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« Faire semblant de? »

par Mohamed Mebtoul

Questionner ce que signifie le « faire semblant » permet d'indiquer la force de l'apparence dans la société algérienne. Parce qu'il est d'ordre structurel, il conditionne les manières de faire et de dire des acteurs sociaux conduits à produire leurs propres référents, à justifier avec force et panache leurs normes de fonctionnement, et à construire leur « propre droit » en raison de l'absence de toute légitimité liée en grande partie à la non-reconnaissance publique

et politique de la citoyenneté (Mebtoul, 2013).

Celle-ci s'efface au profit du flou organisationnel producteur de transgressions, de retraits, mais aussi de mises en retrait des agents sociaux des différentes arènes socioprofessionnelles. A contrario, il est possible d'observer les multiples captations, offensives et appropriations symboliques et matérielles de privilèges octroyés aux différents « clients » par les différents pouvoirs. Cette formule percutante du philosophe allemand Nietzsche « Rien n'est vrai, tout est permis », nous semble particulièrement intéressante pour donner du sens au « faire semblant ».

« Faire semblant » de travailler, d'étudier, de subir ou de faire subir un examen, de militer, de s'habiller du statut de député, de décréter unilatéralement et dans la démesure, ses compétences et ses savoirs sur tout, sont des postures normalisées dans une société interdite de s'interroger sur elle-même, n'ayant d'autres choix que de se préoccuper du regard des « Autres ». « Faire semblant » est d'autant plus important quand le rapport de force et le capital relationnel, autorisent la « création » d'espaces d'opportunités pour se placer au plus haut de la hiérarchie sociale et politique. Mais fonctionner au « faire semblant », relève de l'anomie, pour reprendre Durkheim, révélant une société profondément en crise.

Le sociologue américain Goffman (1973) montre à merveille que la vie sociale est une théâtralisation. Il s'agit surtout de ne pas perdre la face, dans des interactions avec autrui, de privilégier la pacification artificielle, qui consiste à laisser faire, à obtenir la paix sociale. Mais on oublie qu'on peut aussi « tuer » une société ou une institution par l'imposition du silence profondément ravageur qui travaille en profondeur le tissu social « Ils nous ont tués par leur silence » nous disaient souvent les proches parents de malades. La société se transforme en une multitude de mises en scène au quotidien, pouvant se lire aussi comme un mode de refus des conflits (« Nous sommes une famille »).

Le système social et politique algérien s'inscrit précisément dans cette perspective du « faire semblant ». Produire en série des institutions sociales sanitaires, éducatives, universitaires, sans permettre de questionner collectivement, de façon sérieuse et rigoureuse, leur mode de fonctionnement, permet de justifier toutes les actions des pouvoirs publics. « Regardez tout ce que nous avons fait, chiffres à l'appui? ».

« Faire semblant », c'est donner l'apparence d'un présentéisme étatique, soucieux d'élaborer une multitude d'injonctions politico-administratives greffées dans un réel sous-analysé, tout en privilégiant un unanimisme de façade, un égalitarisme trompeur qui s'interdit tout arbitrage sérieux, pour s'enfermer dans des évaluations fictives, théâtrales, vite oubliées, et entassées de façon aveugle dans des bureaux poussiéreux. Cette musique est pourtant connue depuis de longue date, pour être aujourd'hui, profondément intériorisée par les acteurs sociaux. Il suffit de rester dans le politiquement correct, de faire semblant d'exercer, de jouer le rôle social que la hiérarchie exige de vous, et surtout de participer à la fabrique du statu quo, essentiel pour espérer toutes les faveurs et les promotions inimaginables dans un autre système social soucieux d'équité, de rigueur et de mérite selon le labeur des uns et des autres.

