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Alger n'a les yeux que pour elle-même

par Ahmed Farrah

La ville narcissique se regarde dans le bleu de sa mer, comme les fleurs de narcisse aux corolles recourbées qui décorent les carreaux jaunes orangés du zelidj de ses vieux riads et de ses maisons aux colonnades en vrilles de l'époque ottomane, aujourd'hui presque oubliés. Alger la ziride tourne le dos au pays qui l'a fait naître et qui l'a auréolée de ses conquêtes. Alger l'ingrate, Alger l'avare, Alger la négligente, Alger l'égoïste, Alger l'arrogante, Alger la prétentieuse, Alger l'indifférente, Alger la régente, Alger l'épicentre et le foyer qui veut tout concentrer et tout imposer, comme si c'était la fille unique de ses parents. Où sont ses sœurs aînées, qui étaient aussi vaillantes et aussi rayonnantes depuis l'antique histoire que le temps a préservé dans les vestiges qui ont traversé les âges pour en témoigner dans les tombeaux des dynasties berbères des Djeddars de Tiaret (Tingartia la romaine), dans le mausolée Medracen de Batna, dans le tombeau de Massinissa de Cirta, dans les colonnades, dans les portiques, dans les arcades et les gradins de Timgad (Thamugadi), de Djemila (Cuicul) à Sitifis et de Cherchell (Césarée) à Tahert la rostomide, à Tlemcen la zianide et à Béjaïa la hammadite ? Aujourd'hui, Alger jalouse tout le monde, elle est la belle, la plus jolie, la plus aimée et la plus gâtée. Elle a encore la bénédiction du Dey et des Beys et des raïs et des corsaires et des pirates des mers. Tout le butin, ou presque, se déverse sur elle et pour elle. On y commémore les dates historiques. On y célèbre les cérémonies fastidieuses. On y inaugure le faste et le festif. On y édifie les symboles de la postérité... Elle seule est visible. Elle fait de l'ombre aux oubliées, écrasées dans leur monotonie aggravée d'insouciance de leurs enfants qu'Alger a corrompus pour couper le cordon placentaire. Ingratitude pathologique ! Alger écrase ses aînées, leur impose son dialecte, ses horaires de prière, sa musique, ses bouqalat et ses serouals echaqa des femmes algéroises. Toutes les villes algériennes sont aujourd'hui alignées sur le même fuseau horaire, Annaba doit attendre Alger pour rompre le jeun, Tindouf est sommée de le casser avant le coucher, elles sont toutes soumises au même menu (chtitha et mtheouem). Elles écoutent toutes du chaâbi algérois, elles se dissolvent dans la Casbah. Elles perdent leurs âmes et leur particularisme régional, combien enrichissant qu'il est important de sauvegarder et de pérenniser. Comme dit l'adage : «on n'est jamais bien servi que par soi-même».