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Ces libres penseurs qui font peur aux obscurantistes

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Les sites de libres penseurs algériens se multiplient, preuve que la pensée ne se laisse jamais totalement enfermer dans des certitudes totalitaires. Mais comme tout ce qui s'écarte de la route tracée par les censeurs de la pensée, l'initiative outrage les uns et intrigue les autres.

En fait, l'Algérie commence son très long chemin de rattrapage avec l'apparition de ce mouvement. Les libres penseurs n'ont, en théorie, presque plus de raison d'être dans l'ère moderne si ce n'est de constituer, dans les sociétés obscurantistes, une première étape indispensable vers le retour aux lumières.

Tapez sur Internet « libres penseurs algériens » ou des termes qui s'en rapprochent comme « liberté, démocratie... » associés au mot Algérie et un certain nombre de sites apparaissent, majoritairement sur les réseaux sociaux1. C'est un phénomène nouveau qui n'est en fait que la volonté d'exprimer sa libre pensée, sans aucun sentiment de haine, de stigmatisation ou d'appel à la révolution violente2.

Mais le choix de la qualification « libres penseurs » n'est pas neutre dans les mouvements de lutte pour la liberté des Hommes. Elle se rapporte à un mouvement de l'histoire bien identifié pour sa persévérance à défendre la libre expression et de croyance. C'est à Victor Hugo que nous attribuons habituellement la paternité du qualificatif mais c'est bien avant le dix-neuvième siècle que l'on peut trouver les racines de la liberté d'expression et de conscience. Prenons le sujet dans sa simplicité, sans érudition, mais avec une certaine précision dans son déroulé historique comme sur le fond de son contenu. Pour un approfondissement, nous laissons le lecteur s'orienter vers des ouvrages plus élaborés. La lecture d'un quotidien a d'autres objectifs

1- L'affirmation de multiplicité s'explique effectivement par la prise en compte de nombreux sites qui ne se dénomment pas ou ne se revendiquent pas ainsi mais dont le contenu les place sans aucun doute, au moins en partie, dans cette mouvance.

2- Les modérateurs des sites algériens de ce type ont enfin compris qu'il fallait écarter les professionnels de l'insulte et du racisme sous le couvert de l'anonymat qui continuent encore à polluer le débat sur Internet. qu'une publication scientifique, comme la sensibilisation, la pédagogie et la prise de parole sans pour autant en atténuer le sérieux et, c'est le voeux du rédacteur, la qualité du partage.

Aux grands hommes, les grands discours

Évoquez Victor Hugo en Algérie et une ma-jorité acquiescera d'un sourire ou d'une parole enthousiaste pour confirmer la popularité du grand écrivain et humaniste, protecteur des démunis. Quelques-uns, plus rares, vous rétorqueront qu'il faisait partie des soutiens au colonialisme mais ne pourront, sans mauvaise foi, mettre à mal l'oeuvre et le vent de liberté qu'il aura suscités pour la promotion de toutes les libertés et la défense des opprimés. Pour Victor Hugo, les deux approches, démocratie et justice sociale, étaient totalement imbriquées et ne pouvaient se concevoir l'une sans l'autre.

