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Carnet de route (Suite et fin)

par Mourad Bencheikh

Le troisième gîte d'étape est à une trentaine de kilomètres de Ghardaïa. Une piste carrossable y conduit. Son propriétaire a tout d'un Viking. Il en a en tout cas la stature et la moustache blonde tombante. Il vit entre Timimoun et Ghardaïa et a mis plus d'un quart de siècle à monter son affaire. C'est qu'il a vu plus grand que ses concurrents. Il a ciblé aussi la tenue de séminaires et autres conférences dans une salle barlongue où sont disposées une longue table et des chaises blanches en plastique.

Les trois gîtes ne semblaient pas avoir une bien grande clientèle. Dans le premier nous avons croisé une famille algérienne de passage et deux jeunes et jolies Chinoises détachées par leur entreprise pour apprendre l'arabe à Ghardaïa. Le second était fermé et nous y avons été accueillis par deux migrants sub-sahariens employés comme gardiens. Le troisième était désert. On nous a pourtant assuré que les trois étaient complets !

Ce mensonge promotionnel m'a rappelé une nouvelle d'Alphonse Daudet dans Les Lettres de mon moulin, intitulée «Le secret de Maître Cornille». Ce dernier, un fermier touché comme tout le monde par une disette effroyable, se rendait pourtant régulièrement au moulin du village moudre son grain jusqu'au jour où son voisinage s'est rendu compte que la farine était en réalité du plâtre !

Il ne voulait pas céder à l'adversité comme nos valeureux hôteliers dont la ténacité et le courage me remettent en mémoire cette belle devise de Guillaume d'Orange-Nassau, dit le Taciturne : «Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer». Le tourisme n'est-il pas justement le secteur où nous avons tout à apprendre et par excellence celui de toutes les synergies possibles ?

C'est jeudi en fin d'après-midi. Nous n'avons pas assisté aux noces des quarante-huit couples organisées et financées par la 3achira de Si Salah. Ce dernier me le reproche gentiment mais il me dit comprendre que je doive me conformer au programme de séjour arrêté par le docteur Omar. Fine mouche, il a dû se rendre compte aussi que je n'avais pas d'atomes crochus avec l'un de ses invités de marque, un imam résidant en France, adepte de fréquentes tournées européennes et péroreur infatigable.

Nous retournons à Ghardaïa pour les noces des dix-sept couples du clan des Aït Younès. Nous retrouvons Ahmed dans l'appartement. Cérémonie du thé puis départ en voiture jusqu'à l'endroit de la noce. Nous y entrons par un portail réservé aux personnalités. Les invités y ont déjà pris place. Ils sont plus de quatre mille - ai-je appris par la suite - tous vêtus de la 3baya et de la 3arraguia. Ils sont assis sur des tapis étendus sur le sol en ciment. C'est une marée blanche !

En face des invités, sur une plateforme rectangulaire légèrement surélevée, les dix-sept mariés sont assis sur des coussins. Ils font face aux invités. Ils sont entourés d'hommes d'âges divers. Leurs proches sans doute.

Derrière eux, sur une banquette en dur qui court sur toute la longueur de la plateforme, les membres du conseil de la 3achira sont assis sur des coussins. Leurs doyens sont au centre, de part et d'autre du plus âgé d'entre eux dont le visage émacié est d'une pâleur cireuse. Le docteur Omar va leur présenter ses hommages. Il discute avec chacun d'eux.

Un maître de cérémonies, jeune professeur d'université, tient le micro et, à travers une sonorisation bien réglée, fait entendre ses commentaires consacrés pour une large part à la tribu des Aït Younès.

Puis il présente un à un les mariés en rappelant leur filiation. Avant de passer au suivant, il attend qu'un baluchon de couleur grenat soit posé devant l'intéressé par un homme d'un certain âge. La présentation est terminée au bout d'une heure environ. Chacun des mariés a maintenant son baluchon devant lui.

Commence alors la séance d'habillage. Elle est menée tambour battant par deux hommes qui dénouent les baluchons et vêtent successivement les mariés de son contenu : un burnous léger d'une étoffe jaune pâle de bonne qualité, un chèche blanc-bleuté qui recouvre le crâne jusqu'à la nuque et enveloppe le cou. La cagoule du burnous est rabattue jusqu'au front. Les mariés sont pour la plupart bien charpentés et beaux de visage. Preuve que les unions consanguines ne sont plus aussi fréquentes qu'auparavant.

