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La Démocratie et ses grottes

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Sansal, Khadra, Boudjedra. Face au Gia séducteur. Essai de Rachid Mokhtari, Marguerite Editions, Alger 2015, 144 pages, 800 dinars

Comment, par le biais de l'écriture, on en arrive à faire du bourreau la victime ? C'est ce que Charlotte Lacoste (en préambule) montre à travers le concept de «la manipulation narrative» qui, à travers des procédés (procédures) d'usurpation, «innocente le bourreau et culpabilise la victime». En fin de parcours, «le bourreau à visage (sur-) humain est à l'honneur». Selon Dourari Abderrezak, «la manipulation est un acte cognitif qui peut se faire implicitement à l'insu du sujet manipulé ou explicitement avec sa coopération active».

Donc, à travers un corpus de romans, comment alors s'étonner qu'on en soit arrivé au pardon (en tout cas juridique) de crimes de masse perpétrés dans les années 90 ?

L'auteur a choisi plusieurs auteurs et plusieurs œuvres qu'il décortique minutieusement, méthodiquement. Pour lui, la plupart, jusqu'aux plus jeunes auteurs ayant publié leur premier roman à l'orée des années 2000, ont centré leur écriture autour d'un nouveau personnage, le terroriste, l'égorgeur du Gia, celui qui sème la terreur et la mort parmi les populations civiles. Il devient même le héros du drame collectif, au sens classique du terme. L'ancien maquisard de l'Aln est désormais un «vieux» et sa guerre appartient au passé. Il n'est plus un repère, un symbole, un père, un emblème. Il est souvent désabusé, incapable de faire front au nouvel ennemi. Celui-ci est jeune, encore un adolescent, appartenant au présent; il a souffert durant son enfance, il subit le chômage... Il n'a pas décidé de tuer... et c'est un pur concours de circonstances qui l'a poussé à devenir un bourreau malgré lui. Conclusion : «les terroristes trouvent confort et réconfort dans le roman algérien de la décennie noire dont ils fructifient un imaginaire sadique». Dur de lire ça et pourtant ! Il faut seulement lire de manière critique les textes... à succès, tout particulièrement les ouvrages publiés de 1989 à 2011 en France.

A la guillotine... intellectuelle de Mokhtari : Yasmina Khadra avec, entre autres, «A quoi rêvent les loups» (ou, selon l'auteur, Les confidences d'un Gia séducteur); Rachid Boudjedra avec «Les Funérailles» (ou Dans la mentalité du bourreau); Boualem Sansal avec «Le village allemand ou le journal des frères Schiller» (ou La banalisation de la Gestapo) et avec «2084» (ou Dévotions meurtrières ); Nabil Farès avec «La voie singulière» (ou Au pays des ogres); Mohamed Sari avec «Le labyrinthe» (ou Le crime banalisé, le terroriste humanisé) et Wahiba Khiari avec «Nos silences» (ou La cruauté de la parole).

L'Auteur : journaliste, écrivain et critique littéraire, il est aussi auteur de plusieurs ouvrages. Il a dirigé la rédaction du quotidien de gauche Le Matin (de Mohamed Bentchicou) jusqu'en juillet 2004.

Avis : présentation (de l'ouvrage) originale et recherchée. Très remarquée. Contenu : de la critique littéraire pointue et de qualité... Attention : résolument engagée. Bonne lecture aux étudiants et aux enseignants !

Citation : «La syntaxe de ses romans (la littérature algérienne de cette dernière décennie) est nue, réduite à ses constituants immédiats, comme dépossédés d'expansions adjectivales, de tout ce potentiel de nostalgies de phrases descriptives tout en méandres telles qu'elles s'offrent dans la Colline oubliée ou dans Le grain dans la meule. Mouloud Mammeri, Malek Ouary ou Mohammed Dib de la trilogie historique, dans leurs premiers écrits documentaires, peignent un monde qu'ils revendiquent duquel ils extraient le suc identitaire, alors que leurs héritiers, ayant perdu ces repères, malaxent la langue, la désarticulent et en font l'objet même de leur quête. Désormais, le linguistique prime sur l'historique» (p 68).

Quelle transition démocratique pour quelle Algérie ? Constats, enjeux et perspectives. Ouvrage collectif coordonné par Amar Ingrachen, Editions Frantz Fanon, Tizi Ouzou 2015, 347 pages, 1.000 dinars

Ils sont quinze en y comptant l'auteur qui a présenté les études. Pour la plupart, ce sont des chercheurs universitaires connu (e)s et reconnu(e)s : Addi, Rouadjia, Benabou, Maougal, Dourari, Houfani, Sebaa, Ouchichi... Il y a aussi des chefs de partis politiques comme Ali-Rachedi, Belabbas, Soufiane Djilali... Ce qui en fait, en fin de parcours, un recueil de constats et de propositions assez riche... Un peu trop peut-être, car on risque de se perdre dans la trop grande variété des idées, parfois assez éloignées les unes des autres.

Heureusement, toutes défendent le concept démocratique. Et presque toutes tombant «scientifiquement» à bras raccourcis sur le système en place au pouvoir depuis si, si longtemps, et la plupart divergeant sur les voies et moyens pour arriver à s'en dégager. Avec, quelque part, une certaine «compréhension» pour la mouvance islamiste qui aurait mis de l'eau dans son petit lait.

Un ouvrage-mosaïque à l'image du paysage politique national. Tâche difficile bien que non impossible pour le coordinateur..., lui aussi assez engagé. Ce qui en fait l'intérêt intellectuel.

Extraits :

Lahouari Addi décortique les «rapports ambigus» entre populisme et démocratie, l'échec du premier ouvrant «objectivement» la voie à la démocratie moderne.

