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Opération Overlord - 06 juin 1944: Et l'Amérique libéra l'Europe

par Abdelhak Benelhadj

De la libération perpétuelle

Nombreux sont les Français d'aujourd'hui qui sont convaincus que les armées américaines ont débarqué sur les plages de Normandie en juin 1944 pour les libérer.

Beaucoup d'autres pensent, dans le même sens, que l'Europe doit sa liberté aux Etats-Unis d'Amérique qui ont sacrifié beaucoup de leurs enfants et dépensé beaucoup d'argent pour lancer le plan Marshall et ainsi les aider à se relever des destructions que les nazis avaient infligé aux populations et aux nations européennes.

Tous les 06 juin les Français et les Européens se répandent en gestes et paroles de gratitude à l'égard de leurs libérateurs venus du Nouveau Monde.

Sans eux, ils seraient aujourd'hui asservis soit par les Allemands soit par les Bolcheviks.

Sans doute confondent-ils cause et conséquence. Les Américains avaient bien d'autres objectifs stratégiques que la seule libération des pays européens occupés. Il leur fallait au plus vite aller le plus loin possible vers l'est pour éviter que l'armée rouge n'occupe le plus d'espace possible à l'ouest.

La ligne Oder-Neiss servit de frontière entre les deux Europe, validée par les accords de Postdam en 1945. W. Churchill était disposé à aller « plus loin »...(1) En réalité, la commémoration du 06 juin en Normandie doit l'essentiel de son existence au sens élevé du spectacle de ses organisateurs et à la politique spectacle qui est parvenue aujourd'hui à un niveau élevé de raffinement. Une petite récapitulation historique s'impose.

Les cérémonies commémoratives du débarquement ont été dès leur début une opération qui a accédé à la célébrité en plusieurs étapes.

Le premier à en avoir l'idée fut Raymond Triboulet, un résistant qui fut désigné premier sous-préfet de la France libérée. Très tôt, il en fit sa « chose » mais n'a jamais pu en convaincre la hiérarchie ni les gouvernements de IVème République, pas davantage les présidents G. Pompidou et V. Giscard d'Estaing.(2)

Le succès rencontré par le film « Le jour le plus long » (1962) va « booster » l'initiative de R. Triboulet. Mais ce dernier resta coincé entre la maîtrise « locale » de l'événement, à laquelle il tenait mordicus, et sa dimension nationale dont le gouvernement pouvait le dessaisir pour lui donner une portée internationale.

De la gratitude gratifiante. De l'histoire à la mercatique

François Mitterrand, pour qui la communication était un « domaine réservé », a excellé dans cet art (purement rhétorique, dénué de toute performation politique) bien avant que le locataire actuel de l'Elysée n'en fasse l'alpha et l'oméga dans le gouvernement de son pays.

Dès 1984, le « Florentin » investit et asservit l'espace mémoriel qui va devenir une facette majeure de sa tactique politique tortueuse et opportuniste, ouvrant la porte à une réécriture méthodique de l'histoire. « Celui qui contrôle le présent, contrôle le passé et celui qui contrôle le passé, contrôle l'avenir » écrivait Orwell (« 1984 », 1948), un vétéran de la guerre d'Espagne dont l'oeuvre va devenir le bréviaire de base des légions de démolisseurs de « rideau de fer ».(3)

F. Mitterrand, en professionnel avisé de la mise en scène, va donner à cette commémoration une importance, un format international que ses successeurs vont reprendre à leur compte. Le « 06 juin » va échapper aux anciens combattants pour entrer dans la panoplie du Grand Communicateur. L'industrie touristique de basse Normandie et des alentours ne sera pas oubliée ezt en fera grand commerce lucratif.

En juin 1994, à la veille de son départ, il commentait les actes de bravoure des troupes américaines qui se lançaient à l'assaut des rivages de son pays pour les libérer. En bon journaliste, il livrait des détails sur le nombre de soldats engagés, le nombre de morts et de blessés, rapportait les mots historiques des généraux américains, « ...la formidable organisation des Etats-Unis d'Amérique et la vaillance de leurs fils... » Et il termina son discours par un « Mais oui, ?let's go' ! Allons-y ! Et je remercie, au nom de la France, les peuples alliés et leurs soldats qui ont contribué à la libération de mon pays. » Pas un mot sur le secret auquel ont été contraints les Français, le dirigeant de la « France libre » en premier, qui n'ont appris le débarquement qu'après qu'il ait eu lieu.