La cérémonie est terminée. On afflue de tous côtés pour immortaliser l'instant par les photographies, vidéos et autres «selfies». Les bénévoles de la 3achira, dont Ahmed, assurent un service d'ordre impeccable en empêchant l'envahissement de la plateforme.

Puis des hommes apportent des tréteaux sur lesquels ils posent des plateaux. Le repas de noce est servi. Des groupes de quatre convives se constituent qui mangent dans le même plat à la manière traditionnelle. En deux temps trois mouvements, le repas est expédié puis desservi, les tréteaux sont repliés, les plateaux emportés, les tapis roulés. La salle vidée de ses invités apparaît dans toute son immensité. On a eu droit à une organisation impeccable. Le modernisme au service de la tradition !

Le lendemain vendredi, visite à l'ermitage des Pères blancs. Sa porte est ouverte tous les jours de la semaine, du matin au soir. Le père Bertrand, en visite d'inspection, supervise la réfection du garage. Nous échangeons quelques idées sur le dialogue inter religieux. Nous décidons de poursuivre notre discussion la semaine suivante à Alger autour d'un déjeuner auquel je l'ai convié. Le docteur Omar sera avec nous.

Le père Johan me fait visiter l'ermitage. Nous montons sur la terrasse et j'écoute ses explications près du clocher devenu sans objet. Nous redescendons pour nous rendre à la bibliothèque dont la dénomination exacte est «centre culturel et de documentation saharienne» qui a un site web et une boîte e-mail. La salle de lecture est une verrière d'où l'on a une vue panoramique sur le voisinage nimbé de ciel bleu. La bibliothèque dispose d'un fonds de livres rares qui n'attendent qu'à être exploités par nos historiens. Mon interlocuteur me donne deux catalogues d'expositions photos tenues récemment. L'une concerne la pentapole, l'autre Laghouat et Djelfa. La plupart des photographies ont été reconstituées à partir de clichés sur plaques de verre datant de la fin du XIXème siècle jusqu'au milieu du XXème siècle. Un travail de fourmi qui donne des éclairages intéressants sur ces villes pendant la période coloniale.

Nous voici à Bou Saada. Nous sommes invités à dîner chez l'un des amis de Si Omar : salade verte locale réputée pour sa tendreté, s'fiti, m'faouer, dessert. Le s'fiti est servi dans un mahrez (mortier en bois) haut d'un demi-mètre environ et dont le diamètre est d'une vingtaine de centimètres. Nous mangeons debout avec des cuillers en bois. Le s'fiti, c'est de la galette de semoule fine, appelée kesra, coupée en morceaux et cuite à feu doux après avoir mariné dans un mélange d'eau, d'huile d'olive, d'ail, de tomate, de coriandre et de piment. Ce dernier ingrédient est tellement piquant que le non immunisé que je suis, doit souffler entre deux bouchées et s'arrêter au bout de la dixième car la sensation de brûlure est devenue insupportable. Le m'faouer est une viande cuite à la vapeur et donc débarrassée de sa graisse. Je peux à peine en manger tant ma bouche est en feu.

Nous allons au musée Etienne Dinet. La salle du rez-de-chaussée est ouverte. On y expose les copies de certains tableaux du maître. Les modèles copiés sont eux-mêmes des copies. Certaines sont de belle facture.

Le directeur arrive et fait ouvrir la salle du premier étage où sont exposés les originaux, six au total : «la femme répudiée» ; «jeunes filles dansant et chantant» ; «la voyante» ; «les troupeaux 1» ; « les troupeaux 2» ; « une source dans l'oasis au clair de lune».

Ce Parisien né et mort dans sa ville natale mais qui avait choisi de s'expatrier à Bou Saada, d'y être enterré dans la foi musulmane à laquelle il s'était librement converti, ce Français aimait sa ville d'adoption, était proche de ses habitants, vivait en symbiose avec eux, partageait leurs joies, compatissait à leurs peines.

«Les jeunes filles dansant et chantant» est un hymne à la vie. «La femme répudiée» dénonce la misère de la condition de la femme dans l'Algérie de son époque. Cette femme assise, un de ses enfants, le garçon - reconnaissable à sa houppe de cheveux pendant sur sa nuque - à moitié étendu dans son giron ; la fille sur l'une des cuisses de sa mère et s'appuyant sur le flanc de celle-ci ; cette femme et ses deux enfants ont les regards désespérés de ceux qui n'ont plus de toit, de nourriture, de recours, plus rien, le néant !

