Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Faire corps avec la société

par Arezki Derguini

Faire volontairement corps, c'est faire machine. Ainsi savons-nous faire. Nous savons faire avec des machines. Esclaves mécaniques, elles obéissent. Mais faire corps à la société, faire corps volontaire à un milieu vivant, ce n'est pas assembler des éléments clairement distincts et inertes. Voilà pourquoi on ne peut pas faire corps à la société de manière autoritaire, sauf faussement, en la violentant. Il faut à la volonté le désir durable de faire corps, il faut au milieu un désir durablement partagé. Pour faire corps, la société doit donc désirer s'assembler. Avoir la capacité de s'assembler c'est aussi celle de se désassembler. La société peut faire machine, car elle peut séquencer, automatiser ses gestes. Elle a des lois, des coutumes, des normes et des habitudes. Elle peut se constituer en organes et en flux, en organisations et en prestations. Mais pour rester machine vivante, elle ne doit pas disparaitre derrière la machine dont elle adopte les mécanismes, elle doit pouvoir se désautomatiser, se charger de la capacité de se désorganiser et de se réorganiser.

La machine de guerre au cœur de la machine sociale

La première machine sociale à avoir été montée, à avoir été objectivée, à avoir eu un avenir perfectible a été une machine de guerre. Au départ probablement, une machine de chasse : on s'assemble, on fait meute, pour chasser. Cette machine et sa perfection ont conduit les sociétés européennes dans des guerres, une compétition pour le monopole de la violence, qui a abouti à la construction du système mondial interétatique westphalien[1]. La compétition a pour objectif sa propre fin, la monopolisation qui est sa mort, quand elle n'en est pas empêchée. Garder la compétition en vie, c'est donc combattre la monopolisation.

La machine militaire, des hommes en armes assemblés, résulte de la volonté d'obtenir par la force ce qu'ils désirent et qu'ils ne peuvent pas obtenir par l'échange. La machine militaire ne produit pas et n'échange pas, elle prélève par la force ou par le consentement. C'est la première concentration de ressources que le désir d'obtenir par la force réunit, désir qui finit par obéir à cette seule logique : concentrer les ressources. Ce qu'elle veut, ne peut pas obtenir par prélèvement pacifique et peut prendre par la force, elle le prend. Ces hommes en armes se séparent de la société, deviennent des seigneurs de la guerre, pour concentrer les moyens de la puissance. Cette première concentration de ressources aboutit à une division de la société en classes, qui donnera une supériorité guerrière à la société de classes sur la société tribale. Les princes se disputeront les moyens de la puissance, jusqu'à s'accorder sur les limites et les champs d'une telle compétition. Après la guerre de Trente Ans (1618-1648), il est mis un terme à la lutte pour la monopolisation de la violence en Europe. Le congrès de Vienne édicte la souveraineté de chaque prince sur son territoire [2]. Les puissances européennes ne renoncent pas à se disputer la concentration des moyens de la puissance, elles portent la lutte et leurs guerres hors de leurs nouvelles frontières, dans le monde qu'elles commencent à se diviser.

On peut dire que la machine sociale par excellence, celle qui est au cœur de la société moderne, est une machine de guerre qui s'est perfectionnée. Machine qui se bat pour une puissance toujours plus grande. Elle va se civiliser avec l'émergence de la production par lequel elle incorpore le progrès technique, forme des « armées civiles » qui vont prolonger sa machine proprement militaire et avec lesquelles elle va partager son désir de conquête en donnant à la société le désir d'inverser le rapport à la nature, la dominer et s'en émanciper. Elle va se transformer en noyau d'un complexe militaro-industriel lancé à la conquête du monde. La machine de guerre militaire est la machine sociale qui est à l'origine du système féodal, puis du système interétatique westphalien et du complexe militaro-industriel. Elle a suscité et intégré dans un tel complexe les autres machines, les machines techniques des révolutions industrielles et leur pendant social, les organisations sociales.