- Si Chirac, le 06 juin 2004, en présence de G.-W. Bush (qu'il avait mécontenté en mars 2003 en s'opposant à sa campagne militaire irakienne), s'était contenté de généralités en mémoire de toutes les victimes, il a néanmoins concédé l'expression de « sa gratitude à la nation américaine ».

- Le président N. Sarkozy en 2009 a prononcé des paroles fortes, remerciant le président B. Obama et les autres représentants canadiens, australiens...

« Monsieur le Président des Etats-Unis, je veux rendre hommage, au nom de la France, à ceux qui ont versé leur sang sur la terre normande et qui y dorment pour l'éternité. « Je veux dire merci aux derniers vivants de cette tragédie présents aujourd'hui et à travers eux à tous ceux dont le courage a permis de vaincre l'une des pires barbaries de tous les temps. (...) « On ne peut les citer tous, ces héros auxquels nous devons tant. Ils furent si nombreux.

« Mais nous ne les oublierons jamais. Les morts héroïques qui dorment ici ne doivent pas seulement appartenir à l'histoire. Le plus bel hommage que nous puissions leur rendre, le seul peut être qui compte vraiment, c'est de chercher à être dignes de ce qu'ils ont accompli pour nous. »

En juin 2014, le président François Hollande s'était à son tour confondu en remerciements.

« Plus de 20.000 Américains ont laissé leur vie ici en Normandie : 20.838, car je veux n'en oublier aucun. Ils furent vos parents, vos frères, vos amis. Ils furent nos libérateurs. La France n'oubliera jamais ce qu'elle doit à ces soldats, ce qu'elle doit aux Etats-Unis.

« Alors monsieur le président, je renouvelle ici le serment de tous mes prédécesseurs. Jamais nous n'oublierons, jamais nous n'oublierons le sacrifice des soldats américains. »

En a-t-il toujours été ainsi ?

Le général de Gaulle, infiniment mieux placé que quiconque pour mesurer la dette que son pays a à l'égard de son « allié » venu des lointaines rives de l'Atlantique, avait une opinion arrêtée sur la question. Alain Peyrefitte rapporte les échanges qu'il avait eus avec le Général à ce propos. Des propos d'une sévérité que le temps passé ne saurait adoucir ou relativiser. Au lecteur d'en juger.

AP : « Croyez-vous, mon général, que les Français comprendront que vous ne soyez pas présent aux cérémonies de Normandie ? »

CdG : « Eh bien, non ! Ma décision est prise ! La France a été traitée comme un paillasson ! (...) Le débarquement du 6 juin, ça été l'affaire des Anglo-saxons, d'où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s'installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s'apprêtaient à le faire en Allemagne ! (...) « Et vous voudriez que j'aille commémorer leur débarquement, alors qu'il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Non, non, ne comptez pas sur moi ! (...)

« Et puis, ça contribuerait à faire croire, que, si nous avons été libérés, nous ne le devons qu'aux Américains. Ça reviendrait à tenir la Résistance pour nulle et non avenue. Notre défaitisme naturel n'a que trop tendance à adopter ces vues. Il ne faut pas y céder. » (...)

« Vous croyez que les Américains et les Anglais ont débarqué en Normandie pour nous faire plaisir ? » (Alain Peyrefitte, « C'était de Gaulle », Quarto, Gallimard, 2002. Vol II, ch. 14, pp. 674-679.)

Le « vieux continent » est toujours sous... protectorat.

Qu'Américains et Européens s'allient pour faire face à une adversité commune, rien de très ordinaire entre Européens de l'Ancien et du Nouveau Monde. Mais il est étonnant que cette alliance soit si dissymétrique. Depuis près de 80 ans l'Europe est toujours à libérer et pour éviter qu'elle ne soit un jour asservie à nouveau, les Etats-Unis se sont installés à demeure, armés de pied en cap pour protéger une Union apparemment incapable d'assurer sa propre sécurité.

