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Mise à jour du proverbe quatre-saisons

par Kamel Daoud

D'un coup, c'est comme la première semaine de l'indépendance, avec la naïveté en moins et le bon sens en plus: tout le monde veut «sa part», ici et maintenant et en cash. Le pays entier est traversé par cette férocité du butin et du partage: grèves partout, frondes, routes coupées, listes de revendications, fiches de paie, lots de terrain, logements, etc. Tous savent que c'est l'occasion ou jamais avec un pouvoir qui a ouvert la vanne pour acheter des prolongations: en Algérie un proverbe disait «celui qui devait manger, a mangé il y a longtemps» avec une référence consternée aux premiers temps de la libération. Proverbe déclassé et mis à jour: «celui qui doit manger, doit manger aujourd'hui».

 Au plus profond, il y a une correction de l'histoire nationale par une perspective révolutionnaire: en 62, ceux qui ont compris étaient une minorité et ceux qui applaudissaient étaient une majorité, disent les déçus. Aujourd'hui, il y a volonté de corriger les proportions. Tous «ont compris» et donc tous demandent ce que leurs parents et proches n'ont pas exigé juillet 62 parce qu'ils avaient les yeux braqués sur le drapeau et pas sur le bien vacant. Donc le pays entier est en mode bouche ouverte pour rattraper les occasions perdues à l'indépendance ou à l'époque de Chadli ou à celle des terrorismes qui bénéficiaient aux affaires.

 Fait inédit, il ne s'agit plus de protesta d'une catégorie sociale exclue par le baril ou convaincue du droit de propriété collectif et égalitaire des sous-sols. La vague est générale, ne fait pas dans la distinction politique, le corps de métier ou la classe sociale: l'effet domino est vertical et pas géostratégique: la révolution ne va pas de Ben Ali vers Bouteflika, mais la demande sociale remonte du jeune chômeur au maire en attendant des corps traditionnellement peu enclins à la révolte. Cela rappelle cette vague d'assauts sur les docks de l'office des semoules algériens à l'époque de la guerre du Golfe: les USA bombardaient ailleurs, mais c'était ici qu'on craignait la faim. Un effet de peur à l'époque, un effet de certitude aujourd'hui car les gens savent que le Pouvoir est malade, vieux, ne sait pas quoi faire, hésite entre mourir ou se rajeunir, a beaucoup d'argent et est prêt à payer ce qu'il faut pour un étirement de peau, une rallonge de temps ou une paix galvanisée par le rassasiement.

 De l'avis général, l'argent est donc là: une évidence qui dépolitise un peu le cas algérien et le range dans la case de l'après-révolution alors qu'il n'y a même pas eu de révolution. Un cas de partage de butin et d'acte de dévoration. Du coup, deux grandes solitudes sont nées: celle du pouvoir plongé dans l'isolement de l'homme riche perdu dans une gare routière dangereuse, celle de l'opposition dépassée par l'explosion de l'appétit national. Un état des lieux qui fait peur: que faire quand l'immense mâchoire de la nature n'aura rien à manger ? Qui va-t-elle manger en premier ? Contre qui va-t-elle se retourner avec les yeux plissés et la fourrure hérissée ? Peut-on rassasier absolument un peuple une fois pour toutes ? L'offre ne multiplie-t-elle pas justement la demande selon Malthus ? Peut-on contenter tout le monde, un par un et tous en même temps ? Cela fait donc peur: il y aura un moment de rupture de stocks. Aucune fable ancienne ne raconte le cas de rencontre entre la corne d'abondance et la casserole trouée.