Avec le féodalisme la classe triomphe de la tribu, la propriété de tribale devient celle d'une classe qui concentre les ressources. Des seigneurs de guerres, tels des chefs de nouvelles tribus, parce que propriétaires exclusifs, forment des corps particuliers, les classes, pour disputer au reste du monde les moyens de la puissance. La séparation de la classe et de la tribu, dans la forme de la dissolution de la tribu propriétaire, n'a pas nécessairement besoin d'être complète. La concentration des ressources peut être simplement fonctionnelle et viser l'accroissement de la puissance de toute la société plutôt que celle de la seule classe propriétaire. La redistribution et la réciprocité assurant la réalité d'une telle fonction sociale des propriétaires. Avec la dissolution complète de l'ancienne forme tribale, sa forme territoriale, qui détache la tribu de la terre nourricière, la classe doit se refaire une tribu, celle de la nation, qui sera d'autant plus facile à construire que celle-ci pourra être ethnique. Car, la classe a besoin de la tribu pour faire la cohésion de la société, pour éviter l'antagonisme de classe et le blocage de son fonctionnement. La classe qu'un esprit de corps justifie a besoin de le partager avec le reste de la société, autrement il l'en sépare. La nation ethnique sera la forme préférée de l'Etat-nation européen quoiqu'il doive faire avec les autres tribus du monde, n'ayant renoncé à l'Empire qu'en Europe. La nation pluriethnique qui ne cache pas une domination ethnique est une réalité récente qui pointe dans les marges du monde (Amérique du sud). Car une classe sans « fiefs », une classe de propriétaires sans son armée de travailleurs, est une classe qui entame sa séparation d'avec la société.

Le complexe militaro-industriel se délite

Mais voilà que les machines civiles que le complexe militaro-industriel a suscitées et engendrées pour sa conquête du monde, ne sont plus contenues. Elles débordent le système interétatique. Les relations internationales ne sont plus seulement interétatiques, les frontières entre domaine public et domaine privé se brouillent. Les machines de guerre civiles et militaires ne sont plus de la seule production des complexes militaro-industriels. Les machines techniques migrent hors du complexe, les nuisances disputent aux puissances. Car « souveraineté et puissance, ..., n'ont ... jamais fait bon ménage. La seconde apparaît évidemment comme condition de la première : décidément, la souveraineté n'est donc plus un principe fondateur mais accessoire, subordonné, dépendant. L'ambiguïté est ici immense, puisque précisément les plus faibles ont toujours été les plus attachés aux valeurs souverainistes destinées à les protéger et les garantir contre l'initiative des puissants. Ambiguïté lourde puisque la protection ne vaut que si elle est souverainement admise et reconnue par les plus puissants ... »[3].

Disposer de l'autorité pour disposer de la puissance

La société algérienne a monté ses machines de guerre pour se défaire d'une classe étrangère qui s'était approprié par la force ses moyens de subsistance. Cependant ses machines de guerre qui ne pouvaient être conçues sur le modèle de la concentration des moyens de la puissance, se construisirent sur un contre-modèle : dispersion plutôt que concentration, guerre prolongée d'usure plutôt que guerre rapide de destruction. À son indépendance, la victoire n'a pas été celle de ses machines militaires qui étaient de nuisance plutôt que de puissance, mais celle de ses machines de guerre civiles, ses machines politiques et diplomatiques. La destruction de ses machines militaires, n'amputait pas sa volonté d'indépendance. Que cela signifie-t-il ? Que le désir n'était plus du côté colonialiste. L'heure de la stupéfaction chez les populations indigènes était passée. Cela signifie que la machine militaire coloniale n'arrivait plus à « privatiser » la guerre, à engager de machines civiles dans la guerre. Le désir de conquête des machines militaires n'était plus partagé par les machines civiles : l'État colonial et son administration militaire revenaient plus chers qu'ils ne rapportaient. Alors que la société algérienne qui voyait son désir de libération monter malgré ses défaites militaires se battait de toutes les manières pour y parvenir.

À l'indépendance, pour sa reconnaissance internationale, la société a détruit ses machines militaires pour adopter celle de type westphalien, une machine de monopolisation de la violence et des ressources, pour disposer du monopole de la violence sur l'ensemble du territoire. Le régime politique postcolonial détruit le rapport de différenciation et d'indifférenciation entre machines militaires et machines civiles. On ne passe plus des unes aux autres, mais des premières aux secondes et pas inversement. Les élites postcoloniales gagnées à l'esprit républicain, reprenait le modèle westphalien, considérait l'armée comme modèle d'organisation de la société. On parle encore de la seule force organisée. On déniait à la société la capacité de produire un modèle d'organisation, on ne reconnaissait pas à la lutte de libération de paradigme. Il s'ensuivit une politique de concentration de la puissance par la machine militaire. La société s'engageait dans une impasse : l'impasse de type soviétique. Le désir de conquête de la machine militaire n'était plus partagé par ses machines civiles. Une machine sociale qui ne pouvait enclencher un processus d'accumulation, nourrir un désir social de puissance, ne pouvait entrer en concurrence avec les machines de guerre européennes. Elle s'épuisait dans une telle compétition.

