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Petit juge et grand procès

par Slemnia Bendaoud

Pour réaliser un grand procès, tout magistrat qui se respecte est tenu de s'élever à hauteur de la teneur et de l'implacable grandeur de la loi : seul instrument de mesure d'où l'on tire d'ailleurs les principaux éléments d'appréciation des verdicts que produit à longueur de temps toute instance judiciaire. Mais dès lors que celui à qui échoit cet honneur d'appliquer les lois de la République, au nom justement du peuple et de la nation, se fait tout petit, d'abord dans son esprit et conception des choses bien avant de les traduire parfois dans ses jugements, prouvant implicitement cette impuissance de toute une aussi grande institution, son apport au triomphe de la justice se trouve être tronqué de prime abord de cette force suprême accordée à la justice qui doit faire régner partout la loi. Ainsi, l'interrogation coule de source : un aussi petit juge est-il à même de nous produire ces grands procès de justice que tout le peuple attend impatiemment de lui ?

A vrai-dire, cette phrase « Moi, petit juge? ! » lâchée telle un véritable aveu ou pavé dans la mare et abondamment commentée depuis peu sur les colonnes de la presse algérienne, ne peut donc forcément que faire dans la pure inadéquation, tant les données du problème se trouvent être par essence même, aussi diamétralement, opposées. Dans la pure tradition, « celui qui ne détient une quelconque chose ne pourra malheureusement nullement en faire usage !» Et comment donc vraiment exiger justice de celui qui avoue publiquement son impuissance à faire appliquer la loi ?

La réponse à cette très préoccupante question est justement donnée par cette étonnante ou inexpliquée mais, à tout le moins, fracassante affirmation ! Cela a bien évidemment rapport avec cette si grande prestation à attendre d'un tout petit magistrat.

N'étant pas au diapason de cette honorable et très grande mission, le « petit » ne peut donc manifestement faire les choses « en grand ». Quant à rendre justice, même fort et nanti de tous les textes de lois du monde, celui-ci ne peut inexorablement que faire les choses à moitié ou encore dans ce déni de justice. Ainsi, en sa qualité d'homme de loi au service de la seule justice, plutôt que de bien la servir, il ne peut logiquement qu'irrémédiablement la desservir, la travestir, l'asservir, la pervertir, l'instrumentaliser, la dénaturer, l'anéantir ?

Pour une si noble cause à défendre, et qui se doit, par-dessus tout, faire triompher autant la justice que cette liberté à recouvrer aux justiciables, un petit juge n'a donc pas sa raison d'exister.

N'a plus de place au sein des sociétés modernes et évoluées, n'a point de contribution à faire valoir au profit d'un secteur si stratégique, aussi névralgique, qui constitue même la pierre angulaire de la raison d'être du pays, au regard de la grandeur de la mission qui lui est confiée et des vertus qui la caractérisent.

« Se faire tout petit » devant un quelconque justiciable ne sert nullement les intérêts d'une justice inspirée par sa grandeur de l'esprit de l'équité, pour davantage s'éloigner de ce qui est de nature sélectif et élément très subjectif.

C'est dans les grands procès que brillent pourtant les grandes stars du Droit. Se considérer soi-même déjà tout petit juge dès l'entame du procès ne peut logiquement que très négativement influer sur son déroulement et, partant sur son verdict, faisant transparaître en filigrane cette justice à deux vitesses, à deux niveaux, sélective, inventive, pour les pauvres seulement, aux ordres ? et pour finir, si injuste dans ses approches, appréciations et jugements.

Dans le même ordre d'idée, et traitant d'une probable « fin de l'auto saisine à deux vitesses ? », le quotidien Liberté évoque donc ce caractère très dérisoire des instructions du ministre de la Justice, intimant l'ordre aux magistrats du parquet de s'autosaisir automatiquement. Dans l'édito, il y est fait mention de « L'indépendance de la justice qui constitue une condition nécessaire pour lutter contre la corruption. Et l'on sait combien ?'les instructions écrites'' sont dérisoires et insignifiantes quand les jugent en reçoivent d'autres, non écrites, mais autrement plus convaincantes ». Ce même média s'interroge par ailleurs, en écrivant : « De hauts responsables de l'Etat sont impliqués dans des affaires de corruption sans pour autant faire l'objet de poursuites judiciaires. Que vaut donc, devant l'impunité consacrée, l'injonction du Premier ministre sur la déclaration du patrimoine ou l'instruction de son ministre de la Justice sur l'auto saisine du parquet général, si ce n'est que cacher le soleil avec un tamis ? ».

Rappeler, - fut-elle l'initiative du ministre du département en charge de la Justice !-, à un magistrat le principe cardinal même de ses attributions, ne peut être, par conséquent, interprété que comme une immixtion de la chancellerie dans les affaires relevant de la compétence des juges, étant par ailleurs entendu que cette autorité fonctionnelle ne peut en aucun se substituer à celle que consacre de plein droit la loi qui s'impose de soi en pareille circonstance.

