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DES HÉROS CERTES, MAIS DES HOMMES AVANT TOUT !

par Belkacem Ahcene-Djaballah

LE COLONEL LOTFI. ECRITS, témoignages et documents. Biographie par Bellahsene Bali, avec la collaboration de Kazi Aoual Kemal Eddine. Tahla Editions (2è édition), Alger 2015, 266 pages, 550 dinars.

Dghine Benali. Né le 7 mai 1934 à Tlemcen. Famille connue sous le nom de Boudghène. Père : employé de mairie. Elève de la Médersa (ou Collège franco-musulman de Tlemcen). Participe activement, à partir de décembre 55, sous le pseudonyme de Brahim, à la mise en place des cellules de Fidaiyne et d'un groupe de commandos opérant dans les banlieues de Tlemcen, avant de rejoindre le maquis le 27 octobre 1955 dans la région de Beni-Snous. Une région difficile, car «dans les campagnes du Sud oranais en général, l'évolution politique était presque nulle avant la Révolution. Les cellules nationalistes ne regroupaient des militants que dans les villes. Les masses, plongées dans la misère, étaient «tenues» par les Bachaghas et des «familles maraboutiques» (interview in El Moudjahid ?historique n°41 du 10 mai 1959). Mais, une région qui a changé du tout au tout en six mois : «Les mémoires se sont «raccourcies» et on ne parlait plus de marabout ni de saint, mais d'armes, de munitions, de mortiers et de mitrailleuses. La mentalité s'était totalement transformée». Nom de guerre : Si Lotfi. Colonel de l'Aln succédant à Larbi Ben M'hidi, Boussouf puis Boumediène à la tête de la Wilaya historique V. En avril 1958, après le départ de ce dernier à la tête du C.O.M-Ouest, il devient, à 24 ans, le plus jeune colonel de l'Aln. Pur produit du Fln/Aln, il portera la guerre dans le Grand Erg Occidental. Tombé au champ d'honneur le 27 mars 1960 au Djebel Béchar avec le commandant Tahar Ferradj. Le héros n'est pas seulement au maquis sous le feu des combats et des accrochages avec l'ennemi. Il participe à de nombreux conclaves du Fln à Tunis, Le Caire et Tripoli. Il agit en apportant sa propre expérience, parfaite, du terrain. «Il se montre toujours déterminé à régler tous les problèmes qui surgissent et à réduire toutes les zizanies nées de conflits personnels. Rien ne l'arrête : son pouvoir de persuasion a un profond retentissement sur le moral et le comportement des autres responsables de la Révolution», dit de lui Abdelghani Akbi. Car, notre homme n'est pas seulement un combattant. C'est aussi un jeune intellectuel (pour l'époque, il l'était !) aux vues larges et toutes en hauteur (voir les témoignages de Ferhat Abbas, de Ali Kafi, de A. Akbi, entre autres, ainsi que le courrier adressé, juste avant sa mort, à son épouse, elle aussi une combattante et, surtout, son étude socio-économique de l'Algérie indépendante, écrite, tenez-vous bien, en 1958). Visionnaire, aussi : il aurait fait une confidence à Ferhat Abbas : «J'aime mieux mourir dans un maquis que de vivre avec ces loups», parlant des chefs militaires de l'Aln établis à Tunis.

L'auteur : Né en 1936. Fidaï en 56. Moudjahid. Condamné à l'emprisonnement puis à mort. Ancien cadre de banque, actuellement à la retraite... écrivant, écrivant, faisant revivre les hommes et des actions de la Guerre de libération nationale qui avaient marqué l'imaginaire populaire et l'histoire. Il en est à son énième ouvrage...

Avis : Présentation riche ( 127 pages de témoignages et 76 pages de documents et de photos) bien qu'assez disparate. Pour compléter votre documentation sur la guerre... et, afin que nul n'oublie.

Extraits : «Notre Algérie va échouer entre les mains des colonels, autant dire des analphabètes. J'ai observé, chez le plus grand nombre d'entre-eux, une tendancieuse méthode fasciste. Ils rêvent tous d'être des «sultans» au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, j'aperçois un grave danger pour l'Algérie indépendante. Ils n'ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l'égalité entre les citoyens...» (p 166. Rapporté par Ferhat Abbas), «Tout est provisoire en période de révolution, révolution qui est et qui doit être par principe, toujours dynamique et jamais statique» (Extrait d'une lettre à A. Akbi, p 168)

Messaoud Zeghar. L'iconoclaste algérien. La véritable histoire de Rachid Casa. Biographie-essai par Seddik S. Larkeche. Casbah Editions, Alger 2015, 381 pages, 1 500 dinars

A ses côtés, tous les autres «milliardaires» du pays ne sont que des «petits» malgré tous leurs exploits ou leurs réussites.

