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Pour un meilleur populisme

par Raghuram G. Rajan*

CHICAGO – La réussite économique des démocraties libérales dans l’après-guerre n’est pas seulement le fruit d’une démarche ayant consisté à laisser les marchés s’épanouir. Les États-Unis et les pays européens ont également intégré les marchés dans une structure permettant aux individus d’en tirer pleinement parti. Cette structure s’effondre aujourd’hui, faisant le jeu des dirigeants populistes de gauche comme de droite. Bien que ces acteurs soulèvent les bonnes questions, ils proposent rarement les réponses adaptées. Peut-être devraient-ils davantage permettre plus facilement aux citoyens d’élaborer leurs propres solutions.

Pourquoi la structure d’après-guerre s’effondre-t-elle ? Au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale, un formidable système d’éducation secondaire aux États-Unis prépare les étudiants à travailler ou à étudier plus longuement au sein des meilleures universités de la planète. Les étudiants entrent sur le marché du travail fort des qualifications leur permettant de décrocher de bons emplois. Croissance économique rapide et réglementations relativement souples encouragent bon nombre d’entre eux à lancer leur propre entreprise. Une politique du marché du travail flexible permet aux travailleurs licenciés de retrouver rapidement un emploi ailleurs. Les récessions, lorsqu’elles surviennent, restent brèves et modérées.

Cette excellente préparation des Américains au marché via le système éducatif, ainsi que de nombreuses opportunités économiques disponibles, vont permettre aux États-Unis de fonctionner sans la présence de véritables protections sociales contre la volatilité du marché. L’assurance chômage est à l’époque limitée, et de nombreux citoyens ne disposent d’aucune couverture santé – même après l’introduction des régimes d’assurance fédéraux mis en place pour les personnes âgées et les plus défavorisées dans les années 1960.

Le système éducatif en Europe continentale est alors considérablement à la traîne. En 1950, l’homme français moyen achève seulement 4,75 années d’école (un niveau comparable à celui du Myanmar aujourd’hui), contre huit aux États-Unis. L’Europe va néanmoins rattraper son retard, et bâtir une importante protection du travail ainsi que de solides filets de sécurité sociale. En ce sens, l’Europe va compenser sa moindre préparation de « pré-marché » initiale par un plus fort soutien « post-marché ». Les deux systèmes fonctionneront de manière satisfaisante pendant les décennies de l’après-guerre.

Malheureusement, la croissance commence à stagner au début des années 1970. Les démocraties capitalistes occidentales vont y répondre par une libéralisation accrue sur le plan intérieur, et par une plus profonde intégration économique les unes avec les autres. Les États-Unis insistant sur la première des deux démarches, et l’Europe continentale davantage sur la seconde, les deux systèmes vont néanmoins pour l’essentiel converger. L’Europe va en particulier renforcer son soutien pré-marché, tout en supprimant certaines de ses protections post-marché, devenues trop coûteuses à l’ère de la croissance lente.

Mais la croissance ne retrouvera jamais les niveaux spectaculaires des décennies de l’après-guerre. Plus récemment, la révolution technologique est par ailleurs venue automatiser de nombreux emplois bien rémunérés mais routiniers, tout en contribuant à l’externalisation des postes manufacturiers à revenus intermédiaires. Les emplois bien rémunérés d’aujourd’hui exigent davantage de qualifications, et par conséquent davantage de soutien pré-marché.

Malheureusement, ce soutien est devenu de moins en moins égalitaire aux États-Unis. Les communautés urbaines et de banlieue qui réussissent transmettent à leurs enfants les capacités dont ils ont besoin pour s’en sortir, ce qui n’est pas le cas dans les zones semi-rurales et les ghettos urbains. Depuis des dizaines d’années, les États-Unis tentent de résoudre le problème des établissements scolaires en échec. Or, la ségrégation croissante des revenus rend la tâche plus difficile. Si les plus qualifiés emmènent avec eux femme et enfants pour rejoindre les communautés prospères de la classe moyenne supérieure, le coût de la vie et de l’immobilier ne permet pas aux autres de les suivre. Les exigences du marché engendrent certes une méritocratie, mais une méritocratie héréditaire, dans laquelle les enfants de ceux qui ont réussi ont davantage de chances de bien s’en sortir.

