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Le temps mort

par Kamal Guerroua

A quoi rime le travail si ce n'est à l'apprentissage méthodique de la joie? Un bonheur exquis de compter sur soi, d'être autonome, de servir à quelque chose, dans la vie, d'être utile à sa famille, la société, la nation, etc. Bien plus qu'un sport pour la santé, le travail est le nerf de la guerre. Car s'il l'on est désœuvré et désargenté, tout devient problématique : se déplacer, avoir un toit, se nourrir, fonder un foyer, etc. Or en Algérie, l'horloge mentale de nos citoyens marche à l'envers et ses aiguilles slaloment, en fonction des labyrinthes de l'absurde étatique et des ivresses chroniques de «s'hab chekara» (les rentiers). C'est pourquoi, il n'y a point d'idéologie positive (pragmatisme et productivité) qui tienne, sauf les retombées fatales du virus du mur, du marché noir de la devise, des comptoirs des cafés et de l'arnaque de l'ANSEJ ! Une idéologie de substitution «pythonique», régnant, hélas, en maître incontesté, dans «la cartographie des zones de préférences» de notre jeunesse égarée. Et ce n'est pas du tout un hasard si un chômeur s'appelle dans le dialectal local un «hittiste». Être hittiste, c'est regarder le monde bouger, tout en fixant les yeux sur son nombril. C'est le non-mouvement, la vieillesse de l'âme, la décrépitude et le fait de se sentir, déjà fatigué, en se rasant le matin. Ainsi le mur se transforme-t-il en «lieu de recueillement», aussi bien, pour le jeune que pour le vieux. Un fantasme que cette rente maudite du pétrole, ayant déjà anesthésié tout désir de mobilité, chez les nôtres, a pu raffermir. Passés à la trappe et devenus casaniers, nos jeunes ne font, alors, que se gaver des mensonges de leurs responsables, afin de ne plus sortir de leur torpeur. Combien c'est confortable de nager dans l'illusion! Le problème, c'est qu'ils (nos jeunes) cherchent la réponse à leurs soucis, ailleurs, qu'en eux-mêmes, vivant l'instant présent par procuration et soumettant leur volonté au diktat de la fainéantise, l'indiscipline, l'indifférence et la mal-gérance des gérontocrates! Que s'est-il passé pour qu'ils en arrivent là? Une dame d'un âge avancé m'aurait expliqué, il y a peu de temps, que « le ré-étalonnage de l'échelle de nos valeurs » à la négative y est pour beaucoup. Par exemple un prof, à l'école, me dit-elle, n'inspire plus du respect comme avant. En dehors de l'espace éducatif où il exerce, il est considéré par ses propres élèves comme un raté qui gravite dans un état intermédiaire, entre la précarité et l'anomalie sociale. Aucun élève ne le fuit ni le craint. D'autant que, désarmé qu'il est par un quotidien pathétique, celui-ci est rabaissé « symboliquement », dans son milieu social et n'a presque aucun poids devant ces gens, souvent «incultes» qui s'en remplissent, rapidement, les poches par la corruption. Morte d'ennui, transie par l'inculture et gagnée, aussi bien par l'ingratitude que par le charme factice du matérialisme, notre société aurait passé outre ses missions primordiales (l'éducation, le respect du savoir, l'exigence de la moralité, etc.,) et consommé son délai de péremption. Pourtant précieux, le temps n'a plus aucune importance et la culture aucune place. Or le temps, c'est de l'argent et à ceux qui disaient que l'école n'est pas rentable pour la société, Abraham Lincoln (1809-1865) avait coutume de répondre : « Eh ben! Essayez messieurs l'ignorance ».