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Pourquoi notre problème en Algérie est-il profond ?

par Kamal Guerroua

J'ai remarqué qu'au fur et à mesure que j'avance dans la description et la dissection du vécu de mes compatriotes et, par ricochet, de l'état critique de mon pays, un pli du sceptique et de rabat-joie s'impose, hélas, contre mon gré à mes réflexions. Or, ce n'est pas du tout le but recherché à travers mes chroniques ni celui que je me suis fixé comme fil d'Ariane à l'analyse. J'aurais voulu et voudrais encore en tant que simple Algérien avoir le cœur léger et l'esprit rechargé en vitamine D, c'est-à-dire, «la vitamine de l'espérance». Je voudrais surtout «me libérer des à-priori collectifs» sur notre malheur pour le meilleur et pour le positif. Ne plus me triturer les méninges par la question «pourquoi?» mais par celle de «comment?» Ne plus revenir vers le problème mais aller plutôt vers la solution. Bref, je voudrais être optimiste et non fataliste. C'est important, je pense, que tous les miens se mettent désormais à «cette entreprise d'optimisation» de nos pensées, nos pratiques et nos chances dans le sens d'une quête volontaire d'une issue concrète à cette crise endémique qui nous affaiblit chaque jour davantage. Autrement dit, une entreprise de «déminage» et de destruction graduelle mais systématique de tout ce qui nous empêche d'avancer. J'aime ce verbe actif «Avancer». Il m'inspire plein de choses : jeunesse, mouvement, renouveau, espoir, changement, etc. C'est uniquement dans cette dynamique qu'il est loisible de s'atteler d'abord à la «démythification», puis, à la destruction des tabous qui rongent, au moment présent, la chair de notre société (tabou en ce qui concerne la religion, l'identité, la politique, le sexe, l'égalité homme-femme, etc). Le tabou n'est-il pas, après tout, destiné à être «détabouisé», autant dire, jeté à la poubelle sociale ? Toujours est-il clair que la nature des tabous en Algérie diffère d'une situation ou d'un contexte social à un autre. Si l'on parle par exemple de la religion, ce serait de la place de celle-ci dans la famille, la société, le rapport des politiques avec le sacré et la modernité, l'Etat, etc. Si l'on évoque la politique, cela concernera, sans doute, les décideurs, la relève intergénérationnelle, la gérontocratie, le rôle de l'armée dans «la désignation» des présidents depuis l'indépendance, les erreurs commises pendant la révolution et les ratages de celle-ci, les harkis, etc. Si l'on bifurque, par contre, vers le volet socioculturel, on serait face à diverses problématiques : le bilinguisme, l'arabisation, l'islamisme, l'amour dans la société, le sexe, etc.

