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Retour de la Doctrine Monroe pour une pax americana mondialisée

par Abdelhak Benelhadj

Les nouvelles ci-dessous ont été diffusées à mots couverts. Complètement escamotées par les « médias chauds » (MacLuhan). De cette discrétion, les observateurs aguerris ne sont pas surpris.
Washington déploie une activité extérieure intense. Pendant que le Secrétaire d’Etat faisait une tournée au Proche-Orient, son collègue à la défense était en Europe où il a réuni les membres de l’OTAN.

Après Beyrouth où il est allé dénoncer Hezbollah[1], le chef de la diplomatie américaine Rex Tillerson s’est longuement entretenu jeudi 15 février au soir à Ankara avec le président turc Recep Tayyip Erdogan pour tenter d’apaiser des relations tendues entre les deux pays.

Le changement d’instruments tactiques de Washington basculant (tout au moins fait-il mine de le faire) des islamistes aux Kurdes pour continuer la déstabilisation du régime de Damas mécontente la Turquie. D’autant plus les Américains et les Européens avaient classé les partis kurdes dans la catégorie « mouvements terroristes ».

Mais cela c’était avant que l’Union Européenne ne ferme définitivement la porte au projet d’adhésion de Ankara désormais considéré comme un mercenaire tarifé dont la mission est limitée au contrôle de l’émigration en Europe.

Le « pragmatisme » américain ne s’attarde pas sur les conséquences de sa politique et sur les états d’âmes de ses partenaires et « alliés ». Seuls comptes ses objectifs et ses intérêts. Washington n’a pas de temps à perdre avec l’intendance hiérarchisée qui va des systèmes militaires complexes, où s’élaborent tactiques et stratégies, aux supplétifs armés sur le terrain, de l’Union Européenne à la Turquie, en passant par l’Egypte, les Emirats, les royaumes...[2]

Le jour même, le secrétaire à la Défense américain Jim Mattis s’entretenait pendant deux jours avec ses homologues au siège de l'Alliance à Bruxelles.
La conclusion de cette réunion peut être résumée (sur la foi de ce que les dépêches ont rapporté) à deux ou trois points :

1.- Une histoire d’« alliés »

Washington interdit aux Européens d’avoir une défense indépendante. Tout au plus pourraient-ils s’occuper de ce dont l’OTAN, c’est-à-dire l’Amérique, ne s’occupe pas. C’est-à-dire de bien peu de chose.

Lors de cette réunion, les alliés européens ont reconnu que « la défense commune est une mission pour l'Otan et pour l’Otan seule », s’est félicité le secrétaire à la Défense américain Jim Mattis. « La réunion a permis de poser les fondations pour le sommet de l’Otan en juillet en expliquant comment les décisions européennes en matière de défense peuvent compléter le travail de l’Otan », a jugé Jens Stoltenberg.

C’est ainsi qu’il convient d’interpréter le concept de Coopération structurée européenne (CSP), qui réunit Vingt-cinq pays de l'UE en décembre 2017 : un développement illusoire des capacités nationales de défense et un investissement dans des projets communs.

Hors de l’OTAN (commandée à partir de Washington), il n’y a pas de place pour une défense nationale et encore moins pour une défense européenne autonome.

2.- Les européens sont en outre sommés d’augmenter leurs dépenses militaires. Mais il ne s’agit pas d’un budget destiné à stimuler une industrie de défense locale.

« Nous avons besoin de plus d’argent, de plus de capacités et de plus contributions », a résumé Jens Stoltenberg. Mais pas pour doter l’Europe d’une défense souveraine.

C’est en Amérique que les Européens sont invités à aller se fournir en armement. Ce qui affaiblit la défense européenne, augmente d’autant le chiffre d’affaires du système militaro-industriel US et accroît la dépendance stratégique du « vieux continent » à l’égard de son puissant et envahissant protecteur.

Il est probable que le Rafale et l’Eurofighter, idem pour le Gripen suédois, seront les derniers grands programmes de l’aéronautique militaire. Dassault est déjà un peu ailleurs... Et Hambourg prend peu à peu le pas sur Toulouse. Pendant que Darmstadt s’érige en capitale européenne de l’astronautique continentale.

Certes, aucun site ne pourra rivaliser avec Kourou. Tout au moins tant que la Guyane reste française...

Les ressources financières nécessaires font défaut. D’autre part, l’aviation de guerre n’a d’intérêt qu’insérée dans un système interarmes complexe hors de portée des budgets de l’UE.

