Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

CULTURES PLURIELLES

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

L'Esthétique de la crise II, par-delà la terreur. Revue d'études et de critique sociale Naqd, n°33/34, 2017, 800 dinars, 160 pages



C'est la 25ème année d'existence que la revue fête. Née en 1991, à l'orée de la terrible décennie, comme si ses fondateurs, dont l'inoubliable Said Chikhi (décédé en 1993), avaient senti l'arrivée d'événements sociaux et politiques révolutionnaires et, en même temps, terribles.

Aujourd'hui, la revue (bilingue, il faut le préciser) est bien assise, tirant à plus de 2 000 exemplaires, vendus aussi bien en Algérie qu'à l'étranger et grâce aux thèmes abordés, bien de ses numéros, sinon tous, sont devenus des références incontournables pour les universitaires et les chercheurs... et, comme lieu de débats (dont l'organisation de rencontres...la toute dernière, à Alger, samedi 25 février 2017, consacrée à «la pensée critique» avec la participation de Mohamed Harbi et Etienne Balibar), un repère et un exemple dans le désert des publications périodiques scientifiques .

Le n° 33/34 présenté reprend, en fait, le contenu de journées d'études, tenues à Alger, en février 2016, en partenariat avec l'AARC, à l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts sur «l'étroite relation entre le fait traumatique et sa représentation, plus ou moins sublimée, dans l'œuvre d'art». En fait, la troisième. Car, déjà, en 2006, une première rencontre s'était tenue sur le même thème à l'Espace Noun (librairie aujourd'hui, hélas, disparue) suivie, en 2010, d'une seconde (voir le n° 17... complètement épuisé sur support papier), sous forme d'atelier, au Centre diocésain des Glycines, avec des enseignants chercheurs de France et de Suisse ( Emmanuel Alloa, Marie-José Mondzain, Soko Phay, Séra..).

Cette fois-çi, Soko Phay, universitaire française et critique d'art, a apporté son regard sur la question de l'esthétique de la crise dans la situation qu'a connue le Cambodge (où elle y est née) durant la période (avril 1975- 79) des Khmers rouges (et leurs 500.000 victimes) . L'examen «d'un refoulé de l'histoire et sur les modes d'appropriation d'un passé qui ne cesse de hanter, à travers des représentations de paysages, qu'elles soient peintes, photographiées ou filmées». Une pratique et un mot terrible, né dès 1970 à la création de la police: ?kamtech'. «Ce n'est pas seulement tuer. C'est tuer, puis effacer toute trace, afin qu'il ne reste plus rien... Quand on tue, on n'informe pas la famille, on efface les traces. Même le cadavre, on ne le rend pas à la famille pour une cérémonie. Ça, c'est la culture khmère rouge. ?Kamtech', c'est détruire le nom, l'image, le corps, tout»

Autres interventions : celles de Mondzain sur «le Cinéma documentaire et les «Héros sans visage» (dont les émigrés), de Nassima Metahri, pédopsychiatre à l'hôpital Frantz Fanon de Blida, sur «la Production imagée (dessins) de l'enfant en souffrance physique», de Fouad Asfour, «Réflexions sur la critique d'art et la production esthétique, dans le sociétés en crise» .

Quant au workshop (atelier) sur «la Production esthétique comme sublimation de la terreur», on a entendu Ammar Bouras (photographe et vidéaste), Sofiane Zouggar (plasticien et vidéaste), Nawel Louerrad (bédéiste), Tamzali Tahari (plasticienne), Yahia Bourmel (plasticien), Lamine Sakri (photographe et vidéaste) , Drifa Mezemer (cinéaste) Tout cela suivi de débats, de débats et de débats...

L'Auteur : Une revue qui n'est plus à présenter. Bp 63 bis, Ben Aknoun 16033, Algérie ( tél/fax : +213 21 734352 ...et revue.naqd@gmail.com et revue_naqd@yahoo.fr et www.revue-naqd.org)

Extraits : «L'art n'a pas pour rôle de résoudre l'énigme du passé ou de combler le vide, mais sans doute d'enrichir la perception des choses et à interpeller la consciences du spectateur qui est, au bout du compte, le destinataire du témoignage» (Daho Djerbal, présentation, 7), «La dénégation du génocide participe de la destruction de la réalité. Un crime de masse, sans trace, équivaut à un crime qui n'a pas eu lieu» (Soko Phay, p 14)

Avis : Des interventions de haute teneur scientifique et des débats de très grande qualité. Plus qu'enrichissants... car tout nous concernait.

Citations : «C'est difficile de limiter l'énergie algérienne, étant donné qu'en une année, on grandit de dix ans» (Djaoud et Guessouma, p 148), «Tout se passe en Algérie comme si les gens pensent à ce qu'ils ne feront jamais, et font ce à quoi ils n'ont jamais pensé» (Daho Djerbal, p 149), «Beaucoup d'artistes sont des enfants qui ont été mal éduqués et manquent d'affection . Et ils ont besoin de tendresse et cette tendresse doit venir des critiques d'art» (Zoubir Hellal, p 157)



Algérie. Textes et regards croisés. Essai de Anne Roche (préface de Afifa Bererhi). Casbah Editions, Alger 2017, 1.200 dinars, 388 pages.



Dans les années soixante, il était fréquent d'entendre pronostiquer un dépérissement, à plus ou moins long terme de la littérature maghrébine d'expression française après les Indépendances? On a même vu de grands écrivains «abandonner» l'écriture en langue française pour des considérations, en fait, bien plus idéologiques. Et,Dieu sait si ces considérations, dans les années 60-88, ont constitué une véritable dictature qui a écarté, écrasé, vilipendé tout ce qui ne rentrait pas dans le moule nationaliste et socialiste que les humeurs changeantes des dirigeants (chefs d'Etat, ministres, chefs de parti... chez nous il n'y en avait qu'un seul) de l'heure conjuguaient comme il leur plaisait.

