Le
peu de fois que les Algériens parviennent à prendre contact avec leurs
réalités, ils rentrent dans un état second. Autant dire, des passages à vide
qui conduisent droit à l'isolement dans l'abîme. Rien à rajouter à ce constat,
sauf qu'à présent, l'isolement et les passages à vide sont communs à tous et
que chacun tente comme il peut de déconnecter ses neurones de ce marasme
insipide ou, faute de mieux, rire au moins devant l'absurde. Une année à battre
le pavé pour le changement pour que l'on se retrouve, ironie du sort, devant
son écran-télé à écouter des spécialistes de tous bords discuter, en temps de
confinement et presque à huis clos, de la mouture d'une Constitution que l'on a
confectionnée pour façonner le destin de la nation ! Étonnant comment les
choses se passent dans notre chère patrie alors que la plupart des
revendications pour lesquelles le peuple est sorti dans la rue ne sont pas
encore satisfaites. On ne tourne pas la page d'un livre sans l'avoir lue, à
moins que l'on essaie de ruser, de bluffer celui qui nous regarde afin de lui
donner la fausse impression qu'on est en train de lire. La nation, ça se
construit avec le compromis, la négociation, le deal social, dans le consensus,
et non pas de façon unilatérale, comme dans un jeu de rey-rey.
La jeunesse qui s'est soulevée un certain 22 février 2019 savait bien que
Bouteflika n'est qu'un pantomime, que les membres de son clan n'étaient que des
figurants dans la grande télénovela d'El-Mouradia, et que l'enjeu dépasse la façade visible de ce
fameux «Système», pour englober toutes les ramifications invisibles de sa
machinerie, réelle, physique ou symbolique soit-elle. C'est quoi un système bon
Dieu ? Ce sont tous les réseaux malsains, mafieux, corrompus, qui infestent le
corps de l'Etat du bas de l'échelle jusqu'au sommet de sa pyramide. Cela dit,
changer ce système-là, c'est d'abord travailler d'arrache-pied pour changer des
mentalités, des comportements, des procédés bureaucratiques indélicats
profondément enracinés dans les mœurs collectives, c'est
s'efforcer de réformer, au moyen de lois rigoureuses, un appareil administratif
noyauté et le faire sortir du bourbier de l'informel. Comment et par quels
moyens ? La moindre des choses, c'est d'écouter d'abord ce peuple en colère, le
laisser parler dans un cadre organisé, serein et apaisé pour mieux comprendre
ce qu'il demande, puis élargir les espaces d'expression citoyenne et
médiatique, en levant les verrous sur les canaux d'information, enfin, bannir
la censure et le piétinement des libertés individuelles du dictionnaire
politique de la nouvelle République. L'Algérie d'en bas, car en fait c'est elle
qui compte le plus, a besoin d'être écoutée, respectée, soulagée. Les jeunes
attendent toujours que les gouvernants s'occupent d'eux et ne les laissent pas
fuir le pays par tous les moyens. Or, à leur grand malheur, les voies du salut
semblent encore bouchées pour une durée indéterminée et la loi de la
débrouillardise s'impose. L'unique atout des miens, c'est peut-être qu'ils se
débrouillent bien et pour tout : trouver un boulot, un logement, un terrain
pour construire, des offres immobilières alléchantes, et pourquoi pas, pour les
plus chanceux d'entre eux, une occasion ou sinon un visa pour fuir à
l'étranger. La faute à qui ? A eux ! C'est-à-dire à ceux qui font fi de leurs
cris et de leurs détresses. Un auteur de chez nous a écrit ceci, il y a
quelques années : Talleyrand disait que «pour rester dans son parti, il faut changer
plusieurs fois son opinion». Nous lui opposons (l'Algérie des officiels bien
entendu), notre proverbe de terroir : «Ma'za ou laou tarate» : «C'est une chèvre,
même si elle vole». Traduction directe sur le terrain : Nos élites ne savent
guère s'adapter au moment, elles sont têtues et toujours en retard d'une
décision ou souvent, lorsqu'elles en prennent une, elle n'est pas du tout la
bonne. Or, les grandes nations ne passent-elles pas le plus clair de leur temps
à changer de stratégie, rien que pour convaincre leurs masses qu'elles ont
raison, et qu'elles pensent à leurs intérêts? Ne
dit-on pas d'ailleurs que, dans les démocraties qui se respectent, le peuple
est toujours Roi ?