Tout lycéen sérieusement formé, ce qui devrait être normalement un pléonasme, sait que Victor Hugo a été bien plus qu'un grand écrivain. Homme politique élu, ses discours et envolées lyriques au Parlement sont célèbres et sa forte implication a fini par lui valoir l'exil. Dans la mémoire collective, le plus connu de ses discours porte sur la barbarie de la peine de mort. Mais si on sollicite les meilleurs lycéens, ils iraient jusqu'à l'énumération de quelques autres écrits de discours et, probablement, de celui qui nous intéresse dans notre sujet. C'est donc à Victor Hugo qu'on attribue la paternité de l'expression « libres penseurs ». La période trouble qui participe à l'opposition de la loi Falloux, donc à dénoncer la mainmise de l'église catholique sur l'enseignement, et à créer un climat qui mènera vers le coup d'État du 2 décembre, est le terreau de la montée de la libre pensée. Le mouvement est tout simplement celui qui légitime l'être humain à se fier à ses propres convictions et, surtout, à ne réagir et se soumettre qu'aux lois de la raison. Cette raison avait été largement définie pendant le siècle des lumières. Le totalitarisme de la pensée religieuse, nous y reviendrons, avait pris un sacré coup de bâton sur la tête mais n'était pas pour autant extirpé des racines profondes de la société. Pendant ce long combat pour aboutir à la laïcisation totale de la société3, les libres penseurs vont s'acharner à maintenir la flamme des lumières et ne jamais permettre qu'elle s'éteigne. Victor Hugo a été de ceux-là et bien d'autres ont repris le flambeau. Le combat de la libre pensée n'est donc rien de moins ni de nouveau que le combat contre tous les totalitarismes. Victor Hugo n'a donc pas été l'initiateur des libertés individuelles mais il en a été l'un des porte-paroles les plus brillants qui, par le verbe et l'action, ont laissé une trace importante.

On pourrait dire, avec l'expression journalistique de nos jours que, s'il n'a pas été l'inventeur de l'idée, il en a théorisé le concept et participé à promouvoir une communication qui lui a donné du souffle. Victor Hugo en est le porte drapeau, illustrant bien l'image éternelle du petit Gavroche dans sa grande oeuvre « Les misérables », perdant la vie sur les barricades érigées contre le despotisme meurtrier. Ce n'est donc pas une usurpation historique de lui attribuer une telle place mais en matière d'histoire, il faut toujours rechercher les racines d'un mouvement dans des périodes antérieures longues. En réalité, la véritable origine de la libre pensée est dans une succession d'événements dans l'histoire qui vont définitivement mettre à bas le totalitarisme du dogme religieux. Ces événements sont apparus indépendamment les uns des autres mais se sont combinés pour former un 3 Faudra-t-il répéter, encore et encore, que la laïcité n'est pas la négation de la religion mais, au contraire, sa protection en la sortant de l'expression publique afin qu'elle soit protégée puisqu'elle serait en concurrence avec les autres convictions qui voudraient inévitablement la restreindre. seul rayon de lumière, assez puissant pour arracher l'humanité des ténèbres. Ce qu'on appelle aujourd'hui « les droits de l'homme » ne sont que l'étape contemporaine d'un très long processus.

De l'humanisme et les lumières à la laïcité

Humanitatis (les sentiments humains), ce mot latin résonne lourdement dans l'histoire de la libre pensée car le mouvement qui s'en revendique, l'humanisme, est l'une des sources les plus puissantes de l'écroulement des doctrines obscures du Moyen âge. C'est au quinzième siècle, en Italie, que Pétrarque fonde ce mouvement qui allait se répandre et bouleverser l'Europe pour une période appelée Renaissance. Trois points caractérisent précisément le mouvement humaniste. Le premier est l'affirmation que l'Homme est à l'image de Dieu et donc constitue en lui-même le centre de tous les intérêts.

Ce qui peut sembler aujourd'hui une banalité est en fait une révolution considérable qui inaugure la fin du Moyen âge. Le second est tout aussi fondamental car il a ouvert les portes à un gigantesque bol d'air frais. Les humanistes ont remis à l'ordre du jour les auteurs et textes antiques (grecs et romains) qui étaient tombés dans l'oubli depuis des siècles et, disons le, totalement occultés par la doctrine en place. Soudain, les intellectuels de l'époque apprennent avec stupéfaction que la beauté, l'intelligence et le raffinement de la culture existaient bien avant l'installation de l'ère catholique. En quelque sorte, ils découvraient que le catholicisme n'a pas apporté les lumières de la civilisation mais a contribué à les éteindre totalement4. Le troisième point est aussi important puisqu'il s'agissait de réformer les pratiques déviantes de l'Église et de retourner vers le message pur et originel des évangiles. Selon eux, la foi catholique s'est dévoyée en des pratiques et croyances scandaleusement hérétiques. C'est d'ailleurs ce mouvement qui est à l'origine du grand schisme qui allait voir l'apparition du protestantisme et mener aux guerres atroces de religion qui déchirèrent l'Europe dans un gigantesque bain de sang. Avec une certaine confusion, nous gardons aujourd'hui encore l'expression « humaniste» pour qualifier une idée ou une action qui s'inscrit dans les « droits de l'homme » et dans l'intelligence contemporaine.