Voilà donc un jeune homme né le 8 décembre 1926, à Saint-Arnaud («Satarno» pour nous les Indigènes de l'époque, aujourd'hui El Eulma) qui va se lancer, dès l'âge de 15 ans, dans les «affaires», en «négociant» d'abord avec les Américains de la base militaire de Sétif. A 20 ans, grâce aux amitiés nouées, tout en militant au sein du Ppa (dont un des responsables n'était autre que Belaid Abdesselam... qu'il retrouvera plus tard sur son chemin), il se lanca dans le commerce en tous genres, à partir d'Oran ... Avec la guerre, il est obligé de réfugier au Maroc, avec un surnom, Rachid Casa (il a plusieurs surnoms dont «Mister Harry») et un patron, le Colonel Boussouf.

Il fut chargé de créer au Maroc un atelier d'armement et d'approvisionner la Révolution en matériels de tous genres (de transmission, d'armes... ). C'était le décollage (1956) d'un véritable empire international : Intermédiation quasi-obligatoire pour toutes les grosses affaires de l'Algérie avec l'étranger/ Représentation en Algérie de plusieurs entreprises françaises dont Dassault et Creusot Loire... Grands hôtels de luxe à Paris, à Los Angelès, à Madrid, aux Bahamas /Ensembles immobiliers en Espagne, au Portugal au Canada... et bien sûr , en Algérie, à Alger et à El Eulma/ Compagnie aérienne aux Usa/ Propriété agricole au Portugal/Des puits de pétrole en Virginie/ Une usine de moquette et de velours en Suisse... . Une assez grosse fortune : 300 millions de dollars de l'époque... et une quantité importante d'or ? Ou 2 milliards de dollars de l'époque, selon un autre auteur, Hanafi Taguemout. Bien plus ou bien moins ? Allez savoir !

L'envol dura jusqu'au 8 janvier 1983 avec son arrestation (par des agents de la «Sécurité militaire», alors dirigée par Kasdi Merbah), son long emprisonnement (quasi-secret), en Algérie, durant plus de 1 000 jours, jusqu'au 16 octobre 1985... Par la suite, bien que libre, c'est la «descente aux enfers» et la mort à Madrid en 87 (empoisonné selon A Berrouane)! A la fin de sa vie, il disposait, certes, de quelques millions de dollars mais aussi de nombreuses dettes et toutes ses «pépites» avaient été vendues durant son incarcération. Car, entre-temps, Boumediène, son ami intime de toujours, le «seul», selon Kasdi Merbah lui-même, était mort et Chadli l'avait remplacé. Autres dirigeants, autre temps, autres moeurs ! Vengeance ? Envie et jalousie ? Partage du gâteau ? Redistribution «imposée» des cartes et des zones d'influence sur le plan international (M. Zeghar étant très proche, trop proche des Américains ! N'avait-il pas organisé une rencontre secrète entre Boumediène et Nixon, dans le bureau ovale de la Maison Blanche à Washington, le 11 avril 1974, au lendemain du fameux discours de l'Onu à New York. Voilà donc un autre mystère Boumediène)? Il est vrai qu'à partir d'un certain moment, devenu l'homme le plus riche du pays et un des plus puissants (de 65 à 78, surtout, puisqu'il «travaillait» aussi pour Boumediène), il avait alimenté la chronique internationale par le kidnapping en 1978 de sa jeune sœur Dalila (partie «vivre sa vie» au Canada) et quelques scandales liées à des contrats internationaux de l'Algérie, Sonatrach en particulier, avec Ghozali comme Pdg et disait-on, certains de ses cadres devenus des «partenaires silencieux» (entre autres, dans l'affaire Chemico), avec un Belaid Abdesselam, devenu ministre de l'Energie... mais aussi son «ennemi intime».

