Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La directrice générale du Centre canadien d'engagement communautaire et de prévention de la violence (CCECPV) au « Le Quotidien d'Oran »: Des inquiétudes sur ce que peut faire le « dark-web »

par Interview Réalisée Par Ghania Oukazi

Ritu Banarjee affirme que les chercheurs et académiciens n'ont pas encore réussi à cerner clairement les raisons qui poussent des personnes notamment les jeunes, à aller vers la radicalisation menant à la violence. Elle pense que les réseaux sociaux peuvent en évidence en véhiculer la propagande, «mais si le cas est avéré, les services de polices peuvent fermer les réseaux incriminés,» dit-elle. Par contre, elle craint les effets néfastes de ce qu'elle appelle le «dark web», dont les réseaux sont très difficiles à identifier.

Le Quotidien d'Oran : Vous avez assisté à Alger à l'atelier international sur «le rôle de la réconciliation nationale dans la prévention et la lutte contre l'extrémisme violent et le terrorisme.» Que pensez-vous de cette expérience algérienne ?

Ritu Banarjee : Ma présence à cet atelier est pour moi une expérience très intéressante. C'est la première fois que je viens en Afrique. C'est important de mieux comprendre les perspectives diverses et surtout que l'Algérie et le Canada sont des partenaires et activent tous les deux au sein du GCTF (Global Counterterrorism Forum). C'est important pour mieux comprendre les perspectives qu'initie le ministère algérien de l'Intérieur dans le domaine de la lutte contre la violence parce que notre centre qui est nouveau est affilié au ministère canadien de la Sécurité publique. Nous voulons donc échanger des avis et des expériences.

Q.O.: La charte pour la paix et la réconciliation nationale est l'aboutissement d'un processus qui a été engagé pour que l'Algérie retrouve sa sécurité. Serait-il possible qu'un autre pays la calque pour résoudre ses problèmes de terrorisme ? Pourrait-elle devenir un modèle ?

R.B.: Peut-être qu'elle pourrait devenir un modèle surtout pour les pays d'Afrique et des pays du Sud en général. Mais le contexte au Canada est différent. Notre histoire est différente. Oui, il y a une menace terroriste, mais au Canada c'est plus un problème de jeunes qui voudraient voyager vers un pays où il y a un conflit. Ce qui inquiète et les familles et le gouvernement. L'on s'interroge pourquoi des jeunes voudraient-ils faire ça ? Il est vrai aussi qu'au Canada, il y a des jeunes qui veulent commettre des attentats terroristes. C'est ce qui nous laisse penser qu'on pourrait échanger avec l'Algérie des avis sur les raisons qui pourraient pousser des personnes à se radicaliser et aller à la violence. C'est important de se concerter parce qu'à ce jour, les chercheurs et académiciens n'ont pas de réponse à cette interrogation. Ils cherchent toujours. On cherche pour mieux comprendre.

Q.O.: Vous êtes responsable d'un Centre qui fait dans la prévention. Comment pourriez-vous savoir qu'un jeune pourrait aller vers la radicalisation et pas un autre ? Y-a-t-il des signes évidents ?

R.B.: En plus des actions des centres de provinces et municipaux qui font plus dans le social, c'est-à-dire agissent sur le terrain, notre centre qui lui est fédéral, a été crée pour intervenir sur trois niveaux. Le premier est d'élaborer des politiques stratégiques pour lutter contre la radicalisation menant à la violence. Pour commencer, on doit résoudre le problème de l'échange et du partage du renseignement qui existe entre les différentes communautés, on doit penser à associer les polices et les services de sécurité si on doit traiter un cas de radicalisation parce que les policiers sont sur le terrain. L'échange du renseignement est un problème politique auquel il faudrait trouver une solution. Il y a le problème des réseaux sociaux qui compliquent celui de la radicalisation des personnes. Que pourrait-on faire pour atténuer de l'impact des réseaux sociaux dans ce domaine ? C'est une grande question. Le second niveau du centre est la recherche qui doit être axée sur les actes de violence et les actions qui pourraient aider à les empêcher. Enfin, le troisième et dernier niveau, on voudrait appuyer les programmes initiés au niveau municipal et par les gouvernements de provinces pour lutter contre le phénomène de la radicalisation. Les policiers pourraient par exemple communiquer avec des services sociaux, ceux de l'éduction pour réduire les risques d'insécurité publique et éviter la radicalisation des jeunes. Comme ils sont sur le terrain et en contact avec les citoyens, ils peuvent faire la différence entre les jeunes qui ont des problèmes sociaux et ceux qui veulent aller vers la radicalisation menant à la violence. Notre travail à nous est de trouver les moyens adéquats et nécessaires pour mettre ensemble les chercheurs et ceux qui sont sur le terrain pour évaluer les différentes situations et voir si les programmes qui sont élaborés aux niveaux locaux (municipalités et provinces) correspondent aux besoins et évaluations identifiés sur le terrain ou pas. Ce n'est donc pas à nous de deviner si un jeune va aller vers la radicalisation et pas un autre. C'est la pratique sur le terrain des organismes chargés de le faire qui va nous renseigner. Il faut savoir que le Canada est très grand et ses communautés sont diverses, les situations peuvent être totalement différentes d'une province à une autre. Les défis sont donc différents d'une grande ville à un petit centre urbain qui n'a pas les mêmes commodités.

