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L’atout de l’expert

par Amanda H. Goodall *

LONDRES – La quasi-totalité des membres du conseil d’administration de Google sont titulaires d’au moins un diplôme universitaire ou doctorat en informatique ou en ingénierie. On y retrouve deux présidents d’université et éminents experts – John Hennessy de l’Université de Stanford, et l’ancienne présidente de l’Université de Princeton, Shirley Tilghman – ainsi que plusieurs membres de l’Académie nationale d’ingénierie et d’autres institutions prestigieuses. Google bénéficie incontestablement de la présence d’une telle expertise technique au sommet de l’organisation.

Le géant d’Internet présente ainsi une caractéristique inhabituelle en ce sens qu’il a tendance à désigner des scientifiques virtuoses au plus haut de la direction. Au-delà de la Silicon Valley, rares sont les hauts dirigeants d’entreprise à pouvoir se vanter d’une profonde expertise technique autour des produits commercialisés par leur société. Les conseils d’administration américains sont abondamment constitués de MBA, notamment diplômés d’Harvard, tandis que les autres entreprises du monde occidental (à l’exception peut-être de l’Allemagne) semblent préférer promouvoir des professionnels de la gestion plutôt que des talents techniques ou scientifiques.

Il semble aujourd’hui aussi anormal de désigner des professionnels de la connaissance à des postes de hauts dirigeants qu’il semblait autrefois singulier de promouvoir des scientifiques au sein des conseils d’administration. Auparavant, nous considérions le leadership comme une moindre nécessité au sein des organisations à forte intensité en savoir, où les experts étaient considérés comme supérieurs, car motivés par un enthousiasme intellectuel plutôt que par des considérations extrinsèques telles que croissance des bénéfices et autres objectifs de coûts. Cette dichotomie se retrouve de manière manifeste dans de nombreux domaines de la société, en premier lieu desquels les secteurs hospitaliers américains et britanniques, où les experts praticiens de la médecine opèrent séparément des managers. Il fut un temps où les hôpitaux étaient dirigés par des médecins ; de nos jours, seuls 5% des PDG d’hôpitaux américains sont docteurs en médecine, les médecins étant encore moins nombreux à diriger des hôpitaux au Royaume-Uni. «La médecine doit être réservée aux médecins,» selon un refrain courant, «et la direction organisationnelle aux seuls professionnels de la gestion.»

Or, il y a là une véritable erreur. Différentes études démontrent que les hôpitaux américains les plus performants ont tendance à être dirigés par des médecins présentant une réputation exceptionnelle en matière de recherches, et non par des professionnels du management. Elles révèlent également que les établissements hospitaliers enregistreraient d’autant plus de bons résultats, et notamment un nombre de décès plus faible, que leurs dirigeants administratifs bénéficieraient d’une formation clinique.

Cette réalité s’observe également dans d’autres secteurs. Les travaux de recherche que j’ai menés révèlent par exemple que les meilleures universités de la planète sont bien souvent dirigées par des universitaires de talent, enregistrant une performance croissante au fil du temps. Les analyses menées au niveau des départements d’enseignement le confirment. Les départements universitaires d’économie ont par exemple tendance à présenter d’autant plus de bons résultats que les recherches de leur directeur ou directrice sont largement citées.

La présence d’experts aux commandes peut certes sembler entraver l’efficacité de la structure de reporting en place. Pour autant, comme le dit l’adage universitaire : ce n’est pas parce que les félins n’évoluent pas en troupeau qu’il n’existerait pas entre eux de hiérarchie. Un peu à la manière des félins, les universitaires fonctionnent selon une «hiérarchie relative,» à la tête de laquelle les plus hauts acteurs s’interchangent en fonction du contexte.

Au sein même de l’univers du sport, où les postes de gestion n’exigent généralement pas un palmarès personnel exemplaire, nous constatons d’intéressantes relations entre l’expérience et la performance organisationnelle. Les plus grands joueurs de la NBA font souvent les meilleurs entraîneurs, tandis que les anciens champions de Formule 1 sont régulièrement associés aux équipes les plus performantes. Le temps de titularisation moyen autrefois joué par les dirigeants des 92 clubs de football de la ligue britannique s’élève à 16 ans, au sein d’équipes majeures. Alex Ferguson, sans doute le meilleur entraîneur d’Angleterre, a marqué en moyenne un but tous les deux matches au cours de sa carrière professionnelle.

Il convient de prendre note des différentes situations dans lesquelles ce modèle s’applique, et notamment dans le monde de l’entreprise. Les associés principaux évoluant à la tête des différentes entreprises de services sont bien souvent ceux qui ont excellé au cours d’une longue carrière dans la société. Ceci s’explique sans doute par le fait que les experts et les professionnels travaillant au sein d’organisations à forte intensité de savoir préfèrent voir désigné un patron qui a fait ses preuves dans leur propre domaine. La crédibilité du leader constitue un aspect essentiel : lorsque celui-ci place la barre haute, on s’attendrait à ce qu’il l’ait lui-même atteinte, voire dépassée. En bref, il est tenu de diriger par l’exemple.

En matière de direction, ce type d’arrangement crée un cercle vertueux. L’expérience du dirigeant lui permet de savoir ce que ressentent ses subordonnés, comment les motiver, et de quelle manière instaurer l’environnement de travail adéquat. En outre, un tel dirigeant est probablement plus susceptible de prendre de meilleures décisions en termes de recrutement – après tout, les meilleurs scientifiques et médecins sont sans doute davantage capables d’identifier les chercheurs et docteurs présentant le plus fort potentiel que les professionnels de la gestion.

Seulement voilà, la difficulté ne réside pas simplement dans un manque de connaissances techniques chez les dirigeants d’aujourd’hui, mais également dans le fait que les experts les plus compétents soient souvent réticents à diriger. Il est toutefois possible de changer les choses. Au travers d’une sensibilisation précoce des spécialistes autour de l’importance de la gestion et du leadership, ainsi que d’une formation sur-mesure, allégée et exempte de jargon, il serait possible de combler cet écart. De nombreuses facultés de médecine travaillent d’ores et déjà à l’intégration d’une formation en management au sein de leurs programmes d’études.

Le secret consisterait sans doute à apprendre aux experts, formés pour aller toujours plus loin dans leur spécialisation, à prendre du recul afin d’aborder les situations sous un angle plus global. À condition de suivre un enseignement adapté, il n’y a aucune raison pour qu’un leader ne soit pas en mesure de se spécialiser et de diriger. Nous pourrions alors obtenir des résultats remarquables. Songez à l’efficacité avec laquelle les gouvernements pourraient réagir face au changement climatique s’ils étaient conduits par des scientifiques réunissant à la fois expertise propre et compétences en leadership. Les plus grands esprits devraient pouvoir être mis au service des plus importantes causes.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

* Est maître de conférences à la Cass Business School, de la City University de Londres