Nous avons accès aux deux nus qui sont exposés au musée : «Rouacha» est le tableau d'une femme libre comme le sont celles de sa tribu les Ouled Naïls. Elle n'a pas honte de son corps comme l'indique son regard franc et rieur. Son buste est magnifiquement rendu. Le reste de son corps tout aussi superbe, se devine derrière les plissures d'un voile diaphane.

«Femmes nues dans une oasis» et moins allusif. Deux jeunes femmes nues, belles, riantes, parées de bijoux sont étendues au bord d'une source coulant sous les palmiers aux milieux des lauriers roses. Le paradis musulman tel qu'il a été imaginé par des bédouins écrasés de soleil, angoissés à l'idée de se perdre dans l'immensité du désert et de mourir desséchés par la soif ; un paradis noyé de verdure où l'eau coule en abondance et de belles houris vous accueillent.

La maison de Dinet ne contient aucun meuble. Elle est composée de deux chambres barlongues, l'une en bas l'autre en haut, reliées par un escalier. Le balcon de la chambre du premier étage donne maintenant sur le hall d'entrée du musée. Autrefois, il surplombait la rue et plusieurs scènes ont dû être captées par l'œil du peintre et s'immortaliser dans son génie.

Au sommet de la ville, dans le mausolée ou repose Dinet il y a aussi les tombes de son ami le plus proche et de l'épouse de celui-ci, tous deux Mzabis. Les tombes sont bien entretenues. En marbre gris-blanc, elles portent les noms, dates de naissance et de décès des trépassés. Cela tranche avec l'austère anonymat des cimetières mzabis.

Nous quittons Bou Saada pour Alger. Sur une cinquantaine de kilomètres nous suivons le Djurdjura des yeux de face puis de profil. Son point culminant, Lalla Khedidja, est encore couvert de neige. Puis nous renouons brutalement avec les embouteillages répétitifs de l'Algérois car l'un des tunnels des gorges de Lakhdaria est fermé pour travaux. Le docteur Omar me dépose chez moi à la nuit tombante.

Sans cet ami très cher mon périple n'aurait pas été si enrichissant. Je ne saurais trop l'en remercier et à travers lui tous ses proches et amis qui m'ont réservé le meilleur des accueils. De Bou Saada je n'ai vu au fond que le musée. Je ne consacrerai donc ma conclusion qu'au Mzab.

Cette wilaya est meurtrie. Je suppose que comme moi l'immense majorité des Algériens regrette sincèrement l'effondrement d'une coexistence pacifique ayant prévalu pendant des années entre les deux communautés. Le rejet de la violence est inscrit au fer rouge dans la mémoire collective.

La sagesse et le bon sens commandent que ceux qui se sont entretués - quelles que puissent être leurs raisons- fassent dans leur mémoire comme si rien n'était advenu».

C'était là, le conseil donné par Henri IV, roi de France à ses sujets après la signature de l'Edit de Nantes mettant provisoirement fin aux sanglantes guerres de religion.

Mais, amnésie n'est pas pardon et la classe politique n'a strictement rien fait pour faciliter le travail de deuil et apaiser les mémoires. Alors, comme l'ont fait les deux communautés au Mzab, face à l'adversité la société civile algérienne se réfugie dans ses valeurs comme elle le fait depuis des temps immémoriaux. Le retour en force du religieux auquel nous assistons depuis quelques années et qui rejette toute tentative d'instrumentalisation d'où qu'elle émane ne constitue-t-il pas précisément un repli sur la valeur refuge la plus sûre face aux échecs répétés du pouvoir ?

L'impasse politique dans laquelle la majorité des Algériens se trouvent piégés rappelle à bien des égards la scène culte de «Pierrot le fou» de Jean-Luc Goddard.

Elle a pour décor une crique coincée entre une colline, le grand large et le rivage. La colline est inaccessible car sa végétation est impénétrable. La mer est une immensité infranchissable. Le rivage est sans profondeur de champ, sorte de mur aveugle coupant du monde.

Cette crique est une prison à ciel ouvert. Une femme marche pieds-nus dans l'eau. Elle répète quatre fois en chantonnant d'une voix plaintive et monotone : «Qu'est-ce que j'peux faire. J'sais pas quoi faire». Son partenaire est assis sur un rocher à fleur d'eau. Il l'a fait taire d'un : « Ta gueule à la fin » !

Jusqu'à quand espère-t-on faire taire le peuple algérien ?