Sur un ton empreint d'un humour corrosif, fort et tonique, qui ne fait nullement dans le pur décor, son chroniqueur de « Contrechamp » du même jour va même jusqu'à utiliser ce titre de ?'Tardives mains propres'' pour expliquer ce climat déliquescent d'une « société en décomposition ».

Se trémousser à l'envi de la sorte jusqu'à tenter de vider la vertu de ses propres attributs n'est autre qu'une agitation de plus esquissée pour ne faire en définitive que dans la simple figuration, dans un aussi sinistre registre, qui ne rend par contre nullement honneur à la justice du pays.

Au prix de savantes galéjades et de trompeuses parades, les pouvoirs publics expédient à la hâte, mais surtout avec une grande ruse, cet autre lourd dossier d'une « justice aux ordres », à l'effet de s'en débarrasser momentanément, craignant probablement que ses interminables relents ne continuent à toujours éclabousser ces personnages de la haute sphère de la gouvernance du pays et de la décrédibiliser à terme aux yeux de l'opinion publique internationale. Il ne s'agit, en fait, que de ce renvoi simulé -au travers de l'instruction qui lui sert de support scriptural et médiatique- d'une décision de justice dans le giron des hommes de droit, via cette habile ?'illusion'' qui fait nourrir encore dans l'esprit des Algériens qu'on veille encore en haut lieu sur une démonstration de force à tenter, de nature à faire naître des jugements exemplaires prononcés en toute indépendance et liberté par des magistrats totalement dévoués à cette noble cause. Une autre expédition en règle sous la forme d'un ?'uppercut'' diabolique dont le pouvoir croit que le petit peuple encaissera, une énième fois, sans broncher ni rouspéter, ouvrant avec cet autre horizon qui lui permet pour le moment d'écarter un tant soit peu ce danger qui l'enserre dans les méandres de ses inextricables dédales. Il n'est donc plus question que de cette autre échappatoire à trouver au milieu de ces touffus fourrés de ces éprouvettes de grandes pirouettes à inventer comme subterfuges, et qui serviront de paravent à un naufrage politique devenu à la longue très persistant et surtout imminent.

Etre juge est un très rude combat au profit de la saine et juste application de la loi, du droit, dans toute leur rigueur, justesse, dimension et propension. Se croire tout petit pour accomplir une si honorable mission constitue déjà un renoncement à ses obligations.

Le mieux pour celui qui se considère être dans pareille situation d'empêchement ne serait-il pas de ne jamais continuer encore à siéger et rendre justice au nom du peuple, au vu du lourd fardeau que constitue cette Grande mission ?

Cela éviterait à son auteur de verser dans ces verdicts théâtraux, arrangés, subjectifs, sélectifs, vite expédiés, parfois bâclés et souvent corvéables. Parce qu'au bout, le tunnel de transit professionnel le mènera tout droit vers cette « justice de la nuit », ce déni de justice qui déshonore à la fois l'individu, la nation et la profession.

En Egypte, à titre d'exemple, on s'est même permis ce « luxe de la pensée intellectuelle » jusqu'à dénier au fils de balayeur tout droit d'espérer devenir juge, parce que, affirme le ministre de la Justice de ce pays, cette fonction est trop « prestigieuse » !

Pareille sénile ou servile réflexion n'est autre qu'un appel du pied à un retour au règne sans partage de l'aristocratie, à la véritable autocratie, mais aussi une insulte en règle aux symboles de réelle démocratie. Exiger que le juge soit issu d'un milieu « respectable » à l'effet de le cataloguer ou de le cloisonner dans « un certain statut » est cette autre donnée avancée par ce même haut responsable égyptien afin, dit-il, de le prémunir contre ces autres difficiles situations à vivre dans la peau de magistrat où « il sombrerait dans la dépression et il abandonnerait » son métier !

Et même si cette lourde bourde fut immédiatement payée, puisque ayant coûté à son auteur maladroit cette sanction d'être illico presto viré de son poste au gouvernement, il reste que la mentalité dont il fit preuve renseigne à elle seule assez amplement sur le chemin qui sépare encore l'Egypte de la réelle démocratie. Pour l'auteur de cette insolite réflexion, le fils de balayeur, « cet autre fils du pauvre », ne fera (ou ne sera) à l'avenir que ce petit juge. Raison pour laquelle l'accès à cette noble mission doit lui être interdit.

A l'opposé : ces autres fils des gens nantis peuvent-ils nous garantir ces Grands Procès de justice que l'Histoire n'a cessé cependant de les commenter et de les immortaliser ?

Aux Grands Procès, les Grands Juges. Car, sans les uns les autres n'existeraient plus jamais. Comment donc trouver ce moyen de se considérer petit juge pour laisser filer entre les doigts tout le privilège de ce prestigieux honneur de servir imparablement le droit dans toute l'étendue de sa Grandeur ? Dans toute sa noblesse !