La qualité inégale des établissements scolaires constitue également un problème croissant dans une Europe pourtant plus égalitaire, à l’heure où les immigrés s’installent dans des communautés ouvrières abordables. Les enfants d’immigrés devant généralement s’adapter à un système scolaire différent et à une nouvelle langue, ils occupent inévitablement de manière disproportionnée l’attention des enseignants et du personnel scolaire, car il leur faut rattraper leur retard. Cette réalité impacte négativement l’expérience des élèves existants, et pousse les plus mobiles socialement à quitter la communauté.

La relative pénurie d’opportunités du côté des laissés-pour-compte est probablement aggravée par la croissance des entreprises stars, qui coïncide avec un ralentissement de la création de startups et d’initiatives entrepreneuriales aux États-Unis. Les emplois dans ces grandes entreprises exigent des qualifications supérieures. La promesse d’Amazon consistant à créer plusieurs milliers d’emplois dans le cadre de son nouveau projet de siège dans le Queens, à New York, s’est révélée moins attractive pour la communauté locale que les journaux l’avaient prévu, nombre des meilleurs postes demeurant hors de portée pour la plupart des habitants de la communauté. Les responsables démocrates progressistes se sont ainsi mobilisés contre Amazon, qui a désormais abandonné son projet.

Les populistes de gauche répondent au déclin du soutien pré-marché à leur électorat naturel en préconisant des ajouts au filet de sécurité, de type couverture santé pour tous (aux États-Unis), garanties liées à l’emploi, et formes de revenu universel de base. La droite populiste considère ces propositions comme une menace, faisant valoir que ces mesures seraient susceptibles d’affecter la viabilité du filet de sécurité existant pour la majorité dite de souche.

La réponse des populistes de droite au déclin des communautés consiste à blâmer les immigrés, les autres minorités, ainsi que le commerce. Il est possible que le fait de maintenir les immigrants à l’écart permette d’alléger la pression sur les établissements scolaires et les services au sein des communautés ouvrières. En revanche, à plus long terme, ce choix est voué à priver ces zones de la jeunesse, du dynamisme et en fin de compte du renouveau que produit l’immigration. De son côté, bien que la gauche populiste défende l’immigration comme un élément essentiel à la viabilité des nouveaux régimes de solidarité, elle a tendance à se rapprocher de la droite sur la question du protectionnisme commercial.

Seulement voilà, repli sur soi et protectionnisme sont voués à appauvrir le monde. Les communautés en déclin ont besoin en urgence de moyens alternatifs d’attirer de nouvelles activités économique, et d’équiper davantage leurs citoyens face à la mondialisation et au changements technologiques.

Les capitales sont souvent trop déconnectées des préoccupations locales, et trop paralysées par les conflits internes, pour pouvoir prendre les devants. Des solutions locales sont nécessaires, mises en œuvre au travers des connaissances et de l’engagement des communautés, avec le soutien des gouvernements nationaux via des financements et une supervision minime si nécessaire.

Si ces mesures permettent d’améliorer la préparation pré-marché des citoyens des communautés en difficulté, le renforcement du filet de sécurité post-marché ne sera plus aussi nécessaire, et deviendra moins coûteux. Ne serait-il pas logique d’en finir avec les grandes politiques centralisées de la gauche et de la droite populistes, pour faire davantage confiance aux communautés locales ? Il y aurait là une démarche populiste au sens véritable du terme.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
*Gouverneur de la Banque de réserve de l’Inde entre 2013 et 2016, est professeur de finance à la Booth School of Business de l’Université de Chicago, et auteur d’un récent ouvrage intitulé The Third Pillar: How Markets and the State Leave the Community Behind