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Adieu, ma Zouli (IV)

par Boudaoud Mohamed

Arrivé à ce point de son récit, la voix de Mec Toubek se tait. En dépit des questions troublantes qui l'envahissent et le tourmentent à chaque fois qu'il entend les péripéties de cette histoire bizarre, Vis Tewek reste silencieux.

Beaucoup de choses lui échappent dans le comportement de ces terriens nommés Algériens, mais il s'interdit de parler et de bouger, comme s'il craint de rompre le charme de cette aventure qui le fascine, qui l'emplit du même plaisir délicieux, bien que Mec Toubek la lui raconte pour la nième fois. Il fait nuit maintenant. Des lueurs bleues, ruisselant d'un écran géant installé à quelque distance du banc qu'ils occupent, les atteignent et lèchent doucement leur visage. Les deux amis tournent leurs regards vers l'écran et prêtent attention. Une jeune fille svelte, moulée dans un uniforme rose, des cheveux bruns coupés courts et ébouriffés, discourt sur les vertus d'une pilule verte provenant d'un petit flacon mauve qu'elle tient dans sa main, et qu'elle montre de temps à autre au spectateur. Elle dit :

 - Finis les froissements dégoûtants d'une peau se frottant contre une autre peau, d'un corps rampant sur un autre corps, disait-elle d'une voix pleine de promesses. Cette petite pilule verte vous épargnera ces attouchements humiliants, ces bruissements et ces chuchotements bestiaux.

 En ayant cette merveille à portée de la main, vous aurez un plaisir raffiné et gratuit à portée de votre chair, un plaisir savoureux qui protège votre dignité. Car désormais, vous n'êtes pas obligés de haleter derrière un partenaire, de s'humilier et de rompre devant lui. Pour obtenir les frissons délicieux dont vous avez besoin, vous ne perdrez pas votre temps à se raconter des histoires larmoyantes et idiotes, à mentir comme un terrien. L'ivresse et le plaisir que vous procurera cette petite pilule verte effaceront de votre mémoire ces vieilleries ancestrales dont raffolent les humains, ces barbares qui se multiplient dans le désordre sur ce globe pollué qu'est la Terre.

 Les chercheurs qui hantent nos laboratoires scientifiques travaillent sans répit pour votre satisfaction. Ils n'ont qu'un désir : éviter que Mélancolica ne se transforme en un réservoir de crétins et de malades mentaux comme le sont certains pays sur la Terre. Vous n'ignorez pas, que de temps à autre, de nos excursions sur cette planète, nous ramenons dans nos vaisseaux des spécimens qui sont étudiés rigoureusement par nos éminents savants. Les résultats qu'ils obtiennent convergent tous vers la même conclusion : il existe sur la Terre des peuples qui n'atteignent jamais la maturité. On ne peut même pas les considérer comme des enfants dans le sens que nous donnons ici à ce mot. Ce sont plutôt des gamins dérangés. Profondément perturbés. Ils vivent dans des frustrations qui les ont réduits au fil du temps à des machines qui produisent, en abondance, du bavardage, du mensonge, de l'hypocrisie, de la prétention, de la forfanterie, des hurlements, des pleurnicheries, du vacarme, de la violence, de la saleté, de l'incompétence, de la corruption et de la haine.  

Ce qui les caractérise peut-être le mieux, c'est le mensonge. Ils n'arrêtent pas de mentir et de se mentir. Nos savants ont été ahuris par les combinaisons neuronales qu'ils ont découvertes dans leur cerveau, qui s'opposent totalement à ce qu'ils disent. Ce sont des êtres bizarres qui vivent dans un labyrinthe qu'ils ont conçu avec des mots, compliquant chaque jour davantage son réseau. Leurs langues ruissèlent de discours avec lesquels ils fouettent violemment, frénétiquement, passionnément, les désirs poilus et visqueux qui aboient au fonds d'eux, puants et éreintés, qui les envahissent à la nuit tombée et les plongent dans les eaux gluantes, poisseuses et infectieuses des débauches oniriques.

 Nos éminents savants ont découvert aussi que les intestins jouent un rôle considérable dans la vie de ces peuplades. Le corps infesté de microbes mortels, de pulsions primitives, ils passent le plus clair de leur vie à chercher des lieux où ils peuvent se remplir la panse et soulager leurs entrailles. Pour assouvir ces désirs médiocres et repoussants, des tests ont révélé que ces individus sont capables des pires saloperies. Vous comprenez maintenant à quoi se sont attelés nos éminents savants. Ce sont toutes ces tares qu'ils veulent éviter aux citoyens de Mélancolica... »

 Mec Toubek détourne la tête et hausse les épaules. L'expression de son visage montre que le discours de la jeune fille l'a positivement irrité. Le corps brûlant et palpitant de l'Algérienne submerge sa mémoire. Un désir irrépressible de caresser sa chair plante sa longue lame effilée dans son échine. Il pense : « Aucune pilule verte ne pourra remplacer la chair véhémente et enfiévrée de ma Zouli ! Rien ne pourra me faire oublier ses gémissements et ses appels. J'ai encore sur tout mon corps les traces de ses dents et de ses ongles. J'ai encore dans mes oreilles sa voix qui me supplie de lui faire mal et de la maltraiter comme une femme désire l'être, avec amour et tendresse. Cette fille qui radote sur l'écran est une imbécile. Un robot programmé pour débiter des mots aussi froids que des glaçons. Son corps mince comme un fil n'a jamais connu le bonheur vertigineux que ressent une plante carnivore qui enveloppe sa proie de ses pétales charnus et aspire sa sève, aspire sa sève, goulûment, avidement, aspire sa sève, la vide puis la dévore...»