Q.O.: Le centre que vous dirigez est donc un canalisateur d'idées, de propositions et d'évaluations que produisent les centres municipaux, provinciaux ou des ONG qui activent dans la lutte contre la violence. Pourquoi le centre ne travaille-t-il pas sur des cas précis de violence ou de radicalisation, sur des individus, pour mieux sentir les choses lui-même et faire ses propres évaluations ?

R.B.: On veut connaître les tendances du terrain. Pour cela, on peut travailler par exemple avec les services de police pour savoir quelles sont les menaces, les risques qu'ils sentent et les évaluations qu'ils en font. Ce sont donc eux qui travaillent sur des cas précis, sur des individus. Nous, nous voulons appuyer des organismes pour mieux comprendre les situations. On n'est pas un centre qui fait de l'investigation. Nous agissons sur les politiques stratégiques, la recherche et les programmes. Nous avons un fonds pour aider les chercheurs dans ce domaine. C'est le fonds de la résilience communautaire. Nous avons un comité qui décide de qui peut bénéficier de ce fonds pour élaborer son programme. La condition est que le programme en question doit venir de la communauté au niveau local. Avec l'aide des chercheurs, notre centre peut donner des conseils sur les programmes locaux et demander leur évaluation pour savoir s'ils doivent être améliorés et si les approches doivent être revues.

Q.O.: N'avez-vous pas trouvé de rapprochement entre ce qui a été fait en Algérie, tout au long du processus qu'elle a lancé pour mettre fin au terrorisme et ce que vous entreprenez au Canada pour prévenir la radicalisation menant à la violence ?

R.B.: J'ai parlé avec des responsables au ministère de l'Education et j'ai appris qu'ils travaillaient sur des indicateurs qui pourraient montrer qu'une personne pourrait se radicaliser et aller vers la violence. Notre centre à Montréal vient de mettre ces indicateurs sur son site web. Mais les chercheurs au Canada veulent mieux comprendre ces indicateurs et ça c'est quelque chose qu'on peut partager avec l'Algérie. L'autre volet ce sont les diverses recherches au niveau de l'espace digital ou les réseaux sociaux. On a un think tank au Canada qui a fait un sondage dans les grandes villes pour savoir quels sont les perceptions, lacunes et problèmes chez les jeunes dans un contexte de radicalisation allant vers la violence. Les réseaux sociaux sont partout, dans tous les pays du monde, ils sont les mêmes pour tous les jeunes. C'est donc un espace sur lequel nous pouvons faire des échanges avec l'Algérie, échanger nos expériences et améliorer nos approches.

Q.O.: Pensez-vous à contrôler les réseaux sociaux voire même fermer ceux qui incitent à la violence ? Qu'elle est la limite entre la lutte contre la radicalisation menant à la violence et le respect des libertés ?

R.B.: On a introduit au Canada des changements dans notre code pénal par rapport à la propagande terroriste. Si on a la preuve qu'il y a ce genre de propagande sur un réseau, les services de polices peuvent le fermer. Quelques-uns de nos partenaires ont des moyens très sophistiqués pour le savoir et le faire. Mais l'on se demande à la fin si ce genre de procédé va réduire la radicalisation et le terrorisme ou pas. On ne sait pas encore. Il y a par contre toujours des inquiétudes sur ce que fait le dark web dans ce domaine. C'est l'Internet sous-terrain qu'utilisent par exemple les réseaux de la pornographie ou de la drogue. C'est très difficile pour les services de polices de les identifier et les saisir. Nous voulons avec des partenaires dans le domaine de l'Internet et des fournisseurs des réseaux sociaux, donner des outils aux jeunes pour l'utilisation de ces différents espaces pour propager le discours alternatif à celui de la propagande pour la violence. Au Canada, ce n'est pas au gouvernement de faire cela mais de donner ce qu'il faut aux jeunes pour le faire ou alors de les lier à des ONG pour qu'ils utilisent les réseaux sociaux pour la diffusion d'alternatives aux discours de la violence. Nous œuvrons en faveur des échanges entre jeunes sur la créativité à cet effet. J'estime que ce genre d'action est bien mieux que de fermer des réseaux.

Q.O.: Ne pensez-vous pas que la communauté internationale est hypocrite puisque dans tous les pays du monde on a vu que des jeunes ont opté pour la radicalisation menant à la violence parce qu'ils estiment que les peuples ne doivent plus être opprimés ou colonisés comme c'est le cas de la Palestine et qu'ils veulent que les guerres en Syrie, en Irak, en Afghanistan s'arrêtent?

R.B.: Chez nous au Canada, on a eu un acte terroriste qui n'était lié à aucun conflit à travers le monde. Il a été perpétré par un individu lié à l'extrême droite. Dans notre histoire, on a vu que les problèmes de terrorisme étaient divers. Notre approche doit donc être flexible et diverse et non liée à notre politique étrangère. C'est pour cela qu'on doit savoir quelles sont les raisons qui poussent à la radicalisation. Ce ne sont pas toujours des choses qui sont extérieures à l'individu mais elles peuvent lui être propres, dans son milieu familial, social et autres situations qui le touchent et le concernent directement.