Les États-Unis dépensent, selon les sources, plus 622 milliards, soit 40% des dépenses militaires mondiales. « Depuis le 11 septembre 2001, les États-Unis ont dépensé plus de 9 350 milliards de dollars dans leur défense », une somme astronomique, (le rapport annuel Jane's du cabinet IHS Markit en déc. 2016).

A titre de comparaison, le budget russe (derrière ceux de la Chine, de la Grande Bretagne, de la France de l’Inde et de... l’Arabie Saoudite) se monte à moins de 50 Mds$.

À supposer cela imaginable, les Etats-Unis ont développé une stratégie diablement efficace qui date de la naissance du COCOM[3] en novembre 1949 (réactivée sous Reagan) : aucune technologie produite dans un pays tiers n’est exportable sans l’aval de Washington, dès lors qu’elle incorpore des éléments, matériels ou non, d’origine américaine.

On se souvient des réticences européennes lorsque les Etats-Unis avaient interdit en 1980 l’exportation des turbines nécessaires à l’importation de gaz sibérien. Les Américains ne voulaient à aucun prix que les économies européennes se placent sous la dépendance énergétique de l’URSS.

Ils ne voulaient pas davantage que l’Europe réduise une des principales contraintes : son alimentation en énergie, libellée en dollars, dont le commerce était entièrement sous le contrôle des transnationales US.

Les médias atlantistes continuent encore à faire croire à leurs opinions publiques que le « Premier choc pétrolier » avait été ourdi par les méchants arabes pressés de rançonner les consommateurs occidentaux.

Cela ferait rire tous ceux qui savent combien l’Arabie Saoudite (membre de l’OPEP) et les confettis de principautés du Proche Orient (pris en sandwich par la Vème et la VIème flottes) sont maintenus sous une étroite dépendance. Aucun roi, ni aucun émir de cette région ne peut tousser sans l’autorisation de la Maison Blanche.

Les représentants des peuples européens continuent benoîtement de vendre le concept de « défense collective » à leurs concitoyens comme principe intangible au coeur du Traité de l'Atlantique-Nord, fondateur de l'Alliance, qui garantit à ses membres qu’ils seront mutuellement protégés en cas d'attaque.

Mais ces élus très démocratiquement élus oublient de leur dire que ce n’est là qu’une vitrine qui cache l’essentiel : il ne s’agit pas d’un pacte entre égaux, mais depuis la fin de la dernière guerre d’une stricte abdication de souveraineté des uns au bénéfice de l’autre. La laisse est, selon les circonstances, plus ou moins lâche, plus ou moins serrée... Mais il faut être aveugle pour ne pas voir qui donne et qui reçoit les ordres.

Certains le savent, d’autres l’approuvent. D’autres encore s’en fichent.

Dès 1990, l’élargissement de l’Union, qui a été l’une des principales causes de la crise actuelle, a été une affaire américaine : dès le départ, était pour les PECO - contrairement à ce qui avait été promis à Gorbatchev et caché aux opinons européennes- l’antichambre de l’OTAN.

Il est vrai que l’Allemagne, contrairement aux Français timorés et imprévoyants qui se sont contentés de le redouter, en a aussi tiré le meilleur parti : intégration de l’ex-RDA, excédents commerciaux et budgétaires, augmentation de ses parts de marché...

L’Eurolande et sa monnaie forte (alter ego du Mark) ont fini de placer Berlin au coeur de la décision en Europe.

Fables et légendes.

L’idée martelée tout au long des présidentielles américaines en 2016-2017, à savoir que les Etats-Unis doivent se désengager d’Europe et du Proche-Orient, n’a été qu’un slogan à l’usage des benêts du Middle-west et des Tea Party, qui n’a jamais été sérieusement cogité.

C’était le discours traditionnel servi aux électeurs américains pour les persuader que la nouvelle administration allait dorénavant ne se préoccuper que des Américains et de leurs intérêts. Sous Obama, avec ses relais médiatiques européens, on a laissé entendre la même musique : né à Hawaii, ce tout nouveau président coloré ne regardait plus que vers l’Asie, à l'avenir son principal partenaire.

Pour comprendre ces slogans patriotiques dont l’infantilisme laisse pantois, il est nécessaire de le relier au discours standard que l’administration adresse au peuple américain : « l’Amérique guerroie dans le monde pour aider les peuples à se libérer de leurs oppresseurs, à diffuser la démocratie, à propager la prospérité et à convaincre les autres nations que la meilleure façon de se développer est d’ouvrir leurs frontières aux idées et aux biens marchand venus du monde libre. »

Cette légende fait pièce à une autre, mise en scène dès 1945 : « Les Américains ont libéré les Européens du joug nazi, et ont été payés en retour par une cruelle ingratitude. »

En foi de quoi, il serait opportun de se retirer du monde, de se recentrer sur soi, en un mot de cultiver cet « isolationnisme » qui a débordé les livres d’histoire pour nigauds.