Pourtant, Britanniques et Français ne sont pas indigents, ont des moyens aussi bien militaires, technologiques, économiques que diplomatiques à même de dissuader toute menace sur leur prospérité ou leur sécurité. Il n'empêche que c'est toujours l'Amérique qui est en charge de la sécurité de l'Europe. Et l'Europe ne cesse de remercier pour le passé, le présent et l'avenir... Des bombes nucléaires américaines sont stockées en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne. L'Amérique seule peut décider de leur usage. Il en est d'ailleurs de même des bombes britanniques depuis que MacMillan et Kennedy en ont convenu à Nassau en décembre 1962. La conséquence des singuliers « special relationship » dont se flattait Churchill.(4)

La VIème flotte US est basée à Naples et Washington dispose de dizaines de bases militaires en Europe. Plus de 100 000 soldats américains sont toujours sur le sol européen.(5)

Observation naïve : Il n'y a curieusement aucune base militaire européenne aux Etats-Unis...

A quoi sert l'OTAN ?

Les médias européens ne rappellent pas souvent à leurs concitoyens les protocoles de décision de l'OTAN. Trois exemples suffisent à en préciser la nature. Lorsque Washington veut réunir ses « alliés », ce n'est pas à Bruxelles que la réunion est convoquée mais à Ramstein, dans une base militaire américaine qui jouit en Allemagne (toujours occupée, comme le Japon) d'une quasi-extraterritorialité. Tout se passe comme si les Etats-Unis réunissent leurs alliés en Europe... américaine. Inutile de préciser qui préside et dispose en ces lieux de la police de séance et de l'ordre du jour.

Beaucoup d'Européens ignorent que George Marshall était un général, pas un économiste.

1.- Si le secrétariat qui fait office de porte-parole, spécialisé dans la communication des décisions, c'est toujours un général américain qui préside aux destinés de l'Organisation. Quelques directions subalternes sont concédées formellement à des militaires européens.

Cela est parfaitement logique et correspond aux rapports de forces militaires entre les Etats-Unis et leurs « alliés » divisés, incapables de s'entendre ni sur les moyens, ni sur les objectifs. C'est pourquoi l'idée de défense européenne, E. Macron vient de le rappeler, est inconcevable hors de l'OTAN qui apporte cohérence, moyens et objectifs.

« L'Europe de la défense, un pilier européen au sein de l'OTAN est indispensable » a déclaré le président français, le mercredi 31 mai 2023 à Bratislava.

Et comme l'OTAN est un des piliers de la défense des intérêts des Etats-Unis (que personne ne songerait à discuter)... Comment dès lors concevoir une défense européenne qui devient une séquence, parmi d'autres, d'un système de défense mondialisé.

L'Organisation est graduellement étendue à toute la planète, participe à des conflits en l'Afrique, au Proche Orient, à Asie-Pacifique... dans une logique générale qui dépasse, et de loin, les espaces de défense de l'Europe et ses engagements initiaux.

Pour faire le lien et rendre cohérente cette évolution, on a recours à des notions floues, improvisées selon la conflictualité ou au détournement des missions et des vocations de certaines d'entre elles qui mettent en péril l'existence même des institutions internationales créées après la fin de la seconde guerre mondiale. (Cela, même si celles-ci mériteraient de profondes réformes).

Pêle-mêle : « Coalition internationale », « sommet des démocraties », le « G7 », le « G20 », « Communauté Politique Européenne »...

2.- Si un pays voulait quitter l'OTAN (hypothèse purement théorique), elle suivrait la procédure énoncée à l'article 13 du traité de l'Atlantique Nord. Que dit cet article ? :

« Après que le traité aura été en vigueur pendant vingt ans, toute partie pourra mettre fin au traité en ce qui la concerne un an après avoir avisé de sa dénonciation le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique, qui informera les gouvernements des autres parties du dépôt de chaque instrument de dénonciation. »

Washington s'applique avec doigté à estomper le poids que l'Amérique représente militairement et juridiquement au sein de l'alliance pour entretenir une fiction d'égalité entre ses membres. Tous les partenaires sont égaux, mais à l'évidence, les Etats-Unis sont « plus égaux que les autres ».

