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La vie, l'amour, la mort

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres Vivement septembre. Roman de Akram el Kebir, Apic Editions, Alger 2016, 800 dinars, 288 pages

Oran. Un homme, Wahid, journaliste «free lance», célibataire excentrique, vivant chichement mais librement dans un deux-pièces ... «sans cuisine» (ce qui est tout dire !), vivant d'amour (s) passagère (s), avec de temps à autre une relation passionnelle mais toujours tumultueuse, et d'alcool (s)... avec une préférence pour la bière. «Ma vie se résume à manger, à boire et à dormir... pas d'autre prétention que celle de me maintenir vivant», dit-il !

Un homme qui a l'air de vivre hors de sa ville, hors de son temps, ayant un gros mal de vivre. Bien qu'étant en parfait état de santé mais «fatigué de vivre» ! Pourtant, Oran est une ville réputée «bonne vivante». C'est, peut-être, ce qui le retient à la vie, et lui fait écarter, à la toute dernière minute, les envies de suicide.

Heureusement, il a une grande amie (en tout bien tout honneur), Yasmina, une ex-enseignante devenue librairie (une «pure folie», car «sans trop de clients») et femme libre et libérée (vivant en concubinage avec un ex-mari ?supporté par charité féminine- et surtout pour ses trois enfants), aux idées bien arrêtées. Une femme bien mûre, une femme «femme et demie» qui le pousse à s'extérioriser d'une autre manière... à sortir de son «métier» de «correcteur» (de langue française, une langue «tombée en désuétude» à cause de la «politique d'arabêtisation») et d'écrivant de petites nouvelles pour des journaux minables, mais d'écrire... un roman.

On aura ? assez difficilement ? donc, un sorte de «deux (romans) en un». Le second, avec la vie de Slimane Ali, finira mal avec la mort brutale (accidentelle, c'est-à-dire bien banale, comme la vie menée) - du «héros», le premier, le roman de base, finira bien... avec Yasmina et Wahid... au lit (enfin !). Bien souvent, le bonheur n'est ni dans la mer (avec la harga), ni dans les prés (introuvables), ni dans les bouges (surchargés)... mais juste à côté. Il faut seulement ouvrir les yeux... à temps.

L'Auteur : La trentaine, né et vivant à Oran, il est journaliste et c'est là son second roman, le premier, «N'achetez pas ce livre, c'est une grosse arnaque», publié en 2005, chez Dar el Gharb, une maison d'édition aujourd'hui disparue. Il y a, aussi, chez le même éditeur, un recueil de nouvelles (2003).

Extraits : «Qu'aurait été Oran, l'Algérie, le monde s'il n'y avait pas de femmes ? Elles représentent tout de même, ici-bas, le seul espoir tenace, ancré, celui qui ne disparaît jamais ou sinon qui réapparaît toujours. Elle représente l'espoir universel» (pp 54-55), «En un mot comme en cent, les harragas cherchent à fuir l'ennui, à vivre. A vivre sans qu'on vienne les sermonner. Ils tentent l'aventure. Tout compte fait, les harragas sont de sacrés romantiques « (p 264), «Si vous voulez que les Oranais sortent dans les rues, rien de plus simple : fermez?leur les bars et les cabarets» (p 273)

Avis : Deux romans pour le prix d'un seul... Dommage qu'il soit truffé de «coquilles», ce qui n'est pas dans les habitudes de l'éditeur. Avis aux auteurs : bien vérifier les corrections (et les contrats) avant de donner votre B.a.t

Citations : «Le décor urbain, avec ses gens et ses cafés, me sert de lecture vivante» (p 54), «Pour moi, la femme est l'égale de l'homme, et en ça, il n'y a pas : elle lui est égale, hélas ! aussi, dans la connerie» (p 55), «Tant qu'un homme n'a pas cassé sa pipe, sa sympathie est toujours sursitaire.

Ce n'est que dès lors qu'il passera l'arme à gauche, et au vu du bilan intégral de sa vie, qu'on peut juger d'un homme s'il était chouette ou pas ! (p 63), «L'homme est ainsi fait : il a tendance à édulcorer son passé et à le rendre plus beau» (p 97), «Une pute est une femme qui se fait payer pour coucher, et qui assume pleinement son rôle. La salope, elle, se fait également payer... mais de manière sournoise, indirecte, sans jamais le reconnaître. Une salope est une pute qui ne s'assume pas» (p 126), «A chaque fois qu'on se cuite, on vit et on meurt. Pour renaître à nouveau» (p 260),

Yasmina et autres nouvelles algériennes. Recueil de nouvelles de Isabelle Eberhardt. Editions Talantikit, Bejaia 2015, 248 pages

Certes, j'avais déjà lu des articles, des études et des ouvrages sur Isabelle Eberhardt, personnage de légende ; chaque auteur, selon son orientation politique ou son humeur, faisant pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Certains n'y ont vu que la Russe devenue (comme sa mère) musulmane, d'autres, l'amie du Maréchal Lyautey donc trop proche du corps militaire d'occupation (avec tout ce que cela entraîne comme doutes et suspicions), quelques uns n'ont pas apprécié sa manière de se vêtir et de vivre...

