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L'Emir Abdelkader mérite-t-il une place sur les cimes du Murdjadjo ?

par Mazouzi Mohamed*

« Nous nous battrons quand nous le jugerons convenable, tu sais que nous ne sommes pas des lâches...

Vois-tu la vague se soulever quand l'oiseau l'effleure de son aile ?

C'est l'image de ton passage en Afrique. »

( L'Emir Abdelkader à Bugeaud ? 1841)

En effet, 180 années plus tard, et même bien avant, le père Bugeaud était déjà maudit lui et ses commanditaires. En 2020, dans son propre pays, cette France accoutumée à tisser son Roman national à coup de mystifications savamment entretenues, on pense déjà le rayer des manuels scolaires, déboulonner ses statues et débaptiser les avenues, boulevards, ruelles et places qui portent son nom.

Quant à l'Emir, son aura et son prestige n'ont pas cessé de s'affirmer à travers le monde entier.

A peine une année après que le Président Emmanuel Macron ait déclaré que la Nation algérienne n'avait jamais existé, la réduisant à une «rente mémorielle entretenue par un système politico-militaire ; lors de sa visite à Oran en 2022 on lui fera quand même entamer une virée délirante sur des «Lieux emblématiques» qui ne sont rien d'autre selon les médias français que «Disco Maghreb» et «La Chapelle de la Vierge Marie» à Santa Cruz.

On aurait voulu qu'à proximité de ces «Haltes emblématiques», se dresseraient des symboles nationaux qui représentent et honorent notre mémoire collective en squattant ces lieux évocateurs d'une époque d'asservissement qui glorifient davantage la présence de l'occupant.

Je ne trouve ni suspect ni incongru que l'Algérie décide de choisir les «Lieux emblématiques» qui correspondent à son Histoire et je trouve plutôt étrange que sur ces hauteurs superbes du Murdjadjo il n'y ait absolument rien qui évoque notre identité hormis le Marabout de Sidi Abdelkader Moul El Meïda que l'on ne peut d'ailleurs distinguer qu'une fois arrivé sur place.

Avant d'accoster sur les rives de la Cité Phocéenne, on peut voir de très loin le Monument Préféré des Français suspendu entre le ciel et la mer, une statue de la Vierge Marie «Notre-Dame-de-la- Garde», une statue qui surplombe majestueusement la Baie de Marseille, perchée à 157 mètres d'altitude, surnommée affectueusement «la Bonne Mère» par les Phocéens. Tout ça pour dire qu'il y a toujours quelque chose d'ostentatoirement symbolique à garder, à regarder et forcement à sauvegarder. De retour sur Oran, et de très loin, on voit ce splendide Murdjadjo exposer fièrement des Monuments qui font la fierté de ceux qui les ont érigés même si accessoirement nous autres autochtones les utilisons pour des pique-niques et des selfies.

Parmi ces monuments qui dominent la baie d'Oran, on voit quasiment et superbement léviter une autre Vierge Marie, mais cette fois-ci oranaise, plus visible que celle de Marseille, car l'algérienne est perchée à 300 mètres d'altitude. Depuis son inauguration, il y a plus d'un siècle et demi, «Notre-Dame du Salut» est affectueusement appelée aussi «la vierge de l'Oranie».

La véritable Vierge marie ne dérange nullement les musulmans puisqu'on lui voue une vénération considérable pour autant que son symbole ne demeure ad vitam æternam rien d'autre qu'un gage de fraternité humaine. Il est utile de rappeler que l'Algérie n'hésitera pas en 2014 à participer au financement de la restauration de la Chapelle. Le budget de ce projet financé par le diocèse avec le soutien des autorités algériennes et d'autres mécènes fût estimé à l'époque à 600 millions de dinars (soit environ six millions d'euros), aussi onéreux que la Statue de l'Emir qui suscite déjà des levées de boucliers mesquins et prévisibles. En 2008, l'Algérie classera la «Chapelle» monument national.

L'Histoire, telle ces poupées russes (matriochkas), est truffée d'anecdotes emblématiques imbriquées les unes dans les autres, presque cocasses s'il n'y avait pas constamment des drames qui déterminent à leur tour le cours de l'Histoire.

