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La Chine et la grande évasion des capitaux

par Kenneth Rogoff *

CAMBRIDGE – Depuis le début de l’année, la perspective d’une dévaluation massive du yuan plane sur les marchés mondiaux telle une épée de Damoclès. Aucune autre forme d’incertitude liée à un choix politique n’est aussi déstabilisante. La plupart des observateurs estiment que la Chine devra laisser son taux de change flotter librement au cours de la prochaine décennie. Du fait de la contradiction entre les impératifs politiques et économiques chinois, la question est de savoir quelle va être la gravité des problèmes qui vont se manifester dans l’intervalle.

Il peut sembler étrange qu’un pays qui connaissait un excédent commercial de plus de 600 milliards de dollars en 2015 doive se préoccuper de la faiblesse de sa monnaie. Mais une combinaison de facteurs - notamment le ralentissement de la croissance et la levée progressive des restrictions sur les investissements à l’étranger - a libéré un torrent de capitaux qui fuient le pays.

Les Chinois peuvent désormais transférer à l’étranger 50 000 dollars par an. Si seulement 5% des Chinois profitaient de cette autorisation, les réserves en devises étrangères de la Chine fondraient comme neige au soleil. Quant aux entreprises chinoises qui disposent d’importantes liquidités, elles utilisent toutes sortes de stratagèmes pour les faire sortir du pays. Une méthode parfaitement légale consiste à faire un prêt en yuan et à se faire rembourser en devises étrangères.

Une méthode qui l’est beaucoup moins consiste à émettre de fausses factures ou des factures artificiellement élevées - une sorte de blanchiment de l’argent. Ainsi un exportateur chinois peut déclarer aux autorités un prix inférieur à la réalité pour une vente réalisée auprès d’un importateur américain et placer discrètement dans une banque américaine la différence en dollars (qu’il pourra utiliser pour acheter un Picasso).

Maintenant que les entreprises chinoises rachètent en grand nombre des entreprises américaines et européennes, le blanchiment des capitaux peut même se faire au sein même de l’entreprise. Ce ne sont pas les Chinois qui ont trouvé cette idée. Après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le contrôle des changes étouffait une Europe ruinée, les flux de capitaux illégaux qui s’échappaient du continent représentaient 10% du montant des échanges, voire davantage. En tant que grande puissance commerciale, il est pratiquement impossible à la Chine de stopper la fuite des capitaux quand l’incitation à les transférer à l’étranger devient trop forte.

Malgré un gigantesque excédent commercial, la Banque populaire de Chine a été contrainte d’intervenir pour pousser à la hausse le taux de change - au point que les réserves en devises étrangères ont diminué de 500 milliards de dollars en 2015. Avec un contrôle des capitaux aussi inefficace, le trésor de guerre chinois, 3 000 milliards de dollars, ne sera pas suffisant pour soutenir l’économie ad eternam. En réalité, plus les gens s’inquiètent de la chute du taux de change, plus ils veulent sur le champ faire sortir leurs capitaux du pays. Et leur inquiétude à son tour pousse la Bourse chinoise à la baisse.

Dans les milieux boursiers, on spécule beaucoup autour de l’idée que les Chinois pourraient décider d’une dévaluation unique et brutale (de 10% par exemple) pour affaiblir suffisamment le yuan de manière à diminuer la pression à la baisse sur le taux de change. Mais au-delà de fournir de l’eau au moulin de Donald Trump et de ceux qui pensent comme lui que la Chine est un partenaire commercial mal intentionné, ce serait une stratégie dangereuse pour un gouvernement qui n’a pas la confiance des marchés financiers. Le principal risque est de voir une dévaluation massive interprétée comme le signe d’un ralentissement de l’économie chinoise bien plus marqué que ce que l’on croit, ce qui encouragerait encore davantage la fuite des capitaux.

Il ne sera pas facile à la Chine d’améliorer sa communication avec les marchés si elle ne parvient pas à produire des données économiques crédibles. On a fait toute une affaire de l’annonce par la Chine d’un taux de croissance du PIB de 6,9% en 2015, une valeur proche de l’objectif officiel de 7%. Cette différence aurait dû apparaître comme négligeable, mais les investisseurs ont considéré qu’elle était d’une importance cruciale : ils ont pensé que la situation devait être catastrophique si le gouvernement ne parvient pas à truquer suffisamment les chiffres pour qu’ils reflètent les objectifs annoncés.

Les autorités pourraient commencer par établir une commission d’économistes chargée de dresser un historique plus réaliste de la valeur du PIB, ouvrant ainsi la voie à des statistiques plus crédibles dans l’avenir. Au lieu de cela, pour diminuer la pression sur le taux de change du yuan, la première idée du gouvernement a été de l’arrimer à un panier de 13 devises en lieu et place du dollar. Théoriquement l’idée est bonne, mais en pratique il y a souvent un problème de transparence avec les paniers de devises.

L’arrimage à un panier de devises pose sensiblement les mêmes problèmes que l’arrimage exclusif au dollar. Il est vrai que l’euro et le yen ont chuté par rapport au dollar au cours des deux dernières années. Néanmoins si le dollar baisse cette année, le recours au panier de devises se traduira par une hausse du taux de change yuan-dollar, ce qui pourrait être contre-productif. Par ailleurs, le gouvernement a aussi indiqué son intention de renforcer la lutte contre les flux de capitaux illégaux, mais il ne sera pas facile de faire rentrer le mauvais génie dans sa bouteille.

La vie serait bien plus facile aujourd’hui si la Chine avait adopté un taux de change beaucoup plus flexible quand la situation était bonne - ce que certains d’entre nous avaient suggéré il y a plus de 10 ans. Peut-être les autorités y parviendront-elles en 2016, mais il est fort probable que le yuan continuera à traverser des hauts et des bas - entraînant derrière lui les marchés mondiaux.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
* professeur d’économie et de sciences politiques à l’université de Harvard. Il a été économiste en chef du FMI