Les multiples facettes de la guerre américaine.

En vérité, dès le XIXème siècle, alors que la constitution territoriale des Etats-Unis n’était pas achevée, les dirigeants américains avaient déjà en tête le projet de se substituer à tous les empires coloniaux qui les avaient précédés et d’ailleurs aidé à constituer le futur empire qu’il est devenu. L’Espagne quittait une Amérique centrale en lambeaux aussitôt récupérés pour fabriquer les Etats de Californie, du Nouveau Mexique, du Colorado, du Texas... l’Amérique du sud s’offrait à la Doctrine Monroe.

Le corollaire Roosevelt (ou corollaire de la doctrine que James Monroe a formalisée en 1823) est une interprétation expansionniste de la doctrine de Monroe exposée par le président américain Theodore Roosevelt (Theodore le Républicain, non Franklin le Démocrate) dans un discours prononcé le 6 décembre 1904 au début de la troisième session du 58e Congrès des États-Unis.[4]

Ce discours ne souffre aucune ambiguïté. Il décrit en termes clairs et simple ce que tout observateur lucide peut constater tous les jours dans son suivi de l’actualité politique internationale :

« L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte d’un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, en fin de compte, en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut forcer les États-Unis, à contrecœur cependant, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international. »

La France gaulliste (dégradée en poncifs et protocoles vides, honorée et trahie tous les jours par les successeurs attitrés) l’a payé d’un french bashing incessant qui lui aussi a cessé, depuis le début de ce siècle avec l’arrivée aux affaires d’atlantistes repentants et reconnaissants. N. Sarkozy a organisé le retour des armées françaises sous commandement américain, avec l’aide des socialistes (H. Védrine, ancien ministre PS des Affaires étrangères le confirme sur tous les médias qui lui offrent ses pages ou l’invitent sur leurs plateaux). Le locataire actuel ne parle plus que globish dans les enceintes internationales.[5]

Entre Démocrates et Républicains il n’y a qu’une différence de style, le spectacle bien monté d’une alternance sans alternative.

A fleurets mouchetés sous Obama, au bazooka avec Trump.

Fini les slogans isolationnistes de campagne. « Les Etats-Unis sont pleinement engagés dans l'Otan », a insisté Jim Mattis à Bruxelles.

Traduction : que tous ceux qui avaient cru que l’Amérique allait laisser l’Europe aux Européens (seulement les plus naïfs) se sont faits des illusions.

Le président américain Donald Trump avait présenté au mois de décembre dernier sa nouvelle « Stratégie de sécurité nationale » déclinée en janvier 2018 par son Secrétaire à la Défense en présentant sa nouvelle « Stratégie de défense nationale ».

M. Trump avait alors souligné que « des puissances rivales, la Russie et la Chine, essayaient de remettre en cause l'influence, les valeurs et la richesse de l'Amérique ». Jim Mattis annonce la couleur à son tour : Les Etats-Unis sont confrontés aux « menaces croissantes » de la part de la Chine et de la Russie, des « puissances révisionnistes » qui « tentent de créer un monde conforme à leurs modèles autoritaires ».

Tout cela est parfaitement conforme aux doctrines anciennes évoquées plus haut.

L’armée américaine a donc besoin des moyens indispensables pour se moderniser dans tous les domaines : aérien, terrestre, marin, spatial et cyberspatial.

Les ennemis sont parfaitement identifiés et les objectifs clairs : la Chine et la Russie ainsi que tous les pays qui détiennent des ressources convoitées par des machines de guerre économiques transnationales dont la voracité n’a aucune limite.

Comme d’habitude il ne s’agit pas ici de batailles idéologiques, mais de conflits d’intérêts. La Russie (communiste ou pas) représente de gigantesques richesses naturelles qui suscitent toutes les convoitises. Le capitalisme mondialisé avait cru atteindre ses objectifs lorsque la Russie était dirigée par Eltsine. Il a vite déchanté à l’arrivée de la nouvelle équipe Poutine-Medvedev.

Tous les instruments de la guerre sont alors mobilisés et accordé : les marchés financiers, les agences de notation, les banques, les fonds de pension (les « Fonds Vautours » en particulier), la monnaie, le droit américain universalisé (les banques européennes en savent le prix), la manipulation des cours des matières premières, les normes linguistiques et culturels, les canaux de diffusion, des ONG partout infiltrés...