En réalité, on ne peut bien la découvrir qu'à travers ses reportages et ses «nouvelles», écrits à chaud, puisés du terrain (surtout les Hauts Plateaux et le Sahara) et, indirectement, de sa vie publique ou privée . Ils sont rares à être publiés, mais l'ouvrage présent est, peut-être, le plus représentatif de sa personnalité aventurière, certes, mais pas si enigmatique qu'on l'a prétendu.

Les «nouvelles» présentées sont un mélange difficile à démêler. Et, à partir d'un certain moment, on ne sait plus où s'arrête la fiction et où commence la réalité. Tant les valeurs essentielles du pays et les situations sont décrites avec force et vérité... avec un amour profond et sincère pour l'Algérie et ses populations.

De l'empathie à pleines pages. Avec des descriptions émouvantes, remuant les tripes, de la misère économique et sociale, de la pauvreté des «indigènes», avec des révoltes contre l'exploitation coloniale et les expropriations, l'aveuglement militaire, l'exploitation sexuelle et la prostitution, la solitude, la condition de la femme, la vie (si triste, si dure), avec l'inévitable grand amour (si beau mais si bref et parfois, si traître), avec l'acceptation fataliste de la mort (parfois si attendue) et avec la dénonciation des superstitions et de la pratique de la sorcellerie.

Vingt-trois textes, longs et courts, dont le plus émouvant (ils le sont tous, en vérité) est «Yasmina», l'histoire d'une toute jeune bédouine, bergère de son état, ayant succombé au charme d'un militaire «kefer», bel officier nouvellement débarqué de France... Par la suite, oubliée de son amant affecté ailleurs, abandonnée de tous, elle finira prostituée... toujours en attente de son amoureux. Une «histoire tirée par le cheveux» ? Oh que non, sûrement bien vraie... une parmi des centaines d'autres, l'occupation coloniale militaire s'étant accompagnée, toujours, d'une exploitation inimaginable de la femme. Le repos du guerrier ?

L'Auteure : D'origine russe, née en février 1877 en Suisse, très tôt musulmane, ayant vécu une partie de son enfance (deux années) à Bône ou Annaba (c'est sa prononciation préférée), une ville inoubliée (sa mère y est enterrée, au cimetière Zaghouane, la «colline sainte», car convertie à l'islam ). A partir de 1899, drapée dans les plis d'un burnous et bottée en cavalier arabe, elle part à la découverte du Sahara dont elle tombera follement amoureuse... et deux années après, elle épouse Slimane, un interprète, sous-officier des spahis.

 Elle s'initie à la confrérie soufie des Kadirias. Reporter de guerre, elle est emportée par une crue soudaine à Ain Sefra (où elle réside) à l'âge de 27 ans, le 21 octobre 1904. Elle laisse de multiples écrits : des lettres, des reportages, des articles, des esquisses de roman, des «journaliers», sorte de journal intime... et ces nouvelles.

Extraits : «Maintenant, Oum Zahar et Messaouda serviraient leur père seules. Puis, l'une après l'autre, il les donnerait à des hommes que lui-même aurait choisis et dont elles deviendraient les servantes... Puis, pour elles aussi, se lèverait le grand jour de la maternité. Et, ainsi toujours, de génération en génération (p 111), «Le système en vigueur avait pour but le maintien du statu quo... Ne provoquer aucune pensée chez l'indigène, ne lui inspirer aucun désir, aucune espérance d'un sort meilleur. Non seulement ne pas chercher à les rapprocher de nous, mais, au contraire, les éloigner, les maintenir dans l'ombre, tout en bas... rester leurs gardiens et non pas devenir leurs éducateurs» (p 150), «C'est le règne de la stagnation, et ces territoires militaires sont séparés du restant du monde, de la France vivante et vibrante, de la vraie Algérie elle-même, par une muraille de Chine que l'on entretient, que l'on voudrait exhausser encore, rendre impénétrable à jamais, fief de l'armée, fermé à tout ce qui n'est pas elle» (p 150)

Avis : Un style «(très) grand reportage»... qui date... mais pas prétentieux et, surtout, accessible aux rêveurs et aux nostalgiques.

Citations : «Le crime est souvent, surtout chez les humiliés, un dernier geste de liberté» ( p 131), «Si tous les bras retombaient impuissants devant l'œuvre à accomplir, si personne ne donnait le bon exemple, le mal triompherait toujours, incurable» ( p 148).