L'Auteur : De formation interdisciplinaire (sciences de gestion, sciences politiques, avocat, expert en gestion stratégique des risques, professeur-chercheur... ), il a mis quatre années pour rechercher des informations, pour rencontrer des personnes concernées par la vie de son héros. Au départ, le hasard puis la curiosité, par la suite le souci d'établir ou/et de rétablir la vérité sur le parcours ahurissant et époustouflant d'un personnage qui a laissé des traces dans la mémoire politique et économique du pays (plutôt des vieux décideurs du pays).

Avis : Un ouvrage qui devrait être étudié dans les Ecoles de Management et d'Affaires du pays... La mondialisation-globalisation ainsi que l' «esprit d'entreprise» compris et pratiqués par un Algérien de formation moyenne mais visionnaire, bien avant l'heure. Dommage qu'il ait été «abattu» en plein vol par ses «frères» et «amis». Un système de gouvernance qui n'a pas changé ! Une remarque : dans la page 33, l'auteur est allé assez vite en besogne en affirmant que «militairement, la France avait gagné la guerre d'Algérie»... Un phrase de trop ou peut-être exagérée !

Extraits : «Zeghar était par excellence un entrepreneur international qui était déjà dans la mondialisation, avec un sens aigu de la recherche d'opportunités diverses et de montages complexes» (p 142), «Le système algérien (est) structuré d'une manière trop opaque, pouvant souvent générer des marges de manœuvre excessives pour les entreprises étrangères qui travaillent en Algérie. Précisement, la transparence des marchés publics a été fréquemment controversée, laissant la porte ouverte à certaines malversations «(p 159)

J'AI VECU LE PIRE ET LE MEILLEUR.Mémoires de Mohamed Said Mazouzi, recueillis par Lahcène Moussaoui. Casbah Editions, Alger, 2015, 431 pages, 1 250 dinars

C'est le grand livre d'une grande vie d'un grand bonhomme. Un personnage fabuleux qui relate simplement, tout un immense pan de l'histoire de l'Algérie. Avec des mots simples, avec des descriptions franches et claires. Les «mémoires», recueillis par Lahcène Moussaoui - un de nos plus brillants diplomates, encore bien prometteur, mais mis à l'écart très tôt, comme beaucoup d'autres -sont restitués avec fidélité.

Cela part du récit d'une enfance presque heureuse en tout cas «chanceuse» se déroulant entre Thasserdart, Dellys, Alger et Tizi Ouzou... enfance débouchant sur un engagement précoce au sein du Ppa (sans être structuré) et pour les Aml -engagement forgé par un terrain objectivement assez dur (l'arbitraire, l'injustice, le racisme et la ségrégation coloniale !) - et grâce à l'exemple d'aînés et d'amis exemplaires (dont Laimèche Ali, «un être extraordinaire, exceptionnel», décédé en 46, très jeune, à 21 ans à peine ; les frères Arbouz et Chader, Omar Oussedik, Omar Boudaoud, Hallit Ali, Si Ouali Benai et d'autres et d'autres... ) et à des éducateurs (au sein de la famille et à l'école) de qualité.

Il y a, ensuite (arrêté presque par hasard, sinon par erreur, car il avait participé à l'hébergement du groupe ayant organisé l'attentat (raté en partie) contre un Bachagha collaborateur), «l'Ecole des prisons». D'abord la torture, ensuite un itinéraire interminable dans des prisons (en Algérie, en France, et encore en Algérie) à n'en plus finir... comme si, dans la foulée, on voulait aussi punir toute la famille, leurs engagements et leurs refus. Le voilà donc face à d'autres épreuves, une autre expérience politique, peut-être plus productive et plus enrichissante que le combat extérieur lui-même. Et, surtout, des rencontres émouvantes, étonnantes mais toutes enrichissantes... de militants de tous âges, de toutes confessions, de toutes idéologies et de toutes les régions du pays (dont Hamou Boutlelis, Abane Ramdane, Rabah Bitat, Ali Zamoum, H. Zahouane, Dr Masboeuf, T. Boulahrouf, la fidaï Yasmina Belkacem, amputée des deux jambes et âgée à peine de 15-16 ans, Briki Yahia... et, Abassi Madani) : «La prison, par delà ses épreuves et ses misères, aura été (... ) une irremplaçable école» .