Cela ne surprend personne. Dès la fin de la dernière guerre toutes les institutions monétaires (Bretton Woods, FMI..., 1944), économiques (GATT, 1947), militaires... soumises à ses « alliés » par Washington sont sous son exclusif contrôle.

Exemple ? Au conseil de sécurité cinq membres permanents bien connus jouissent du droit de veto. Au FMI, les Etats-Unis seuls en disposent.

Une solidarité automatique ?

L'article V est souvent évoqué comme la pierre de touche de l'édifice. C'est de lui que rêvent tous les candidats qui se pressent aux portes de l'OTAN pour se placer sous sa protection.

Il est à peu près certain que si des bombes nucléaires russes étaient lancées sur le territoire des Etats-Unis, ces derniers lanceraient leurs missiles vers la Russie avant même que ceux de Moscou n'aient atteints leurs buts. Certains toutefois s'interrogent.

- Que se passerait-il si la Russie lançait une bombe atomique sur Kiev ?

- Que se passerait-il si elle en lâchait une autre sur Varsovie ou sur Prague ?

Qui peut assurer les Européens de l'automaticité évoquée par l'article V du traité ?

Les Américains risqueraient-ils la sécurité de leur pays pour défendre un allié ?

L'histoire en témoigne à profusion. Au fonds, un traité n'est rien d'autre que de l'écriture sur un papier. Que valent les traités sans les moyens de les faire respecter ?

Cette même question s'était posée lorsque les Français avaient discuté (très brièvement) l'idée d'étendre à tous ses alliés européens, notamment à l'Allemagne, sa force de dissuasion, précisément pour imaginer une défense strictement européenne, asservie à ses seuls intérêts.

Désormais, la question primordiale récurrente, la seule qui vaille ne serait-elle pas : quand donc l'Union Européenne s'avisera-t-elle de cesser d'être défendue autrement que par elle-même, sans s'interdire une quelconque alliance, « sans ennemi désigné à l'avance »... ?

De cette sempiternelle question de l'Europe de la défense, quand donc les Européens vont-ils enfin se saisir et cesser de remercier ?

Le prix de la souveraineté

A Bayeux aux côtés de ses homologues français et britannique, le chef d'Etat-major de l'armée de terre américaine, le général James McConville, a salué ce que les Alliés de 1944 « ont fait ensemble pour rendre la liberté aux peuples d'Europe », faisant un parallèle avec les sacrifices consentis par les Alliés lors du débarquement en Normandie. « Cela nous rappelle que la liberté n'est pas gratuite », a-t-il ajouté. (Le Monde, mardi 06 juin 2023)

Le général américain J. McConville a parfaitement raison. La liberté n'est pas gratuite.

Les Européens en reconnaissent la créance tous les 06 juin avec un entrain singulier.

Jusqu'à quand ?

Notes

1- « Mémoire de guerre» (2010) volume II (1941-1945). Ed. Tallandier, Texto, pp. 924-936.

2- Lire Sébastien Châble (2018) : « Quelques mots d'histoire de la France reconnaissante, au cimetière américain de Colleville-sur-Mer. Les commémorations du 6 juin 1984 en Normandie. »Presses universitaire de Rennes . pp. 233-245.

3- Cf. Colloque « Orwell ?1984' Mythes et réalités ». Conseil de l'Europe, 02-04 avril 1984, Strasbourg.

4- A cause de la signature de cet accord, le Général de Gaulle a imperturbablement opposé son veto dès 1963 à l'entrée du Royaume Uni dans la CEE, qui n'a été admise qu'en 1973, bien après sa mort, en compagnie du Danemark et de l'Irlande. Londres, pour les mêmes raisons n'a pu participé au programme Ariane. Mais tout cela n'est plus d'actualité. Ce sont maintenant les Anglais qui refusent de rester dans l'Union (Brexit, 2020). Il n'est plus nécessaire d'en être membre pour mieux la diriger avec le concours zélé des ex-pays de l 'est. La gestion de la crise ukrainienne le démontre de manière éclatante.

5- En 2017, près de 200 000 hommes, soit 10% du personnel militaire américain, sont déployés à l'étranger dans 800 bases militaires déclarées et 177 pays (en comptant le corps de garde des ambassades).