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La terrible oisiveté du vétéran et de son histoire

par Kamel Daoud

Histoire close. Le président français s'excuse, mais le fond reste comme du barbelé dans une chemise. On se tourne vers l'avenir qui est bloqué par notre passé. Au fond, qu'est-ce que notre histoire nationale ? Un homme est en prison, il scie les barreaux, prend l'arme et tue son geôlier, le coince entre la mer et la valise, le chasse et se retrouve soudain au soleil. Au bord de la mer, à 14 heures, le 5 juillet 62. Il y a le soleil, le sel dans les yeux, une mer de métal puis l'absurde après l'indépendance tellement attendue. Alors l'Algérien tue le Français qui ne lui a rien fait (d'autres ont fait) puis tue des frères d'armes et des passants aussi. Cinq coups de feu contre les ombres. Puis s'en va le long de la plage, tête baissée, les mains tremblants. Un peu en colère, car il ne sait pas quoi faire de sa liberté sauf en priver parfois les autres. Il ne sait pas faire autre chose que de se battre et l'arme le démange puis le mange, et le démange puis le dévore en entier, prend ses mots, sa bouche, sa tête et parle à sa place. Alors il transforme tout le pays en caserne, se fait pousser la moustache, décrète le parti unique à cause de la balle unique et surveille même son ombre, surtout son ombre. Le soleil est dur, la mer encore plus métallisée et le sel mange la tête et le cerveau. Ce sont des années terribles : on tire, on met en prison mais aussi il y a de grands discours qui élèvent l'âme au dessus du cadavre et donnent de la fierté à la place de la liberté. Des gens applaudissent le colonel et son charisme d'homme qui tient son pays et son arme. L'homme qui a libéré le pays s'assoie dessus et pense en devenir l'architecte : il partage la terre, surveille les vagues et les flots, plante le drapeau et annonce les chiffres. Mais le métier de guerrier n'est pas un métier de terre. C'est l'échec, et le colonel meurt et le pays est pauvre.

Le libérateur devient Un général puis deux ou quatre et dix. Que faire alors quand on ne sait faire que la guerre ou que surveiller le pays après la guerre ? On se fait la guerre. Le pays s'appauvrit, se tue et s'enterre sans tête. L'homme qui a libéré le pays tourne alors en rond, tremble, les mains crispés sur son arme qui le regarde avec son œil unique qui vise le cœur et abat le soleil à chaque fois. Le combattant vise son pied, tire, la balle traverse son enfant, la tête, ressort par le dos et fait le tour pour reprendre le long du sang ; des gens disparaissent et à la fin tout le monde est mort mais la moitié seulement est dans le cimetière, l'autre étant là debout à chercher un endroit.

Toute l'histoire est celle de cet homme qui bouge la main, vieillit avec de grands remords, cède à la colère, annonce son départ mais ne part pas, se méfie, scrute la frontière et demande au peuple de lever les bras parfois, ou de le remercier d'autres fois. Qui a le visage dur, le trait solide, la main traitresse et l'œil tourné vers le ciel qui ne l'accueille plus. Toute l'histoire algérienne est celle du vétéran de guerre, même né après la guerre et qui regarde la fortune comme un butin, la montagne comme sa mère, la ville comme une ennemie maitresse et les autres comme des gens douteux et le temps comme une balle dans le dos. Alors quand on se fait attaquer ou insulter, on reprend les armes, mais quand cela est fini, les armes nous reprennent et nous tournons en rond, tuant l'un l'autre parfois, ou se surveillant.