On avait mis fin aux machines de guerre de la lutte de libération. On n'a pas transportées les machines désirantes de reconnaissance mondiale sur les nouveaux territoires de la compétition, sur le territoire du travail, nouvelle source de puissance. On a entretenu une machine de guerre impuissante parce que d'abord militaire. Dans un milieu pacifique hostile, le développement ne pouvait suivre que la voie de la dispersion concertée et de l'effort soutenu. La puissance militaire ne pouvait pas précéder, elle devait suivre. Pour comprendre le monde, au sens physique et symbolique, il fallait opter non pas pour une concentration du pouvoir, mais pour une dispersion concertée accroissant la puissance sans la concentrer, sans la manifester dans l'espace et dans le temps. Comme l'illustre la stratégie chinoise depuis le concept de guerre prolongée de Mao-Tsé-Toung.

La machine militaire postcoloniale ne créera pas son complexe industriel contrairement aux sociétés victorieuses de la Seconde Guerre mondiale. Elle n'avait pas gagné matériellement la guerre, sa machine militaire ne pouvait prétendre à la compétition. Et elle n'a pas su libérer ses machines de guerre civiles indépendamment de sa machine militaire comme lors de sa lutte anticoloniale et comme l'ont effectué les sociétés conquérantes vaincues militairement (Japon, Allemagne) ou les sociétés réémergentes (Chine, Inde, Turquie, Iran).

Les élites postcoloniales ont confondu pouvoir et autorité, et ont renoncé à l'autorité, qu'elles pouvaient accroître, pour le pouvoir qui ne leur était pas concédé par les puissances dominantes. On a cru que le militaire pouvait commander directement au civil, comme ce fut le cas pour les puissances westphaliennes, alors que nous ne menions aucune guerre, alors que la machine militaire n'avait pas de désir de conquête à faire partager à la société. Grande ambiguïté de la puissance et de la souveraineté, disait Bertrand Badie. Ce faisant, elles ont combattu les désirs de liberté et de reconnaissance internationale de leur société au lieu de les orienter. La société n'a pas su déborder le système westphalien qui lui était imposé d'une part et que la puissance militaire avait adopté trop rigoureusement d'autre part. Les élites postcoloniales ont ainsi abandonné l'autorité à des puissances étrangères et échoué à édifier une puissance économique et militaire.

La puissance occidentale est désormais remise en cause. Le système westphalien est débordé, la puissance militaire n'est plus en mesure de contenir ici les puissances émergentes, là les nuisances postcoloniales. Chez les puissances émergentes, la puissance passe par les machines civiles qui profitent du brouillage des frontières entre le civil et le militaire ; chez les sociétés postcoloniales le pouvoir d'affecter le monde passe par les nuisances.

La confédération de tribus des États-Unis est en crise. Les tribus européennes sont rattrapées par l'Histoire, leur domination s'érode de plus en plus. Elles sont à leur tour victimes de la concentration et de la redistribution mondiale des ressources. L'ordre du monde dépend largement du leadership des États-Unis d'Amérique du fait qu'ils sont comme le microcosme du monde : leur intégration n'est pas sans rapport avec celle du monde. La Chine pourra-t-elle agir dans le sens d'un déchirement ou d'une recomposition de leurs forces ? Le monde a besoin d'un nouveau rapport entre les tribus nord-américaines qui ne soit plus celui d'une domination des tribus européennes. Dans cette perspective, comment faire avec l'accumulation ? Comment la soustraire à la puissance (militaire) qui n'aspire qu'à sa concentration ? Comment faire triompher l'autorité sur le pouvoir ? Tel semble être le problème.

Notes :

[1] -La souveraineté westphalienne, ou souveraineté des États est un principe du droit international selon lequel chaque État a la souveraineté exclusive sur son territoire. https://en.wikipedia.org/wiki/Westphalian_ sovereignty

[2] Traités de Westphalie. https://fr. wikipedia. org/wiki/Trait%C3%A9s_ de_ Westphalie. La guerre des religions n'a lieu que parce qu'elle est sous-tendue par la guerre pour le monopole de la violence.

[3] Bertrand Badie. Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité. Fayard. Paris. 1999.