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Tiaret: Chronique d'un été cauchemardesque

par El-Houari Dilmi

Samedi 07 août, 10 heures. Le ciel est bouché avec un effet de serre qui étouffe la ville par 44° à l'ombre. Tiaret pleure ses enfants : au moins cinquante personnes ont perdu la vie, foudroyées par le virus tueur. Une atmosphère de tristesse et de consternation jette un voile noir sur toute la ville.

Les locaux commerciaux le long du boulevard « Bouabdelli Bouabdellah » sont plongés dans le noir : « l'électricité est coupée depuis 8h30 », tonne un jeune commerçant d'articles d'habillement. Près de la place «Regina», d'habitude bondée de monde, un policier en faction et quelques silhouettes glissent d'ombre en ombre, sous une chaleur déjà étouffante dès 11H du matin. Il faut dire que ça fait plusieurs semaines déjà que la ville se transforme en chaudron dès la mi-journée. Et avec l'eau qui se fait rare, le cauchemar est vécu au quotidien.

«Avec l'Aïd du mouton, les vacances, les mariages et la rentrée des classes qui pointe le bout de son nez, c'est le groupe de la mort; impossible de se qualifier» ironise Abbas, un septuagénaire, le visage masquée, retrouvé sur la rue «Thiers» à la recherche d'une pièce détachée pour sa voiture en panne. Pas la peine de dire que les Tiarétiens passent cette année un été pourri. Au manque d'argent qui laisse une bonne partie des gens sur le carreau, dans l'impossibilité de s'offrir quelques jours de repos pour cause de coronavirus, le quotidien de la population est fait de manque d'eau potable, coupures intempestives d'électricité, ajoutés à une chaleur suffocante, la dégradation du cadre de vie et ces mauvaises odeurs, partout dans la ville, qui empuantissent l'air, l'envahissement sauvage du centre-ville par les vendeurs à la sauvette, le diktat des gangs et la terreur semée par des jeunes désœuvrés dans certains quartiers du sud de la ville, bref, un quotidien estival des plus cauchemardesques pour une population qui frôle les 500.000 âmes. Au centre-ville, livré à une dégradation totale, et ça ne date pas d'hier malheureusement, trône la vielle bâtisse du marché couvert, un chantier définitivement abandonné. Le maire de la ville qui était chargé du suivi du chantier a gagné du galon et est devenu député. Tout autour, une chaussée défoncée, des trottoirs décrépis et des nuages de poussière couvrant les devantures des magasins d'une couleur ocre, même si certains immeubles ont été ravalés à la va-vite. Un décor qui déchire le cœur à plus d'un Tiarétien comme impuissant face à une ville qui ne cesse de geindre et de regeindre. A la «place rouge», indémodable bourse à ragots de la ville de Djelloul Ould Hamou, livrée à une décrépitude totale depuis des années, l'ambiance est comme lugubre, quelques tempes grises agglutinées autour du kiosque de Ammi Boucetta, font et refont le monde, en attendant midi pour rentrer chez elles pour ne plus ressortir jusqu'au lendemain. Ainsi est rythmée la vie de beaucoup de gens dans une ville en perte totale de ses repères. Fidèle à sa réputation, la « place rouge» donne toujours l'impression de chuchoter dans l'oreille de la ville pour lui raconter ses misères dont personne ne veut plus entendre parler.

Des dauphins en plein désert !

En face du siège de la daïra, un cratère de plus d'un mètre de profondeur agit comme un coupe-gorge juste devant un feu tricolore. Plusieurs voitures sont tombées dans ce nid d'autruche, sans que personne ne s'en émeuve... Un peu plus loin, pas loin du siège de la radio locale, des employés de l'Office national d'assainissement (ONA) curent un avaloir bouché, dégageant sur la chaussée une montagne de détritus de couleur noirâtre et nauséabonde, le tout sous une chaleur étouffante. A l'entrée nord de la ville, à la «cité des pins» jusqu'au vieux et populaire quartier de Erras Soug, des pelotons entiers de jeunes désœuvrés occupent les lieux. Face à l'imposant immeuble de neuf étages, les statuettes de deux dauphins trônent au sommet d'un rond-point. « Des dauphins en plein désert ! », ironise Mohamed, taclant avec humour les anciens élus qui ont eu cette « fumeuse idée» ! Les rondes de la police, dans ce quartier oublié, sont routinières dans cette portion de la ville, rongée par tous les maux, le trafic de drogue et de psychotropes en premier.

