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Angoisse alimentaire nationale

par Kamel Daoud

La nourriture est liée, étroitement, à l'histoire : la faim est la colonisation, la décolonisation est l'alimentation. C'est l'équation de base, la métaphore nationale, l'image qui est un drapeau et un affect : le croissant est une mâchoire qui mange une étoile, entre un champ vert et une nappe blanche. Le langage du pays est, lui-même, traversé par la métaphore de la dévoration : de la chair, de la femme, des lopins de terre et de l'envie. C'est le plus vaste synonyme du fait d'être algérien. A l'infini, donc, pour déplier cette image. Pourquoi aujourd'hui ? Parce que cette métaphore est assombrie par la peur : de manquer et de sentir le ventre manger l'os. Le pétrole tombe vers le prix d'un caillou et cela n'inquiète que lorsque le lien est fait avec la semoule, le virement ou la perpétuation. Une sourde angoisse touche, alors, le ventre et fait vaciller l'adossement au mur de l'indépendance. On a, donc, peur. On se réveille à des constats qui crevaient trop les yeux : rien n'a été fait avec l'argent du pétrole quand le pétrole valait de l'or.

On a raté une occasion qui ne va pas se représenter.

On a mangé la chance.

En 15 ans, nous n'avons pas appris un métier international, ni développé une industrie, ni créé une nécessité, ni formé des ressources humaines capables de nous sauver. Rien. Sauf la production de prêcheurs, de fetwas, de minarets, des émeutes et de quelques féodalités politiques.

La grande théorie du développement algérien repose sur une rupture : il est dit que lorsque le prix du baril baisse, le régime se réveille. Vrai ? Des doutes. Aujourd'hui, au cœur de la crise, l'illégitimité oblige à la compromission avec la plèbe : alors on donne, on transfert, on éparpille ce qui reste. Les transferts sociaux sont encore faramineux, et personne n'a le courage de les remettre en cause ni de s'expliquer, avec courage, face à l'opinion.

La suite ? On mangera. Jusqu'à la fin. La nôtre.

Après la guerre de libération, la guerre civile, viendra la guerre alimentaire, pronostiquent les plus pessimistes. C'est très possible. On a raté une énorme chance. Et rien ne semble se dessiner comme issue avec le Pouvoir (s) d'aujourd'hui et ses courtes vues et ses choix d'hommes incompétents et suffisants ou lâches.