 Mais la voix de Vis Tewek brise le silence et effarouche les pensées de son ami, qui se dispersent et fuient avec dépit ce bruit insolent provenant de la bouche d'un individu qu'elles avaient complètement oublié. « J'exige la suite de ton aventure. Tu n'as pas le droit de me faire languir. Oublie ce distributeur de bêtises et continue de me raconter l'histoire de l'ardente Algérienne et de sa famille insolite.»

 Alors, Mec Toubek reprend son récit là où il l'avait interrompu quelques minutes auparavant. Il dit qu'après avoir reçu trois coups de couteau dans la poitrine, le noiraud s'est affalé sur le sol, les jambes subitement désossées. Etendu sur le dos, il a cherché son épouse du regard, puis l'ayant trouvée, il s'est mis à l'observer avec des yeux horriblement étonnés, comme s'il la voyait pour la première fois. Elle est là, le dominant de son corps flottant dans une robe usée et froissée, tenant un couteau ensanglanté dans sa main droite, qui le regarde, le visage déformé par la haine, prête à lui enfoncer encore la lame dans le corps, jusqu'à ce qu'il pousse son dernier soupir, jusqu'à ce qu'il crève.

 Mec Toubek raconte qu'aucun des fils du noiraud n'a bougé, ils restent tous cloués sur place, regardant leur père avec des yeux qui donnaient l'impression qu'ils approuvaient l'acte de leur mère, qu'ils attendaient ce geste depuis longtemps. D'ailleurs le couteau avec lequel la femme avait troué les poumons de son mari est celui que brandissait de temps à autre le moustachu au regard torve. Mec Toubek est persuadé que l'homme a glissé cette arme dans la main de sa mère.  

Mec Toubek ajoute que le noiraud a ensuite péniblement soulevé sa tête, et s'appuyant sur un coude, la voix brouillée par des sanglots, il a réussi à parler : « Tu m'as tué, vermine ! Tu as enfin obtenu ce que tu as toujours désiré : me voir crever pour jouir des limaces poilues que ton maudit ventre a engendrées ! pendant cinquante ans, j'ai partagé mon lit avec une femelle chevauchée par Satan ! Je couchais dans le même lit qu'une sorcière qui s'ouvrait voluptueusement aux souffles empestés du Diable ! Comme une prostituée, chaque nuit, tu offrais ta viande avachie et puante à Ses désirs ! Tu m'as tué ! J'aurais pu vivre encore deux siècles, m'a dit l'étranger qui vient d'une autre terre. Mais tu m'as tué ! Où es-tu maman ? Ton fils est en train de mourir ! J'ai reçu trois coups de poignard par la main de ma propre épouse ! Tu avais raison, maman, quand tu me parlais de la traîtrise des femmes. Mais je n'ai pas écouté tes avertissements ... Je ne veux pas mourir... » Sur ces mots, le noiraud a perdu connaissance.

Un silence s'ensuit, qui dure une éternité. Puis la femme se dirige d'un pas traînant vers le coin du garage où le père a brisé en mille morceaux le contenu de la trousse bleue. Elle s'accroupit, et pendant un moment, touche et remue doucement les débris des objets cassés. Puis elle lâche le couteau, empoigne la grosse pierre que son époux a utilisé pour accomplir sa casse, l'observe un instant, et se relève lourdement, en poussant des soupirs. Une fois debout, elle se débarrasse du foulard gris qui enrobe sa tête, dévoilant ainsi des cheveux rares et teints au henné, flamboyants, séparés au milieu par une raie blanchâtre bordée d'un noir tirant sur le bleu. Ensuite, la grosse pierre toujours dans la main, elle fait quelques pas dans la direction de son mari, s'arrête, se retourne vers un de ses fils, tend sa main gauche vers lui, et d'une voix fatiguée, elle détruit le silence en prononçant ces paroles chargées de mystères :

-Vas chercher ton frère aîné et tes sœurs ! Ne dérange pas ta grand-mère ! Laisse-la jouer avec sa poupée en chiffons dans son armoire multicolore ! J'ai des choses à vous dire ! Je plongerai ma main profondément dans mes entrailles et j'étalerai devant vos yeux les vérités qui hibernent dans mes grottes. Vas chercher ton frère et tes sœurs, mais ne dérange pas maman. Vas ! » (À suivre)