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Le Neville Chamberlain de l’Amérique

par Harold James*

PRINCETON – Lorsque les pays s’inquiètent de leur sécurité, ils insistent souvent sur leur besoin de réduire leur dépendance à l’égard des produits étrangers, de raccourcir leurs chaînes d’approvisionnement et de produire davantage de marchandises sur leur territoire national.

Mais le protectionnisme améliore-t-il vraiment la sécurité ? A présent que le monde est sur le point d’entamer une guerre commerciale totale, nous devrions examiner certains arguments en faveur du protectionnisme, puis réexaminer la plus grande guerre commerciale du XXème siècle.

On y trouve une très grande duplicité dans les discussions au sujet du commerce. Des taxes à l’importation et d’autres mesures semblables sont souvent présentées comme des outils commodes de politique étrangère au service de l’intérêt général. Mais si l’on voit plus loin que la rhétorique, il est évident que des mesures de ce genre ne font que récompenser des commettants particuliers et sont une forme de taxation injuste.

Le Président américain Donald Trump pourrait soutenir qu’une guerre commerciale est un moyen en vue d’une fin. Selon lui, les droits de douane sont une réponse raisonnable aux pratiques injustes en matière de devise et aux menaces envers la sécurité nationale. Mais naturellement, il y a également un calcul politique national : à savoir que les droits de douane vont aider les producteurs et les commettants à rendre certaines marchandises spécifiques de leurs concurrents plus chères. Le problème est que les droits de douane forcent inévitablement les consommateurs nationaux à payer la facture de cette subvention, en payant des prix plus élevés.

Il n’y a rien de neuf dans la déclaration de Trump selon laquelle « les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner. » Et cela signifie que nous pouvons examiner la force de cet argument à l’aune de témoignages historiques. Lorsque Neville Chamberlain était Ministre des Finances de Grande-Bretagne en 1932, il a renversé la position vieille d’un siècle de son pays en se faisant le champion du libre-échange. Inquiété du déficit commercial de longue date de la Grande-Bretagne, il a annoncé un nouveau « système de protection » qu’il espérait utiliser « pour des négociations avec les pays étrangers n’ayant pas jusqu’ici vraiment prêté attention à nos suggestions. »

Chamberlain en a conclu qu’il était seulement « prudent de s’armer d’un instrument qui serait au moins aussi efficace que ceux pouvant être employés pour nous causer du tort sur les marchés étrangers. »

Dans ce cas précis, il ouvrait la voie à la Seconde Guerre mondiale. Sa politique commerciale a affaibli la Grande-Bretagne et a renforcé l’Allemagne. En à peine six ans, sa politique d’apaisement envers le régime nazi de l’Allemagne a atteint son apogée avec l’Accord de Munich de 1938, que Hitler a rejeté six mois plus tard en infligeant une brutale correction à la Tchécoslovaquie et en la plaçant sous le contrôle du Troisième Reich.

Les années d’entre-deux guerres ont été dominées par la crainte d’une réapparition du nationalisme allemand. Pour les puissances occidentales, contenir l’Allemagne allait exiger un système d’alliance ou un pacte de sécurité collective plus ambitieux. La France a préféré l’ancienne option et a préconisé un arrangement dans lequel son alliance avec la Pologne, plus la « Petite entente » de la Tchécoslovaquie, de la Roumanie et de la Yougoslavie, contiendrait l’expansionnisme hongrois et allemand. La Grande-Bretagne a favorisé la deuxième option et a considéré la Ligue des nations comme étant l’instrument le plus efficace pour défendre l’intégrité territoriale.

Les deux approches se sont heurtées à la Grande Dépression, due principalement aux propres politiques protectionnistes de la France et de la Grande-Bretagne. Les deux pays ont brusquement évolué vers une politique de droits de douane et de quotas élevés sur les importations qui ont accordé leur préférence aux produits de leurs empires d’outre-mer. Le résultat fut que les producteurs industriels tchécoslovaques ainsi que les exportateurs agricoles roumains et yougoslaves n’ont plus eu les moyens de vendre leurs produits à l’Europe de l’Ouest. Au lieu de cela, ils sont devenus de plus en plus dépendants - économiquement aussi bien que politiquement - de l’Allemagne nazie. De même, la Pologne, après avoir mené une guerre douanière avec l’Allemagne dans les années 1920 et au début des années 1930, est entrée dans un pacte de non-agression avec le régime nazi en 1934.

Tout au long de cette période, la Ligue des nations et d’autres organes multilatéraux ont tenté d’organiser des conférences et des sommets pour stopper le glissement vers le protectionnisme. Mais ces entretiens ont tous échoué.

Pendant la Grande Dépression, des accusations de manipulation de devise ont sonné le coup d’envoi des mesures protectionnistes. On entend la même rhétorique de nos jours dans la bouche de Trump, lorsqu’il accuse la Réserve fédérale américaine de durcir la politique monétaire et lorsqu’il prétend - à tort - que la Chine déprécie artificiellement le renminbi.

La leçon de la Grande dépression est claire : les guerres commerciales conçues pour renforcer la sécurité nationale finissent par la miner. Cela est particulièrement vrai dans le cas des alliances défensives, parce que les entraves au commerce forcent les alliés à forger des relations plus étroites avec la puissance révisionniste qui était censée être contenue.

C’est précisément ce scénario qui se déroule actuellement. La rhétorique protectionniste de Trump est une réponse à l’essor spectaculaire de la Chine. Mais en lançant une guerre douanière qui affecte également l’Union européenne et le Canada, Trump fait ressembler la Chine à un partenaire plus attirant que les États-Unis. Bien sûr, Trump et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker ont à présent conclu un accord préliminaire en vue de stopper l’escalade des droits de douane entre les États-Unis et l’Union européenne. Mais Trump a déjà troublé l’alliance transatlantique. Comme les voisins de l’Allemagne dans les années 1930, l’Europe et le Canada risquent de sentir qu’ils n’ont pas d’autre choix que celui de chercher un autre partenaire, plus ouvert, ou du moins plus stable.

Le voyage de Trump en Europe le mois dernier a beaucoup fait pour détruire les alliances qui ont maintenu la stabilité mondiale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et sa conférence de presse auto-humiliante face au Président russe Vladimir Poutine a eu plus qu’un parfum d’apaisement sur le modèle de celui de Chamberlain. Si Trump tient réellement à rendre la Chine plus attrayante aux yeux du monde, il n’a alors rien de pire à faire que de continuer sa guerre contre le libre-échange et les institutions multilatérales qui ont surgi des ruines de 1945.

*Professeur d’histoire et d’affaires internationales à l’Université de Princeton et chercheur principal au Centre pour l’innovation internationale de gouvernance.