L'archipel des mouches. Roman de Bachir Mefti (traduit de l'arabe par Warda Hammouche). Editions Barzakh (et Editions de l'Aube, France), Alger 2003 (Edition originale en arabe, Alger 2000), 490 dinars, 153 pages

Une Algérie perpétuellement en guerre(s). La guerre de libération nationale et sa violence n'ont pas encore été totalement «discutées» que voilà la «décennie rouge». Une violence continuelle ajoutant à des traumatismes d'autres traumatismes... dans une atmosphère mélangeant le bien absolu et le mal absolu, obligeant les individus à être dans un «entre-deux» fait beaucoup plus d' «assassinat moral» permanent que de jouissances et de sérénité. Les plaisirs sont brefs et fuyants, insaisissables. Ainsi, notre héros (sic !) S. se met à mourir à petit feu. Lui «le jovial, le dynamique, l'éternel révolté est devenu, peu à peu, une loque desséchée, calcinée, sclérosée, incapable de réagir». Rien ne suscite en lui de l'enthousiasme. Ni l'enseignement, ni l'alcool, ni l'écriture. L'amour, peut-être. Hélas, il «tombe» amoureux fou d'une plus rebelle que lui ; Nadia. Elle l'aime, mais elle le fuit continuellement. Elle aussi fuit un univers familial (des «gens d'en haut !» sans foi, sans morale ni loi) que l'on devine oppressant et oppresseur... et répressif. Nadia, pas touche !

De la mal-vie, un mal-amour... de la mauvaise bière. Et, un environnement intenable avec des gens qui, «en temps de guerre se sont conduits en héros...» et qui par la suite, doivent «renouer avec cette époque»... pour que les autres (les «mouches») se souviennent de leur bravoure. Ajoutez-y une «guerre des mots» qui fait rage, des conflits qui éclatent un peu partout avec leurs cadavres et le retour «violent» à la religion. Avec, au bout de tout cela, la fuite à l'étranger, la folie, le suicide...

L'Auteur : Journaliste et écrivain arabophone, des études de langue et de littérature arabe à l'Université d'Alger, vivant et travaillant à Alger. Né en 1969. Auteur de plusieurs romans dont Achbahou almadina al Maktoula (Fantômes de la ville assassine), Doumiat Ennar (Poupée de feu), Les arbres de l'apocalypse...

Extraits : «Oran m'a paru effrayante et féroce (...). Cependant, je l'ai trouvée belle. Sa beauté semblait porter en elle un appel au plaisir, une incitation à mordre la vie à pleines dents et à se fondre dans une atmosphère propice aux extrêmes et aux rêves les plus fous» (p 70), «Mon père croit qu'il aime le pays tout entier parce qu'il détient le pouvoir» (p 100), «Les gens ne pensent pas à la mort. Ils la remisent dans un coin de leur conscience et la laissent enfler et grossir comme une métastase» (p 133)

Avis : Déconseillé aux déprimés, aux pessimistes, aux candidats à l'immolation... et aux solitaires, la lecture ne pouvant que rajouter de l'essence (l'huile coûtant trop cher !) à leur feu intérieur.

Citations : «L'écriture me fait don de sa joie, me plonge dans les paradoxes et me protège des chocs violents. L'écriture me place au cœur d'une aventure éprouvante ; la perte y est certaine, et l'amour un don mystérieux» (p 13), «La folie ouvre la voie à une autre vie alors que l'inconscience, elle, est un feu qui se nourrit de tentations» (p 40), «La vie seule a le pouvoir d'engendrer un événement destructeur sans qu'on puisse l'arrêter. La mort, quant à elle, frappe sans prévenir et force le respect» (p 43), «Et si tout le drame était là, précisément, dans une génération qui a grandi dans l'obscurité et qui meurt dans le chaos ?» (p 85), «Le mensonge a toujours été notre subterfuge pour affronter le pouvoir des institutions et la terreur des pères dont le vocabulaire se limitait à gronder et à réprimer... Le mensonge résume l'histoire de ce monde. Il est à l'origine de la vie, il conduira à la perte» ( p 110)

PS : Ahmed Fattani, de L'Expression, a piqué, dernièrement, une grosse colère... bien compréhensible... contre l'utilisation anarchique de la langue anglaise sur les frontons d'institutions. On a, ainsi, uniquement l'arabe et l'anglais et rarement le français et presque jamais le tamazigh. Une utilisation (celle de l'anglais, qui est une langue respectable et moderne) étonnante dans un pays qui, objectivement, ne compte, au niveau des élites, que quelques centaines (peut-être quelques petits milliers) de personnes la maîtrisant et, au niveau de la masse, quelques tout petits milliers de pratiquants... moyens. Le drame, c'est que ces actions ne relèvent pas d'une activité «souterraine» de services étrangers, mais uniquement d'individus voulant «régler des comptes», ayant peut-être ? étudié (surtout en post-universitaire) en Grande Bretagne ou aux Etats-Unis et voulant imposer leur façon de faire, contredisant ainsi une réalité objective (l'existence d'un «butin de guerre» bien palpable) et une nécessité (la formation scolaire en cours). Décidément, ce problème de langue(s), utilisées anarchiquement, est en train d'empoisonner l'atmosphère et de polluer l'environnement comme si le «nouveau langage» internet, publicitaire, télévisuel... et public (un mélange de toutes les langues donnant un infâme brouet auquel vont s'ajouter dans peu de temps, si ce n'est déjà fait, le chinois, le turc, l'italien et l'espagnol...) ne suffisait pas.