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Le financement non conventionnel de A à Z

par Abed Charef

Une polémique sur le financement non conventionnel a surgi dès le retour de M. Ahmed Ouyahia à la tête du gouvernement. De quoi s'agit-il ?

Les deux chambres du parlement ont adopté cette semaine la révision de la loi sur la monnaie et le crédit, qui ouvre la voie au « financement non conventionnel » de l'économie. Cette mesure, assurent ses promoteurs, « ne sera pas à l'origine d'une augmentation des dépenses ». Elle « n'aura pas non plus pour effet d'accentuer le taux d'inflation », et le gouvernement « n'aura recours à cette formule qu'après épuisement de toutes les ressources traditionnelles ». Du reste, c'est une méthode banale, utilisée « un peu partout dans le monde », dit-on.

Ces formules, abondamment répétées, ont servi d'argumentaire au gouvernement de M. Ahmed Ouyahia face aux multiples critiques contre le recours à la planche à billets. Le premier ministre et le ministre des finances Abderrahmane Raouia ont aussi assuré qu'une commission sera créée afin de surveiller cette opération, « exceptionnelle » « et limitée dans le temps ». Elle s'étalera sur cinq ans seulement. Mais que valent ces arguments, en fait?

Surenchère sur l'inflation

Le point le plus souvent évoqué dans la controverse actuelle concerne l'impact du financement non conventionnel sur l'inflation et le pouvoir d'achat. Alors que des opposants affichaient leur crainte d'une inflation à deux chiffres, MM. Ouyahia et Raouia se sont voulus rassurants. M. Raouia a affirmé que l'inflation sera contenue dans la limite de 5.5% en 2017 et 2018, avant de reculer à 3,5% en 2020.

Auparavant, Saïd Maherzi, vice-gouverneur de la Banque d'Algérie, que rien, à priori, ne forçait à se mêler de cette question, a assuré que «le financement non conventionnel ne devrait pas se répercuter par une explosion de l'inflation ».

Comment M. Raouia va-t-il tenir ce pari, alors que le gouvernement va injecter des liquidités sans contrepartie productive? Quand le pays disposait encore de réserves du FRR, l'inflation s'était établie à 4.8% en 2015, et 6.5% à juin 2017. Comment, avec la dégradation survenue depuis, et celle attendue, espérer une baisse de l'inflation ? Le simple bon sens devrait pousser à un peu de prudence, qui ne semble pas être la qualité première de M. Raouia.

Le discours du ministre des finances n'a visiblement aucune assise économique. Il est juste destiné à rassurer les Algériens. Le gouvernement n'a qu'une maitrise extrêmement réduite pour contenir l'inflation. Certes, il dispose encore de certains leviers ; il peut toujours maintenir à leur niveau d'il y a dix ou vingt ans les prix de certains produits administrés (lait, pain, eau, etc.), mais son action provoquera des distorsions supplémentaires, sans rien changer aux fondamentaux de l'économie algérienne.

Fonds réservés à l'investissement ?

M. Raouia a encore assuré, devant le Conseil de la Nation, que le financement non conventionnel sera « exclusivement employé pour financer des projets d'investissement ». Une formule creuse, pour ne pas dire plus. Pour le gouvernement, il y a les recettes et les dépenses. Le reste, c'est de la démagogie, ou un simple tour de passe-passe destiné à donner le chantage, quand ce n'est pas du mensonge.

D'anciens gouvernements s'étaient avancés sur des questions similaires. M. Abderrahmane Benkhalfa avait ainsi affirmé que les fonds collectés lors du fameux programme de conformité fiscale et l'emprunt obligataire devaient eux aussi servir à financer l'investissement. Quels investissements ? Où sont-ils ? Même si le gouvernement avait l'intention de le faire, il ne pourrait pas.