Avec en arrière fond les grands architectes traditionnels de la guerre : le système militaro-industriel que redoutait le président Eisenhower, et ce qui reste des « Sept sœurs » accompagnés des GAFAM qui imposent leurs normes et font payer très cher tous ceux qui ne peuvent faire autrement que d’en user.

Cependant, la Russie résiste toujours. Soumise à un sévère embargo (à une autre échelle que connaît Cuba) qui rappelle le « containment » en vigueur pendant la « Guerre Froide ». Mais Le peuple russe, sous contraintes, demeure derrière ses dirigeants. Même les oligarques ne cèdent ni aux pressions ni aux chants des sirènes.

La situation peut très vite dégénérer et prendre une tournure dangereuse échappant à tout contrôle. Avions civile et militaires abattus, ambassadeurs assassinés, soldats russes tués... Jusqu’à quand Washington pourrait-il continuer de jouer au chat et à la souris avec Moscou, certes limité dans ses moyens mais dirigé par un stratège passé maître au jeu d’échecs ?

Au-dessus de la tête de l’humanité planent des milliers d’ogives nucléaires lancées par des milliers de vecteurs « mirvés » qu’aucun bouclier ne saurait en préserver les cibles.

N’oublions pas que seuls les Russes ont accès à l’espace et que pas un astronaute ne peut joindre la Station Spatiale Internationale sans leurs Soyouz et leur savoir-faire. Boeing, Amazon, SpaceX... sont encore en phase expérimentale pour une durée indéterminée. Avec une NASA réduite à la prestation de services

Pékin, proche de Moscou (ils se retrouvent souvent du même bord au conseil de sécurité) entretient avec Washington des contradictions singulières. A titre d’exemple : toute la planète sait que le dollar est une monnaie très nettement surévaluée. La Chine qui en détient d’importantes réserves ne peut s’en défaire sans déprécier ses avoirs et sa monnaie, ruiner son économie, ses finances et son commerce extérieur.

Inversement, les Etats-Unis ne peuvent s’en prendre impunément à un pays qui fabrique la plupart des produits qu’ils importent et qui finance une part non négligeable de son déficit budgétaire en achetant ses bons du Trésor. Tout se passe comme si la Chine prêtait aux Américains ce qui leur est nécessaire pour leur acheter leurs produits.

Comment ne pas voir dans la crise coréenne une bataille entre Chinois et Américains ? Les deux jouent au ping-pong avec Pyongyang.

Pour le moment, le paysage géostratégique mondial est dangereusement illisible, avec de redoutables apprentis sorciers aux manettes. Aussi imprévisible fait-il mine de le faire croire, le jeu de D. Trump est d’une parfaite clarté.


[1] Et pas « le » Hezbollah, prononcé « Khezbollah » à la mode israélienne. Après l’avoir déclaré « organisation terroriste », comme « le Khamas » sous pression des sioniste, alors qu’il participe de manière décisive à un gouvernement reconnu par la « Communauté internationale », une rumeur américaine accentue son travail de sape en diffusant l’idée que ce mouvement est en réalité un ramassis de trafiquants de drogues, « narco-terroristes » selon la justice américaine.
En visite à Baghdad le 20 février, M. Aoun le président libanais a incidemment et indirectement répondu à Washington à propos du paysage politique de son pays et « des menaces israéliennes contre son pays, qui se sont intensifiées dans la période récente ». Il a insisté sur « la position unifiée et ferme du Liban face à elles »
[2] Lorsqu’à la fin des années 1960-début 1970, Nixon avait jugé bon de privatiser les marchés de change et laisser flotter sa monnaie (la vraie cause de la crise économique sous le régime duquel vit le monde depuis), il ne s’est pas du tout préoccupé de l’impact de ses décisions sur l’Europe et le reste du monde. « Le dollar est notre monnaie, mais c’est... votre problème » mot aujourd’hui célèbre qu’avait lancé John Connally, le Secrétaire d’Etat au Trésor en 1971 aux délégués européens inquiets qui venaient aux nouvelles.
[3] Coordinating Committee for East West Trade Policy, Comité de Coordination pour le contrôle multilatéral des échanges est-ouest, créé après l’explosion de la première Bombe A soviétique en août. Très vite cet instrument destiné à interdire au pays communistes l’accès à des technologies sensibles va être transformé en outil protectionniste, procédé déloyal totalement contraire aux règles du GATT et, de l’OMC, au début des années 1990.
[4] T. Roosevelt élabora alors sa propre démarche dite « doctrine du Big Stick ».
[5] Son intervention au dernier sommet de Davos a été entièrement faite en anglais, suivie d’un bref résumé en français. Le plus singulier est que la chaîne « BFM Business » l’a diffusée à l’intention de ses auditeurs sans aucune traduction. CQFD !