Des robinets à sec

L'autre cauchemar «éveillé» en cet été très chaud, le manque d'eau potable qui fait passer à la population un été pourri. Et pas seulement à Tiaret-ville mais dans plusieurs autres communes de la wilaya. Ce qui nourrit davantage le courroux de la population, c'est le manque de communication des services de l'Algérienne des eaux (ADE) puisque on ne connaît pas vraiment les causes réelles de ce manque d'eau potable dans les robinets, ni les horaires de distribution pour chaque quartier. A la cité «Sonatiba», la cité « AADL » ou encore la cité « Belle vue », des colporteurs d'eau, fort nombreux, se frottent les mains et proposent leurs services jusqu'à 2000 DA la citerne de 1.000 litres. Plusieurs communes de la wilaya sont sans eau depuis plus de trois semaines. Même topo à Sougueur, deuxième plus grand centre urbain après Tiaret, lui aussi privé par intermittence du précieux liquide depuis le début de l'été. Spectacle désolant en plein cœur de la ville: flanquées de jerrycans et autres ustensiles de stockage, des chaînes humaines font la queue leu-leu devant la source de Aïn El Djenane, sous un soleil dardant. Pourtant, l'eau est déclarée non potable par la commune et même les écriteaux bien mis en évidence interdisant la consommation de son eau, la population n'a pas le choix puisqu'elle doit bien s'approvisionner en le précieux liquide. Un peu plus bas, le long de la rue de la Victoire, des vendeurs à la sauvette squattent les trottoirs, posant à même le sol leurs marchandises avant d'abandonner des monticules de déchets laissés sur place.

« Ils ont démoli le théâtre « Hassan El-Hassani »

Cette année, en raison de l'épidémie de Covid-19, les jeunes rongent leur frein, pris en étau entre une chaleur caniculaire et le manque criard de moyens de distraction. Conséquence, barrages, retenues collinaires, oueds et autres plans d'eau deviennent de véritables pièges mortels pour des jeunes qui souffrent cruellement du manque d'infrastructures de loisirs. Dans cette giga-cité, les moyens de divertissement et de loisirs sont quasi-inexistants. L'argent public, par pelletées entières, dépensé pour la réalisation d'infrastructures dédiées à la jeunesse et aux activités sportives, n'a aucun impact sur le terrain, tant la ville donne l'impression de manquer de tout. Des jeunes investisseurs ont voulu investir leur argent dans la construction de piscines à Tiaret et d'autres communes, «mais personne ne m'a jamais tendu une oreille attentive» se désole Ali, un retraité du secteur de la jeunesse et des sports. Tout le monde se souvient encore de ce qui s'est passé à Biban Mesbah, un petit hameau coincé entre Tiaret et Sougueur sur la RN 23 : les jeunes, livrés à l'ennui et au mal-vivre, n'ont rien trouvé de mieux pour dénoncer leur quotidien en noir et blanc que de taguer sur un mur décrépi «ici s'arrête la vie !».

La recrudescence des crimes de sang, la majorité commis par des jeunes déboussolés, inquiète la population qui craint pour sa sécurité. Dans plusieurs quartiers de la ville, la guerre des gangs fait rage. Pris au piège du mal-vivre et du chômage, des «grappes» de jeunes plongent tête la première dans l'enfer de la drogue et de l'alcool. D'autres se shootent aux psychotropes pour fuir, un furtif moment, une réalité trop dure à supporter. Cette année encore, les services de sécurité enregistrent un nombre record d'affaires liées aux trafics de drogue et de psychotropes. Perdus dans un vide sidéral à cause du manque cruel de moyens de distractions et de loisirs, la jeunesse traîne son ennui à longueur de journée. Interdite de chapitre depuis des lustres, plus personne à Tiaret ne sait ce qu'est une activité culturelle ou artistique.

 « Depuis la démolition du théâtre « Hassan El Hassani pour le remplacer par du béton, Tiaret est comme maudite », commente, la voix nouée, le président d'une association locale. A part quelques jeunes qui se battent, sans moyens, pour ressusciter l'art des planches, rien, absolument rien d'intéressant à se mettre sous la dent. Aucune association culturelle ni troupe musicale, jadis fierté de la ville de Ali Maâchi, n'a survécu à la mode terriblement réaliste du «manger avant de songer» ! Au point que lorsque l'on veut jeter un mauvais sort à quelqu'un, l'on dit ici à Tiaret : « rouh allah yaâtik week-end fi Tiaret » !