Une neutralité bienveillante

« Faire semblant », c'est se positionner dans une neutralité bienveillante et d'allégeance, consistant à remettre mécaniquement et sans s'interroger sur le bien-fondé des actions entreprises, des bilans quantifiés qui sont souvent loin, même très loin de la réalité. Dans l'enquête menée en 2013, sur la santé reproductive (Mebtoul, eds., 2013), nos interlocuteurs au niveau régional nous disaient clairement que leur préoccupation centrale se limitait strictement à remettre les chiffres sur la mortalité maternelle, au ministère de la Santé, qui, eux-mêmes les avaient reçus des responsables des polycliniques, tout en précisant qu'ils étaient bien conscients de la relativité et de la fragilité des chiffres sur les décès maternels. Nous avions alors évoqué la prégnance d'un statu quo administratif. Celui-ci permettait aux acteurs sociaux, tout en étant conscients de la médiocrité institutionnelle dans laquelle ils sont plongés, de donner l'apparence d'un fonctionnement « normalisé », au sens où chacun pouvait se prévaloir d'avoir accompli sa « mission ».

Le « faire semblant » est aussi lisible dans le cérémonial et les mises en scène déployés par les agents locaux, au moment de la visite protocolaire du responsable politique venant inaugurer une nouvelle institution sociale, économique ou des immeubles en apparence « terminés ». L'urgence devient le credo répété à l'envie aux ouvriers qui doivent s'activer maladroitement et précipitamment pour réparer un tronçon de route défoncé, ou peindre les bordures des trottoirs, en bloquant la route « officielle ».

Qu'importe si les automobilistes doivent prendre leur mal en patience, en attendant le passage du responsable politique enfermé dans sa « bulle ». En 2017, « faire semblant », n'est pas seulement une tactique ou une simple stratégie d'acteurs en mal d'ambitions, mais imprègne profondément le mode de fonctionnement de la société.

La rhétorique bavarde

«Faire semblant » peut aussi être prégnant dans le discours social ou la gestualité de la personne, dominé par une rhétorique bavarde. Celle ou celui qui gonfle le torse, parle bien, se construit un personnage « incontournable ». Il peut ne détenir aucun savoir sur la question abordée. Seule compte la « belle » parole qui se substitue aisément au travail devant être en principe assuré. L'inscription dans l'artificiel de façon volontariste a ses raisons : la culture de l'impunité, la seule reconnaissance focalisée sur les affinités relationnelles, et l'indifférence (« laisse-moi tranquille », « je le laisse tranquille »), permettant de créer le « vide » approprié rapidement par ceux qui « foncent » (« zdam »).

« Faire semblant » est révélateur de fictions qui permettent de fabriquer sa propre vision de la réalité : « S'il le faut, nous transporterons les malades chroniques du Sud, par hélicoptère sur Alger », disait un ancien ministre de la Santé.

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que la fiction est de s'astreindre à un exercice acrobatique qui doit conforter le déni du réel. A écouter les discours des uns et des autres, « la crise économique n'est que passagère » ; « tout sera fait pour que les subventions de l'Etat soient maintenues ». La fiction a toujours un sens précis: il est impératif de payer une partie de sa « dette » aux agents de la société, pour conserver son pouvoir. Il n'y a jamais d'économie pure. Elle est toujours reliée au politique.

Le droit fonctionne à la fiction ou au romantisme juridique, en l'absence de tout contre-pouvoir puissant permettant de dévoiler la réalité algérienne. La fiction juridique se présente comme un paravent qui occulte profondément les multiples inégalités et injustices sociales dans la société algérienne. Béatrice Hibou (2006) montre bien, en prenant l'exemple de la Tunisie de Ben Ali, la force de la fiction. « Le recours aux fictions juridiques permet de dissimuler certains faits, afin de consolider un statu quo (par exemple, le fonctionnement efficace d'un système bancaire), de favoriser une évolution (le maintien de relations optimales avec les bailleurs de fonds) et d'affirmer des vérités (« La Tunisie avance vers la démocratie » ; « le consensus économique est une réalité »). En ce sens, la fiction n'est pas pure et simple illusion sans effets historiques, elle est une fabrication avec d'importants effets institutionnels et comportementaux » (Hibou, 2006).

Références bibliographiques

Hibou B., (2006), La force de l'obéissance, Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, Editions la Découverte.

Goffman E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne, la présentation de soi, (Tome I), Paris, Editions de Minuit.

Mebtoul M., (2013), La citoyenneté en question, Oran, Dar El Adib

Mebtoul, eds, (2013), « la santé reproductive en Algérie », rapport de recherche GRAS, Université Oran 2.

Nietzsche F., (1991), Par delà le bien et le mal, Paris, Librairie générale française.