Ahmed Rouadjia évoque comme principal obstacle à la démocratie la culture politique des dirigeants, notamment celle des militaires, «incompatible avec les valeurs de la démocratie».

Fatiha Benabou énumère les éléments pouvant permettre d'aller vers une Constitution «démocratique».

Mohamed-Lakhdar Maougal ne croit plus qu'au «miracle» pour se sortir de la «désolation la plus totale».

Abderrezak Dourari, avançant l'idée que le système dictatorial et l'islamisme sont les deux étaux d'une même mâchoire, affirme que cette impasse peut être dépassée soit par la prise de conscience des islamistes qu'ils sont instrumentalisés par les dictatures, soit par la réforme sociale de l'islam, soit que les peuples sous tutelles dictatoriales arrivent à opérer des sécularisations dans leurs sociétés respectives. (Ndlr : C'est mon choix pour l'Algérie !)... rejoignant ici la thèse de Soufiane Djilali qui, relevant les nouvelles dynamiques qui traversent progressivement la société, parle d'un nouveau rapport structurant la société, basé sur la raison, celui-là se substituant petit à petit au rapport de force.

L'Auteur : Né à Tizi Ouzou en 1986. Diplômé en lettres modernes. Journaliste et aussi chercheur s'intéressant aux questions liées aux changements sociaux et politiques, aux élites et à la mémoire. Pas un manuel. Pas de réponses définitives et/ou de solutions certaines. Le débat est ouvert.

Avis : certaines études sont de très haut niveau de réflexion universitaire, d'autres sont assez engagées politiquement..., d'où à lire avec précaution sans en exclure une. L'Algérie politique est ainsi faite.

Merci pour l'annexe, la «Plateforme de la Conférence nationale. Préliminaires pour les libertés et la transition démocratique». Il manque à l'ouvrage les «bio-express» des contributeurs.

Citations : «Comme dans tous les pays (africains), la «parenthèse démocratique» qu'a vécue l'Algérie des années 1990 a vite été suivie d'un reflux autoritaire, aujourd'hui avéré, qui s'est exprimé à travers le recours à la violence, d'une part, de certains acteurs politiques, la prise directe du pouvoir par l'armée et les fraudes massives aux différentes élections organisées depuis» (p 12).

Des refuges et des pièges. Grottes symboliques dans l'Algérie coloniale. Essai de Denise Brahimi. Casbah Editions, Alger 2014, 147 pages, 650 dinars

Les hommes ont toujours vu dans les grottes des symboles forts de ce qui touchait pour eux à l'essentiel, c'est-à-dire à la vie et à la mort... Elles sont profondes, obscures... comme des tombeaux. Matrices aussi.

Elles sont nombreuses en Algérie -omniprésentes- moins puits ou gouffres que caches («iffri»), dont certaines se sont distinguées. Ainsi, les grottes du Dahra, rendues tristement célèbres par les enfumades coloniales de 1845... Ainsi, la grotte décrite dans Nedjma par Kateb Yacine, romanesque et symbolique... Ainsi, les grottes merveilleuses de Ziama Mansouriah... et bien d'autres ayant servi durant la résistance anticoloniale et la guerre de libération nationale comme domiciles ou/et comme refuges.

Jacques Berque, justement né près de grottes célèbres à Frenda, avait une sensibilité particulière au symbolisme des grottes en Algérie et il en a parlé, un jour, avec Kateb Yacine (en 1958)... Il revient, à plusieurs moments du «Maghreb entre deux guerres», sur la figure de la grotte présente au cœur de Nedjma..., une métaphore qui suggère des résistances identitaires méconnues du pouvoir colonial, survivant dans les profondeurs, de manière à rester inaccessibles.

George Buis, dans le roman La Grotte, édité en 1961, décrit minutieusement le lieu, refuge de maquisards, et symbole de l'Algérie rebelle. Elle est certes détruite, mais «pour autant rien n'est gagné».

Il y a, aussi, Yasmina Mechakra avec «La grotte éclatée» (1979). La grotte «éclate» sous l'effet d'une bombe coloniale... mais sa disparition est purement physique. L'esprit de guerre des combattants demeure.

L'Auteure : elle a enseigné plus d'une décennie à l'Université d'Alger avant de devenir spécialiste des littératures francophones d'Afrique et du Maghreb à Paris VII. Plusieurs ouvrages, dont une étude sur l'œuvre romanesque de Taos Amrouche.

Essayiste et critique, elle totalise plus de quarante années d'activité intellectuelle couvrant plusieurs domaines de la culture.

Avis : les grottes, lieu de mystère, de fantasmes et de rêves..., refuges de toutes les passions et risque de leur ensevelissement. C'est dire qu'une bonne partie de l'histoire du pays reste encore enfouie, un peu partout dans le pays profond. Grande envie d'y aller.

Citations : «Elles (les grottes) signifient, à travers les siècles, la possibilité d'une résistance encore et toujours renouvelée. D'où une sorte de gratitude pour ce cadeau bénéfique que la nature a fait aux hommes» (p 133). «Elles (les grottes) sont la trace de leur passage (les hommes de renom en fuite) dans le pays mais surtout de l'accueil qu'ils y ont reçu; elles sont le symbole de l'hospitalité algérienne et de la protection qu'on peut toujours espérer y trouver lorsqu'on est une personne de valeur indûment persécutée» (p 137). «Les parois des grottes font le lien entre l'histoire récente et l'histoire ancienne. La continuité de la pierre dans le temps permet d'ajouter un troisième terme qui est l'avenir» (p 146).