En tout cas, il serait courageux, et en même temps, triste de reconnaître que l'Algérie est «un pays multi-tabouisé». Je vous donne un petit exemple parmi d'autres pour simplifier les choses et vous en convaincre. En descendant la dernière fois au bled, un de mes amis me rapporte le récit suivant. Accueilli à l'aéroport d'Alger par sa jeune nièce, ce dernier n'a pas pu digérer, au premier abord, une amertume. Car, à sa grande surprise, il remarque vite qu'habillée d'un jean serré, la jeune femme de 30 ans, célibataire de son état, aurait en plus lâché ses cheveux au vent, ce qu'il a pris a priori comme un changement radical dans son comportement. D'autant que celle-ci, très à cheval sur l'observance des préceptes religieux, se trouvait, juste quelques mois plus tôt, couverte de la tête aux pieds d'un voile noir. Mine de rien, il monte vite dans la voiture après s'être acquitté des salamalecs d'usage et débarrassé de ses bagages dans la malle. Et, seconde surprise du vieil ami, très fatale celle-là! En moins de 20 minutes du trajet, la femme au volant serre sur la droite et gare son véhicule sur le bas-côté. Puis, d'un geste machinal, elle prend un bout de tissu noire et l'enroule autour du visage avant de redémarrer ! Interloqué, le vieux qui n'a pas pu refréner son étonnement l'interroge, en marmonnant «mais c'est quoi ça ma fille?» et la femme répondit aussi machinalement que son geste «Aâmmi! C'est une protection ! On est près maintenant d'el-houma (le quartier)». Il est impensable, certes, de donner les pouls de toute une société aujourd'hui atteinte dans les coins mêmes qui semblent pourtant, jusque-là, à l'abri de la pollution extérieure à partir de ce petit exemple. Mais force est de constater que quelque chose de dégradant, d'effrayant mais aussi de «générique» s'en dégage. Une sorte de synthèse des contraires sans aucune cohérence, en moins d'une demi-heure de trajet, dans le comportement d'une femme algérienne autonome. C'est le propre même de l'hypocrisie face au double regard de la société. Ces deux apparences sont, en effet, le dedans et le dehors de l'inconscient social. Comme si cette jeune veut transmettre le message suivant : «je veux être libre pour ne pas déplaire dans mon milieu professionnel qui fait souvent de l'apparence sans-voile un critère pour toute femme voulant la promotion mais j'ai peur de la société dont je n'accepte pas forcément les garde-fous». Dans son cerveau, deux visions opposées du monde s'affrontent sans qu'elle soit capable d'en choisir une ou simplement les réconcilier dans un sens positif. Prendre le temps de dépasser les préjugés, briser les vieilles noix stériles des non-dits et s'affirmer sans se trahir ni trahir sa personnalité n'est pas une sinécure pour cette jeune femme quadrillée de partout par des patrouilles de tabous. Et j'imagine qu'il y en a des centaines dans son cas et peut-être même des milliers. En quelque sorte, son identité personnelle lui est devenue un son gênant à l'extrême, voire entêtant, mais participe à créer des émotions ambivalentes et des clivages très forts qui la confortent et...confortent son entourage, lequel joue avec le spectacle changeant des apparences sur fond de respect des valeurs. Entre la société qu'elle s'imagine et celle qu'elle affronte au quotidien, la cassure «symbolique» est énorme.

C'est pourquoi elle est amenée à s'inventer une personnalité d'appoint, intermédiaire, superficielle et trempée d'hypocrisie pour se faufiler entre les mailles du filet et échapper au filtre sociétal. Parfois, l'imagination sert de caution réparatrice des dégâts de la réalité. Supposons maintenant que la même femme est dans un pays occidental et que son intention réelle étant de se conformer à la morale sociale dans un climat hostile, comment va-telle réagir ? Sachant que le port du voile risque de la mettre à la marge et entraver sa promotion professionnelle (préjugé et regard désapprobateur de la société, du moins symboliquement). Là, elle enlève sûrement son accoutrement, non pas par peur mais pragmatisme (l'hypocrisie est ici positive tandis qu'elle est négative dans le premier exemple). Car si la logique de la femme dans le premier cas, c'est de se protéger, en trichant et en cultivant le tabou, dans le second, c'est esquiver le préjugé pour tirer bénéfice des avantages du pays d'accueil (emploi, intégration, promotion, etc.). A vrai dire, toute la relation compliquée entre la religion, les mœurs, la culture, la société, la modernité et le tabou s'y trouve posée.