Les voies du Seigneur sont impénétrables. Sans le barbare Pélissier, «Notre Dame du Salut» n'aurait probablement jamais vu le jour. Pendant l'épidémie du choléra qui s'abattit sur Oran en 1849, Il tancera l'Abbé Suchet, à l'époque vicaire général d'Oran, «Mais qu'est-ce que vous faites monsieur l'abbé, vous dormez ? Vous ne savez donc plus votre métier ? Foutez-moi une vierge là-haut sur la montagne, elle se chargera de jeter le choléra à la mer.» Il fallait un monstre de cette trempe pour vociférer sans ambages sur la fatalité et son clergé. On remarquera au fil du temps que la grandeur de ces Généraux sanguinaires finira par s'effilocher pendant que la dignité de l'Emir s'affirmera en permanence. Drôles de coïncidences ! Notons que l'Abbé Suchet aura largement le temps d'apprécier la valeur de l'Emir, d'abord pendant la négociation d'échange des prisonniers en 1841 (première leçon de Droit humanitaire donné par l'Emir à ceux qui étaient venus nous civiliser) et ensuite quelques années plus tard lorsque l'Emir interviendra pour sauver 1500 chrétiens d'une mort certaine à Damas en 1860. L'Abbé Suchet écrira alors à l'Emir : «Votre glorieuse renommée s'était déjà répandue partout où votre nom était connu, mais ce que vous venez de faire pour nos chrétiens d'Orient, dont vous avez été la providence vivante, vous place désormais au rang des plus grands hommes de ce siècle et des plus généreux défenseurs de la justice et de l'humanité.»

Toutefois , on ne saura jamais si en 1849, à Oran, l'épidémie du choléra avait miraculeusement disparu , par égard pour la Vierge Marie ou par crainte du Général Pélissier, ce même païen tristement célèbre pour ses «Enfumades», abject et inhumain forfait qu'il avait accompli à peine quatre années auparavant en décimant une tribu entière, celle des Ouléd Riah (1000 personnes, femmes, enfants et vieillards, ainsi que leur bétail).

Etrange civilisation qui a pu intégrer dans sa gloire des «Haltes emblématiques» aussi antinomiques et peu glorieuses. Tantôt on décime impitoyablement des tribus désarmées dans le Dahra, tantôt on «flanque» des Vierges sur les hauteurs du Murdjadjo pour sauver d'autres âmes.

Le «Salut» n'est pas destiné à tout le monde. En effet le Général aura sans le moindre état d'âme l'indécence de dire suite à ce génocide commis à l'encontre des Ouléd Riah : «La peau d'un seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables ». Son massacre n'avait pour autre but que d'affaiblir les glorieux mouvements insurrectionnels de la Nation algérienne, notamment la résistance du Cheikh Boumaza à propos duquel Saint-Arnaud dira . «Bou-Maza n'est pas un homme ordinaire. Il y a en lui une audace indomptable jointe à beaucoup d'intelligence, dans un cadre d'exaltation et de fanatisme» , (cette tactique de la terre brûlée sera utilisée un siècle plus tard à l'encontre du FLN).

«Vois-tu la vague se soulever quand l'oiseau l'effleure de son aile ? C'est l'image de ton passage en Afrique», en effet les prophéties de l'Emir se sont réalisées, la statue du père Bugeaud qui était incontournable à Alger depuis 1852 finira par être déboulonnée le lendemain de l'indépendance afin d'y installer à sa place celle qui était la plus appropriée : la statue de l'Emir Abdelkader.

Même Bugeaud y aurait consenti. N'avait-il pas eu l'honnêteté de reconnaitre en l'Emir cet homme exceptionnel à propos duquel il dira «Abdelkader était un homme de génie... certainement l'une des plus grandes figures de notre époque... c'est un ennemi actif, intelligent et rapide, qui exerce sur les populations arabes le prestige que lui ont donné son génie et la grandeur de la cause qu'il défend ; c'est beaucoup plus qu'un prétendant ordinaire, c'est une espèce de prophète ; c'est l'espérance de tous les musulmans fervents»

On trouvera invariablement le même témoignage élogieux chez tous ses ennemis. Le capitaine de Saint-Hippolyte dira «l'Émir est un homme remarquable. Il est dans une situation morale qui est inconnue à l'Europe civilisée.»