Règles et transparence

Prenant le relais de M. Ouyahia, M. Fayçal Tadinit, directeur général du Trésor, a déclaré que le financement non conventionnel est « une technique financière connue, qui a fait ses preuves dans certaines circonstances ». Ce qu'il dit n'est pas faux. Mais les conditions dans lesquelles agissent les uns et les autres ne sont pas comparables. Comparer l'économie algérienne à celle des Etats-Unis, avec ses règles, sa transparence, ses contre-pouvoirs, sa diversité, ses acteurs, relève de la supercherie. En Europe, les règles sont encore plus contraignantes, avec un déficit budgétaire plafonné à trois pour cent et constamment surveillé par Bruxelles.

Limiter le financement non conventionnel à une période de cinq ans n'a pas de sens non plus dans un pays qui a prouvé le peu de crédit qu'il accorde au droit. Hier, le gouvernement faisait un discours sur la capacité de l'Algérie à faire face à la crise « grâce aux mesures prises dans le cadre du programme de son Excellence le président de la République». Aujourd'hui qu'il est au pied du mur, il fait d''autres promesses impossibles à tenir. Mais comme MM. Sellal, Tebboune et d'autres avant lui, M. Ouyahia n'a pas de comptes à rendre. Il peut affirmer ce qu'il veut.

Contre-pouvoirs

M. Ouyahia et M. Raouia ont promis qu'une commission serait installée à la présidence de la république, ou auprès du gouvernement, pour contrôler l'opération du financement non conventionnel. Il est absurde d'affirmer qu'un gouvernement crée une commission qui va le contrôler. Le gouvernement préparera lui-même le rapport de la commission en question, et celle-ci l'endossera pour féliciter le l'exécutif.

Mais chemin faisant, M. Ouyahia détruit la Banque centrale. Il lui retire le peu de pouvoirs qui lui restaient, comme l'obligation de veiller sur la valeur du dinar et de lutter contre l'inflation. La nouvelle mouture de la loi sur la monnaie et le crédit transforme la Banque centrale en un simple guichet au service du trésor. Tout le reste relève de la méconnaissance des choses, de l'irresponsabilité, ou du mensonge pur et simple.

A ce stade, on reste dubitatif face à un ultime argument avancé par M. Raouia lors de son passage devant le Conseil de la Nation. Il a déclaré que le recours au financement non conventionnel ne sera effectif qu'après l'épuisement de toutes les autres possibilités. Quelles sont ces possibilités ? Comment le gouvernement va-t-il les exploiter ? C'est le fond du problème, que la polémique en cours a totalement occulté.

Occulter le fond du problème

En plaçant le débat sur un volet technique, voire polémique, le gouvernement a occulté la question essentielle, celle de la responsabilité du président Abdelaziz Bouteflika et de ses gouvernements successifs dans la situation actuelle. Comment un pays qui disposait naguère de réserves de change de près de 200 milliards de dollars, et d'un fond de régulation de réserves (FRR) de plus de 70 milliards de dollars (en septembre 2011), comment un tel pays a-t-il pu se retrouver dans l'incapacité de payer les salaires des fonctionnaires en cette fin 2017, selon les propres aveux de M. Ouyahia lui-même ? Qui est comptable de cette situation ? Un pouvoir responsable d'une telle débâcle peut-il encore prétendre gérer le pays ?

Les causes de l'échec sont simples. Le gouvernement n'a pas engagé les réformes nécessaires quand il le fallait, notamment quand la situation financière du pays le permettait. Il a même adopté une attitude suicidaire, avec des contre-réformes dangereuses, qui ont aggravé le problème quand la situation s'est retournée.

M. Raouia parle aujourd'hui d'un « train de réformes » qu'il faudrait mener pour « rationnaliser les dépenses publiques, élargir l'assiette fiscale et lutter contre la fraude fiscale ». C'est de la langue de bois financière qu'ont répétée tous les ministres de Bouteflika, sans jamais avancer sur ce terrain. Des mots creux. Aussi creux que la monnaie qui sera imprimée dans le cadre du financement non conventionnel. Mais aujourd'hui comme hier, ceux qui les prononcent sont certains de leur impunité. Ce qui leur permet de présenter une « rokia financière » pour de l'innovation, selon la formule de M. Mourad Goumiri.