Je voudrais parler maintenant du tabou linguistique en Algérie. Celui-ci est né, en fait, d'une profonde frustration liée à l'absence d'un choix franc pour une orientation idéologique et culturelle concertée juste à l'aube de l'indépendance. Les autorités algériennes de l'époque ont usé de manœuvres fourbes pour démolir le legs de la francophonie dans une atmosphère anticoloniale empreinte non seulement de triomphalisme mais aussi de désillusion et du «plus jamais ça !». Rappelons à ce titre les appels pathétiques lors d'un meeting populaire de l'ex-président Ben Bella «je suis Arabe, Arabe, Arabe !». Or, les choses étaient claires sans le recours à genre de rhétorique verbale erronée et au forceps. Si, encore aujourd'hui, il y a quelques français passéistes, revanchards et nostalgiques, qui regrettent ces temps-là du colonialisme, qu'ils nous apportent des statistiques exactes sur le nombre d'analphabètes Algériens en 1962. Qu'ils nous donnent aussi avec précision le nombre d'Indigènes habitant les villes, ayant des fermes, des propriétés, des plantations, etc. Qu'ils nous renseignent, de façon objective, sur l'état psychique de l'Algérien d'alors. Celui-ci fut-il heureux comme ils le prétendaient ? Souhaitait-il la présence française sur son sol ? Se sentait-il en égalité avec les colons Européens ? Enfin, qu'ils s'affranchissent, une fois pour toutes, de ces images réductrices et stéréotypées qui emprisonnent le débat public dans les quelques portraits panoramiques d'Alger et d'Oran des années 40-50, présentés comme des joyaux d'architecture coloniale ! Enfin, il faudrait être vraiment benêt ou de mauvaise foi pour ne pas constater le désastre ainsi que les séquelles de la colonisation (la France coloniale est en grande partie responsable du retard algérien). Je ne parle pas des routes construites, d'écoles, d'hôpitaux ou dispensaires consacrés à une minorité d'Européens et leurs larbins mais du cerveau de l'Indigène, théâtre de traumatismes inguérissables, et d'une conscience algérienne tourmentée ayant subi le surpoids de la guerre, l'aliénation, la déculturation, etc.

L'erreur de nos officiels fut là donc ! C'est-à-dire, au lieu d'aller dans une démarche argumentative et pragmatique pour mettre en lumière ces dégâts-là et casser ce bla-bla glorifiant des ex colonisateurs, ils se sont contentés de piocher dans le ressentiment, la haine et la revanche. Ainsi tuer le français (la langue) était-il vu comme une vengeance de la mère violée, la sœur humiliée, la terre pillée, la mémoire déshonorée, etc. Or, comment était-ce possible dans ce cas-là de penser au progrès du pays ? Et, indirectement, au détail de la culture et de la langue ? En réalité, il était quasiment impossible de faire une passerelle entre la période précédente (colonisation) et la nouvelle (indépendance) alors qu'on sait que «les Pieds-Noirs» l'unique force culturelle homogène et organisée est priée de quitter manu militari les lieux sous la menace de «la valise ou le cercueil» ?

Ces circonstances exceptionnelles ont laissé un creux ou un vide profond, impossible à remplir. Sachant bien que ce n'est pas l'unique préoccupation qui se pose à l'Algérie postcoloniale puisqu'il y a eu également l'instabilité politique, les guérillas aux frontières, la querelle des leaders, etc. En conséquence, la langue Arabe classique, une importation de l'Orient, était imposée d'en haut pour séparer l'Algérie de ses variantes linguistiques locales et s'arrimer dans une confusion insaisissable à une espèce d'idéologie Baâssiste Panarabe. L'hybridité est telle que ces Baâssistes-là se trouvent côté à côte avec la tendance islamiste contre le courant «Algérianiste» ligué autour du G.P.R.A. Or, à titre d'exemple, on note qu'à la même période, le philosophe marocain Mohammed Abed Al-Jabri (1935-2010) en est arrivé même à nier cette idée de «l'Arabité», voire celle la «Nation Arabe», arguant qu'elle est «une idéologie romantique» souffrant de multiples carences et confusions dans la mesure où elle néglige le Marocain, l'Egyptien, l'Algérien, le Syrien, c'est-à-dire, les entités linguistiques, locales et infra-étatiques (le concept de l'Etat est pris ici au sens de «la Oumma islamique»). Et puis, ce Monde Arabe n'est pas, en lui-même, une réalité objective embrassant dans l'union et l'idiosyncrasie des langues, des coutumes et des histoires variées mais un ensemble de devises et de slogans vides de sens, incapables d'escamoter ses couacs et ses contradictions internes. Position partagée également par le théoricien syro-libanais Constantin Zureik (1909-2000) et le koweïtien Mohamed Jaber Al-Ansari. D'où le fait que la revendication historique de l'écrivain Kamel Daoud de son «Algérianité» sur le plateau de l'émission de F2 «On n'est pas couché» est éminemment fondée et légitime. Une Algérianité devenue pour longtemps un des tabous fondateurs de notre société au côté de la religion, la politique et le sexe (le fameux Triangle de Bermudes).