Il restera emprisonné dans les geôles coloniales durant 17 années, jusqu'à l'Indépendance. Le dernier à en sortir ! Le reste (la retraite y compris) est une toute autre histoire, encore plus passionnante. Au service exclusif du pays (dont 9 années au ministère du Travail et des Affaires sociales, entouré par une «équipe d'enfer» et avec pour fait de gloire, encore inscrit dans les mémoires ,«l'Action culturelle», une activité coachée par A. Zamoum, et menée en milieu des travailleurs et ce, grâce à Kateb et Issiakhem, « des génies, un duo infernal»... et un passage éclair aux Moudjahidine (de loin celui dont il «gardera le moins de bons souvenirs» ) ... et au sein du Parti du Fln jusqu'en 84... avec des moments de fierté et de satisfactions ainsi que bien de déceptions. Face à un système «qui a pris fin et qu'il fallait changer. Totalement». Le système a survécu... «et la pauvre Algérie est, chaque jour, plus éloignée des lendemains qui chantent». Mais, toujours l'espoir ! Ce qui en fait l'homme politique, nullement politicien, le plus «sage» de notre univers politique contemporain. Notre Mandela ! Longue vie, Si Mazouzi.

L'Auteur : Il est né en 1924 à Alger, au cœur de la Casbah (chez ses grands parents). Fils de caïd et petit-fils de caïd et petit-fils d'un mufti malékite de la Mosquée d'Alger, il a grandi en Kabylie, à Thassedart (Makouda). Enfance dans une famille relativement aisée, des études à l'école coranique et à l'école publique... Dellys... Lycée Bugeaud d'Alger (futur Abdelkader), Lycée de Ben Aknoun (futur El Mokrani). Un matheux obligé à faire la section classique avec du latin. Mais aussi, déjà, un bagarreur et un révolté. Septembre 39, l'envol académique est brisé par la «préparatifs» de la guerre et retour au bercail dans une famille dont il était séparé depuis 7 années. Des mois terribles. Dès l'âge de douze ans, il sait déjà manier le fusil. Suite à un attentat perpétré contre un bachagha, il est arrêté le 15 septembre 1945...

Avis : Il était temps. On en avait tellement besoin de ces exemples d'engagement sans faille, de convictions inébranlables, d'humilité, de bonté et de calme à toute épreuve, de hauteur de vues, de modernisme et de progressisme. Au passage, bravo à Lahcène Moussaoui, qui, sollicité par notre héros, a su recueillir, avec fidélité, l'aventure fabuleuse de Si Moh Saa et la «retranscrire» avec clarté. Un témoignage qui permet même sinon de rétablir certaines «vérités», du moins de «remettre bien de pendules à l'heure». Admirateur de Ferhat Abbas... et de Boudiaf... , peut-être un peu dur pour Ben Bella («Désintéressé... mais il n'avait que la maladie du pouvoir»), un peu trop compréhensif de l'ère Boumediène («un leader, un grand chef »), vraiment trop sévère pour celle de Chadli («Il n'était pas fait pour diriger un pays..»), soutenant Zeroual («il a fait ce qu'il a pu»)... et tétanisé par un présent «de déchéance imméritée» ?

Pages les plus prenantes, les plus émouvantes, de la 99ème à la 204ème, celles décrivant les premières journées de liberté dans une Algérie enfin indépendante. On (je pense tout particulièrement à ceux qui ont vécu ces moments) en a les larmes aux yeux.

Extraits : «Je n'ai pas fait l'Histoire, je suis, au plus, un témoin de l'Histoire «(p 14), «L'algérianité, le patriotisme sont une quête permanente, une disponibilité et un don de soi qui ne doivent jamais s'arrêter. L'algérianité au sens complet du terme ne peut être un fait dû à une paternité ou un lieu de naissance, ni un acquis simple et définitif» (p 25), «Il y a des êtres humains, des personnes qui, même dans les pires situations, gardent toute leur humanité et sont capables d'actes qui nous rappellent qu'il faut toujours se garder des généralisations abusives» (p 75), «Tout s'explique et tout est à la portée de l'homme. Toute est possible, pourvu que l'on soit libre de le faire et apte à le faire» ( p79), «Comment veut-on que l'Algérien aime l'Algérie s'il ne connaît pas l'Algérie, la vraie ? Quand on ne connaît pas quelque chose, on ne peut pas l'aimer» (p 132), «Un pays, un régime politique a besoin de s'actualiser, se renouveler, se regénérer. Faute de quoi, il se condamne à la régresion, à l'abîme» (p 366).