En fin de compte, le pronostic ne s'est pas vérifié. D'où une nouvelle et subtile façon de discréditer cette littérature, malgré la richesse quantitative et qualitative. Elle serait «sans avenir»... résiduelle, trace d'une génération perdue qui encombre les éditeurs de son désarroi, «mais qui ne saurait tarder à laisser place à autre chose»

C'est tout cela qui a amené l'auteure à proposer, non pas une «contre-anthologie», mais d'essayer de faire apparaître le travail d'écriture qui se fait en certains «lieux-dits» du Maghreb... tout en tentant de déplacer un certain nombre de questions qui, dans les termes où elles sont couramment posées, ne peuvent qu'être impasses.

Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Nabil Farès, Abdelwahab Meddeb, Habib Tengour, Leila Merounae... les écrivains Pieds-noirs et les même les «nostalgériques»...

L'Auteure : Anne Roche a évolué dans le cercle des militants anticolonialistes en aide au FLN, dès sa prime adolescence. Elle est, aujourd'hui, professeure émérite à l'Université d'Aix-Marseille, spécialiste de littérature française et francophone. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages de théorie littéraire et de fiction (romans et théâtre).

Extraits : «Pour les écrivains de la première génération, la langue s'avère l'autre aire où se joue la bataille de la liberté, où l'on force par moult procédés l'accès à l'universel» (p, 11), «J'ai tenu à le proposer (l'ouvrage) à une maison d'édition algérienne ; reconnaissance de dette qui n'effacera, certes pas, le crime initial de 1830, mais qui tente de construire des passerelles entres les cultures, sans oblitérer la violence de l'histoire» (p 19)

Avis : A lire, tranquillement, pour bien s'imprégner d'une analyse très fine (trop spécialisée pour le grand public, d'autant que le livre n'est pas «donné») de la littérature algérienne francophone... d'une époque bel et bien révolue. En tout cas chez les nouvelles générations d'écrivains.

Citations : «La langue d'écriture n'est ni tout à fait la langue de l'Empire ni la langue de l'ancien colonisé» (Amos Tutuola, écrivain nigérien, p 31), «Renoncer à la langue maternelle est un «geste matricide» (Julia Kristeva, bulgarophone d'origine), une «désertion» (Hector Biancotti, d'origine piémontaise, né en Argentine, hispanophone d'origine), Kateb, et après lui bien des écrivains du Maghreb, comme Yamina Mechakra, ont dit la douleur de la mère qui ne comprend pas la langue que l'enfant apprend à l'école (...) . Mais cette séparation peut être aussi une libération» (p 43), «Les passages d'une langue à une autre, sont signes, non pas de dépérissement radical de telle ou telle forme de littérature maghrébine, mais d'un début de reconnaissance du multiple» (p 63)



Les éperons de la conquête. L'impossible oubli. Essai historique de Karim Younès, Medias Index, 600 dinars, Alger 2017, 139 pages



L'intervention turque a permis, certes, de délivrer le pays des Espagnols. Une Régence, ayant pour capitale El Djazair ou Dzayer pour les autochtones qui a gouverné le pays, pendant 315 ans. Elle ne s'est pas accompagnée d'une politique coloniale de peuplement ni d'une expropriation généralisée, mais a été caractérisée par l'arrogance, voir le mépris vis-à vis des populations autochtones.

Le prélèvement fiscal arbitraire, qui frise la confiscation, a marqué cette période sombre de notre histoire (...). Il n'y a pas eu la construction d'un Etat national viable, ni un développement de la connaissance, de la production intellectuelle ou artistique. En clair, aucun rayonnement culturel n'est à mettre à son actif, contrairement à la période qui l'a précédée

La suite est facile à deviner : un incident «alibi», le fameux «coup d'éventail», et c'est l'invasion, le 5 juillet 1830. Un corps expéditionnaires, sans cesse, renforcé et porté au fil des ans de 30.000 à 120.000 hommes... et, en 26 années (1830-1856), la population algérienne passe de 3 millions à 2 millions trois cents mille. Des massacres et des pillages, des démolitions ou des transformations de monuments historiques. Les terres les plus fertiles sont détournées au profit de grandes compagnies et d'une population européenne venue de toutes parts. La coloniale s'installe au prix fort que les autochtones auront à payer... Le 3 juillet 1962, c'est l?indépendance après plus de sept années de lutte armée et plus d'un million de morts du côté algérien. «La France coloniale est rentrée par les armes, elle est sortie par les armes»

Une révélation : Sur la paternité du mouvement de l'Etoile Nord-africaine, les avis divergent. Pour certains c'est un certain Hadj Arezki Djeffal, originaire de Ath Hague (Fort national) qui a animé, à Paris, dans un hôtel restaurant, les premières cellules des militants algériens travaillant dans les usines automobiles françaises, parmi lesquels figurait Messali Hadj. Gravement malade d'un cancer du larynx, Hadj Arezki a dû céder sa place

L'Auteur : Ancien ministre et ancien président de l'APN, Karim Younès est déjà auteur de plusieurs essais (tous publiés aux Editions Casbah)

Extraits : «Certains analystes se demandent si les Turco-Ottomans n'ont pas préparé le lit de la colonisation» (p 9)

Avis : Une véritable leçon (un cours plutôt) d'histoire

Citation : «Rien n'appartient à une seule race en exclusivité. Seule la race humaine peut s'enorgueillir de sa production, de son génie» (p 21)