Il ne s'agit pas dans cet article de faire l'éloge de notre cher Emir, il n'en a pas besoin et on serait obligé de compulser une bibliographie dithyrambique encyclopédique pour lui rendre honneur.

En 2020, lors du mouvement de contestation américain Black Lives Matter, relayé à travers le monde, ces mémoires que l'on cherchait inlassablement à réconcilier deviendront aussitôt amères, terriblement hargneuses et vindicatives. On commencera à déboulonner partout dans le monde les statues de la honte, à déconstruire une vision tronquée de l'Histoire en substituant aux mythes qui alimentaient sa vanité des totems plus méritants. Le président Emmanuel Macron imitera alors le père Bugeaud quand ce dernier prit la défense du Général Pélissier : Assumer jusqu'au bout les conneries de l'histoire sinon il ne restera plus rien de mythique dans ce foutu «Roman national» Emmanuel Macron maintiendra mordicus que la France»ne déboulonnera pas de statues et n'effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire». Le père Bugeaud peut dormir tranquille. Et avec lui Colbert, Fadherbe et tous les autres.

Suite aux recommandations émises dans le Rapport sur «Les Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie» que l'Historien Benjamin Stora remettra au Président Macron, on érigera à Saint Amboise une sculpture en hommage à l'Emir et qui sera aussitôt vandalisée. L'Emir sera honoré partout ; une Place à Paris, une Statue à Mexico, un buste à Cuba, un autre buste au siège de la Croix-Rouge à Genève, une ville d'El-Kader dans l'Iowa aux Etats-Unis porte depuis 1846 son nom, ainsi que d'autres lieux au Maghreb.

Bien entendu, il se trouvera des Historiens, des intellectuels, des philosophes, des politiques voire des psychanalystes qui s'ingénieront à prêcher l'oubli, le pardon et une réconciliation mémorielle, chose qui s'avère hélas assez complexe car la mémoire des peuples s'enflamme de manière imprévisible (Mouvement de contestation américain Black Lives Matter 2022 , la Guerre russo-ukrainienne, des troubles en Afriques fomentés par l'ennemi d'hier, des provocations diverses ou des opérations de déstabilisation...). Bien entendu, il se trouvera aussi beaucoup d'Algériens qui traiteront l'Emir de tous les noms.

L'Emir aurait bien voulu nous éviter tous ces malentendus s'il avait choisi la voie de l'ascétisme et de la spiritualité. C'est ce qu'il confiera à Mgr Dupuch évêque d'Alger : «Je n'étais pas né pour être un guerrier. Il me semble que je n'aurais jamais dû l'avoir été, ne fût-ce qu'un seul jour. Et pourtant j'ai porté les armes toute ma vie. Que les desseins de la Providence sont mystérieux ! Ce ne fut que par un concours tout à fait imprévu de circonstances que je me trouvais soudain jeté hors de la carrière à laquelle tout me destinait, ma naissance, mon éducation, mes préférences».

Il ne cessera pas de son vivant et post mortem de déranger davantage les Algériens que cette impitoyable France coloniale qui reconnaitra en lui un homme d'une grande valeur.

Cet homme qui pressentait déjà le sort tragique qui lui était prédestiné, dira lors de son discours d'investiture en 1832 : «Nous avons assumé cette lourde charge dans l'espoir que nous pourrions être le moyen d'unir la grande communauté des musulmans, d'éteindre leurs querelles intestines... de refouler et battre l'ennemi qui envahit notre patrie dans l'espoir de nous faire passer sous son joug.» Empêtré dans une longue guerre contre un Empire colonial féroce, dépourvu de moyens, abandonné et trahi par les siens et lâchement malmené par une clique de Généraux fourbes et félons, il subira milles tourments d'abord durant son Djihad et ensuite durant l'exil.

