désormais de rigueur.

Une carte postale virtuelle est quotidiennement retouchée, mise à jour et lissée au point que les couleurs n’ont plus le temps de s’y accrocher.

 Mais, cette carte postale ne dit pas que le construit se moque des normes comme de l’esthétique, que l’asphalte a bavé sur les sentiers des promeneurs et que le béton pourchasse des espaces éblouissants, blesse la verdure, étrangle les ruisseaux et assiège les forêts.

Elle ne dit pas que l’informel est devenu le seul refuge des désemparés, que l’illicite ne choque plus , que la dérogation à la loi est plus fréquente que son respect.

Elle ne dit pas que le délitement de la vie politique pousse au refuge dans la singularité locale avec tous les dangers que cela comporte en termes civiques et culturels.

Elle ne dit pas que la conscience confessionnelle est entrain de l’emporter sur la conscience nationale.

Elle ne dit pas que le pays singe le présent de pays frères et dilapide l’énergie de son Histoire dans la nostalgie. Que la mémoire au lieu d’être un élan, l’immobilise dans un spectre binaire entre Novembre et le reste de l’année.

Elle est incapable de dire que le pays est sevré de son sens historique et qu’il est sommé de retrouver un passé mythique par régressions successives.

Que flatté à l’excès par de voraces courtisans, il prend sa somnolence pour de la poésie et son vacillement intérieur pour une méditation.

Qu’il prend goût aux lamentations sur ses ruines et que les larmes brouillent son horizon. Que son territoire n’est peut-être pas encore stérile , mais qu’il n’a plus envie d’étreindre la mer. La mer qui lui a donné son nom et taillé son élégance.

Il lui tourne mystérieusement le dos , mais ne regarde pas, pour autant, ailleurs. Une étrange substance, issue de ses entrailles, l’engourdit et le rend insensible à son environnement. Mais la mer ne le sait pas, alors, compagne outragée, elle se venge et lui prend ses enfants ». A ce moment une sonnerie le réveille de sa sieste et il se rappelle, vaguement, qu’il rêvait de la mer qu’il n’a pas revue depuis qu’il a pris sa retraite dans sa montagne natale.