C'est tout à fait légitime pour le premier point mentionné antérieurement mais les humanistes ont été, pour la plupart d'entre eux, des membres de la hiérarchie de l'Église et leur objectif fut surtout le troisième point. Une considération qui n'est absolument pas à rapprocher avec le mouvement des « droits de l'homme », elle en est même antagoniste. Cependant, ce mouvement a érodé les certitudes des dogmes antérieurement puissants et a remis l'être humain au centre des préoccupations, la brèche était ouverte et ne se refermera plus.

Puis, c'est au dix huitième siècle qu'apparaît enfin la base de toute la modernité contemporaine, la période des lumières. Elle n'aurait pas été possible sans la période précédente. Si ces intellectuels ont combattu les doctrines rétrogrades et liberticides de l'Église, affaiblit par la période passée mais encore dominante, ils avaient un tout autre objectif, celui d'éliminer l'approche mystique au profit de la méthode rationnelle. Tout fait ne pouvait être confirmé dans sa véracité s'il n'était pas soumis au processus expérimental et donc à la preuve.

Pendant cette période, c'est la raison qui va l'emporter sur les croyances en matière scientifique puis, petit à petit, au niveau des convictions personnelles. Mais comme le racontait le célèbre sketch humoristique de Robert Lamoureux, trois siècles 4 L'auteur insiste pour rappeler que ce sont des êtres humains qui ont dévié le message originel de la religion que tout démocrate et humaniste ne peut que saluer car porteur, en son texte bien compris, de progrès et de civilisation. Après la Renaissance, « le canard était toujours vivant» et l'influence de l'Église toujours dominante sur les esprits. C'est à la fin du dix-neuvième siècle, avec l'apparition des théories libérales5 et du marxisme, que le coup de massue final fut donné avec l'instauration de la laïcité dès le début du siècle suivant. Et nous voilà donc dans cette période de l'industrie et des sciences triomphantes où la libre pensée de Victor Hugo avait beaucoup à faire encore mais dans laquelle son installation fut profonde grâce au nouveau désir de liberté des être humains. La suite ne fut qu'un enchaînement de périodes de rattrapage pour les zones non encore atteintes comme ce fut le cas pour les mouvements de libération à travers le monde, la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis puis en Afrique du Sud, l'émancipation des femmes et ainsi de suite.

L'héliocentrisme et l'explosion des découvertes

Mais comment tout cela a-t-il bien pu se produire en un temps relativement restreint par rapport à la très longue période des ténèbres? Pour le comprendre, il nous faut retourner en arrière dans le temps pour expliquer un phénomène qui a accompagné la Renaissance et fut pour une grande partie la cause qui déclencha le séisme.

Ce retour en arrière historique explique pourquoi l'Algérie est au début d'un processus identique de Renaissance où la lumière commence à apparaître au fond du tunnel, minuscule mais tellement prometteuse. Lorsque Copernic dévoile sa théorie, ce n'est pas seulement un coup de tonnerre qui s'abattit sur le monde mais une boule de feu immense qui déchira les ténèbres de l'obscurantisme.          