Il verra le quart de sa famille et de ses fidèles mourir de faim et de maladies dans les pièces glaciales du château d'Amboise. Son humanisme et sa défense active des droits et libertés seront des éléments précurseurs du droit international humanitaire. Il militera pour une idée, un projet prométhéen, il savait en qualité de grand stratège et de visionnaire que sans l'Unité nationale, avec des tribus morcelées et divisées, rien ne pourra être édifié qui ait un sens et une âme qui plongent leurs racines dans une foi et une volonté de vivre ensemble tout en se projetant dans un monde moderne appelé à s'adapter à toutes les mutations. Plus d'un siècle plus tard le FLN, soucieux et conscient de cet enjeu déterminant adoptera les mêmes principes et articulera sa lutte autour des mêmes impératifs : l'Unité nationale.

Pour le moment, ce qui juste et légitime à espérer, c'est le retour de Baba Merzoug, l'épée de l'Emir et en premier lieu l'immense plaisir de voir de loin une fois que l'on s'approche de la baie d'Oran sa statue étincelante sur les cimes du Murdjadjo.

Au 16ème siècle, lorsque l'Algérie était constamment menacée par l'Espagne et la France, il y avait à Alger un Canon légendaire et hautement symbolique qui inspirait énormément de crainte à nos ennemis du Nord : Il s'agit du canon Baba Merzoug dont les exploits valurent à Alger le titre bien méritée d'El-Mahroussa «La Bien Gardée».

A la même époque, à Oran, les Espagnols qui étaient là depuis 1505, construiront sur la montagne du Murdjadjo le fort de Santa Cruz entre 1577 et 1604. Symbole de la domination espagnole.

En 1850, sera érigée en contrebas du fort de Santa Cruz une petite chapelle exposant une statue de la Vierge Marie. Symbole de la chrétienté.

Voilà grosso modo des noms, des lieux, des évènements, d'étranges coïncidences, hautement symboliques pour nous : En face, nous avions des envahisseurs forcenés et résolus à effacer notre identité et notre religion à qui nous avions vaillamment et dignement opposé une résistance farouche qui commencera avec Baba Merzoug et qui s'étalera durant 5 siècles. Elle semble perdurer encore jusqu'à présent mais selon un modus faciendi plus soft, civilisé et culturel.

Aujourd'hui, sur les cimes du Murdjadjo, à proximité du fort de Santa Cruz et de la Vierge Marie, on essaye de réajuster le contenu du Patrimoine matériel et immatériel malgré la flambée de la Mercuriale.

S'il y a quelqu'un qui mérite de trôner sur ce nid d'aigle face à une Méditerranée qui a chanté durant des siècles l'épopée navale de Raïs Hamidou et de tous les autres, c'est bien notre Emir.

«Ne demandez jamais quelle est l'origine d'un homme ; interrogez plutôt sa vie, son courage, ses qualités et vous saurez ce qu'il est. Si l'eau puisée dans une rivière est saine, agréable et douce, c'est qu'elle vient d'une source pure.» (L'Emir Abdelkader)

*Universitaire

Note :

1 - «Bain de foule, sanctuaire chrétien et raï pour le président Macron à Oran», Paris Match du 27/08/2022

2 - Une Sourate porte son nom. La Vierge Marie est fréquemment citée dans le Coran.

«(Rappelle-toi) quand les Anges dirent: «Ô Maryam (Marie), certes Allah t'a élue et purifiée; et Il t'a élue au-dessus des femmes des mondes.» Coran. Sourate AL-IMRAN - Verset 42

3 - François Maspero, «L'Honneur de Saint-Arnaud», Casbah Editions, Alger, 2004, p.208

4 - Saint-Arnaud fait partie des monstres (Pélissier, Cavaignac, Montagnac) que la France utilisera lors de sa mission civilisatrice. Célèbre lui aussi par ses « Emmurades» des Sbehas (Ouled Sbih) de Aïn Merane (du 8 au 12 août 1845) (500 Algériens asphyxiés)

5 - https://gallica.bnf.fr , «Lettres du Maréchal Saint-Arnaud»

6 - Amar Belkhodja - L'Emir Abdelkader, adversaires et admirateurs» éditions Alpha, 2007, p.180

7 - BOUYERDENE Ahmed, ABD EL-KADER, l'harmonie des contraires, Seuil, 2008, p. 60

8 - Charles-Henry Churchill, La vie d'Abd-El-Kader (première édition 1867), traduit de l'anglais par Michel Habart, 4ème édition, Alger, ENAL,Alger,1991, p. 284.