La Terre ne serait plus le centre du monde autour de laquelle tournerait les astres mais bien le contraire. Et lorsque Galilée démontra définitivement que l'héliocentrisme était la règle de fonctionnement céleste, c'est comme si on annonçait que le ciel allait tomber sur la tête de ceux qui faisaient profession et fortune d'une foi qu'ils enseignaient sous le dogme de la terreur. Puis tout s'accéléra en si peu de temps. La médecine découvrit que le fonctionnement du corps ne correspondait pas à ce qui était enseigné et que, par exemple, l'estomac n'était pas le lieu de l'âme et ainsi de suite. Un génois, avec l'aide financière du royaume espagnol, allait à son tour transformer la carte du monde et enterrer définitivement la croyance qu'elle fut plate. Suite au procès de Valladolid, on finit même par se persuader que les populations esclaves et primitives d'Amérique latine (du point de vue européen) possédaient une âme et par conséquent étaient des créatures de Dieu au même titre que les catholiques.

L'accélération fut sans limites et, nous l'avons rappelé, finit définitivement par enterrer les dogmes et les peurs anciennes jusqu'à leur anéantissement total au vingtième siècle. Mais si le chemin de l'agonie fut long, la voie vers le royaume de la raison en toute science et en toute expression humaine, y compris de ses libres convictions, était définitivement tracée dès le départ de cette folle aventure humaine de libération des esprits.

De Gutenberg à Zuckerberg

Il est un point fondamental que l'auteur a laissé volontairement à la fin de l'énumération car il est à son sens l'outil qui a permis l'agrégation et l'accélération de tous les autres points historiques mentionnés. C'est effectivement l'apparition de l'imprimerie de Gutenberg qui a permis aux humanistes ainsi qu'aux lumières de diffuser les écrits classiques, les techniques et découvertes ainsi que les réflexions de libre pensée. 5 Attention, ne pas confondre le courant de pensée politique « libéral » qui tient de l'évolution des événements que nous avons rappelés et le « libéralisme économique » qui procède d'une autre origine même si certains points communs peuvent être rattachés aux deux concepts. En conclusion, quel rapport avec l'Algérie ? Le lien est assez facile à faire puisqu'on retrouve le même catalyseur de diffusion. Non seulement la population a accédé à un niveau d'éducation plus largement partagé mais le monde est considérablement plus ouvert que pendant la période de la sécurité militaire. Les voyages et l'instruction ont, malgré les critiques que l'on peut opposer à cette dernière, arraché la population des ténèbres. On ne mesure pas encore très bien l'immense bouleversement qu'apportent les réseaux sociaux et les communications ouvertes au monde.

Ce n'est pas seulement un antidote à l'obscurantisme, c'est un cataclysme qui l'anéantit. Les pas sont encore timides et les femmes encore peu présentes, en tout cas dans une prise de parole franche et libérée. Mais la marche de l'évolution est en place et rien ne pourra l'arrêter. On assiste donc au même phénomène que l'apparition de l'imprimerie qui avait disputé le monopole de la parole et de la transmission aux seuls dévots et charlatans qui n'avaient d'autres objectifs que d'abrutir et de dominer les populations peu instruites et au fait du monde et de ses mystères. L'apparition d'Internet bouleverse le paradigme des dogmes de la dictature militaire et de la pensée religieuse dans ce qu'elle a de plus rétrograde. La vérité ne semble plus être dans un dogme révélé par des autorités mais beaucoup plus complexe, multiple et resplendissante. C'est absolument le même phénomène que celui que provoqua l'imprimerie de Gutenberg qui se passe sur les réseaux sociaux, comme un souffle de liberté irrépressible sur la dictature politique et intellectuelle. Les libres-penseurs algériens ne sont donc que le signe d'un rattrapage mais absolument nécessaire pour l'établissement définitif de la démocratie et des lumières. Il était temps, car notre génération n'était pas née au seizième siècle mais avait, en un temps très furtif, vu ces lumières au lendemain de l'indépendance. La nature humaine et l'histoire reprennent donc leur cours et c'est très bien ainsi.

*Enseignant