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Le changement est-il possible sans la jeunesse?

par Kamal Guerroua

Il est dans la vie des situations dont on ne sait pas s'il fallait en rire ou en pleurer. Des situations ridicules qui nous privent d'émotions parce qu'inclassables, hors-série, hors-norme, et de surcroît synonymes de dilemmes.

La tragicomédie n'est-elle pas cet art théâtral où il est permis aux protagonistes de rire d'eux-mêmes, de leur vécu et de leurs actes en même temps qu'ils en pleurent? Pris dans les remous d'une réalité de plus en plus confuse, le sort de notre patrie n'en est pas loin. Car, il n'émeut presque personne que ce soit à l'intérieur des appareils du régime qu'au sein des rangs de cette opposition qui nous intrigue chaque fois par ses divisions et ses dissonances, combien nombreuses quand les bas-fonds, eux, bouillonnent de rage. Qu'espère-t-on de cette Algérie qui s'endort sur ses lauriers pendant que d'autres pays, parfois de moindre importance, s'activent pour stimuler leur économie, rehausser leur statut à l'échelle de la planète, se développer et se moderniser?

Que puisse-t-on attendre de cette Algérie qui mouline dans le vide, qui ne produit presque rien de ses mains et qui fait fuir sa matière grise et sa jeunesse, comme pour se venger d'elle-même? Cette Algérie qui, à la moindre polémique, sort la muselière de la censure pour bâillonner les bouches et les esprits moins ou très peu enclins à avaler la pilule de la médiocrité. Ce pays de «merveilles » comme me dirait un ami qui refuse de se penser, penser et repenser sur son destin, son histoire ; ses personnalités ; ses monuments ; sa mémoire, son avenir sous le fallacieux prétexte de l'unité nationale. J'ai l'impression que s'il y avait des subterfuges et des alibis dont nos responsables aient fait excessivement usage de par le passé pour doper l'inconscience citoyenne, ils en auront assurément marre aujourd'hui. Pour cause, la fatigue dans le corps de la société se ressent de façon évidente, les deux mâchoires de l'étau que sont la corruption et la mauvaise gouvernance nous enferment dans l'impasse, les chantiers de l'Etat traînent, l'incompétence se serre les coudes dans les dédales administratifs, les grèves sillonnent presque tous les secteurs, et je vous épargne en ce papier la nausée d'énumérer les multiples scandales financiers et autres bévuesqui éclatent çà et là aux plus hautes sphères de la hiérarchie dirigeante, accompagnés tantôt de black-out total, tantôt de lapsus de langage qui frisent le comique, et le plus souvent par la simple désignation de boucs émissaires n'ayant fait, à vrai dire, qu'appliquer les directives de leurs supérieurs, de nos jours, pourtant en fuite et hors d'atteinte de la justice! En un mot, l'ascension de la fièvre de la colère dans ce climat électrique est inéluctable. Un spectre déformant et imprévisible susceptible de virer au vinaigre.

Qui peut croire pardi aux fadaises des réformes et de la volonté du changement alors que, chez nous, rien ne fonctionne correctement à commencer par les classes désertées, ces derniers jours, de nos écoles en raison des mouvements sociaux intempestifs, et en terminant par le grand vide qui règne dans les couloirs du siège dela magistrature suprême à Al-Mouradia? Personne à moins qu'il y ait des fous ou des idéalistes ! Ceux qui en souffrent le plus sont nos jeunes. Formés sous le parrainage idéologique d'une école défaillante et sans repères (sinistrée selon l'excellente formule du feu M. Boudiaf), baratinés par les faux idéaux d'une histoire travestie, tiraillés entre la boussole orientale et l'attraction occidentale et rongés par la précarisation inquiétante du marché du travail, ils paient au prix fort l'impéritie bureaucratique de la gérontocratie. Celle-ci est le mal parallèle du système.

Système mais lequel en effet? Sans doute,ce gouffre mental, culturel, social, politique sans aspérités à l'intérieur duquel s'est forgé cette idéologie de l'assistanat et ses corollaires : la tutelle et le mépris. Présente partout, collée à ses privilèges, têtue dans ses réflexes, uniformisée dans sa pensée, déconnectée par rapport au monde, cette gérontocratie-là forme cette engeance frustrée du tutorat, auréolée des glorioles d'une guerre à laquelle en 2015 trois tiers des Algériens de la nouvelle génération n'y connaissent que très peu ou presque rien du tout, hélas. Ce qui revient à mettre dans le même bénitier le mal, ses symptômes et ses effets collatéraux.

 Or, quand on prive cette jeunesse de la prise de parole sur la place publique, quand on évite avec hypocrisie d'en faire cas, quand on ferme les portes et les fenêtres à toute brise printanière, on se déconsidère nous-mêmes dans cette culture du mépris et d'asphyxie, laissant le bateau de la nation se noyer dans l'entropie et la torpeur. Objet d'affliction générale pour certains, sujet de moquerie et de misérabilisme pour d'autres, la jeunesse de mon pays est, à proprement parler, un phénomène trop banalisé qui s'est depuis longtemps laissé tripoter les méninges par la propagande officielle avant de s'être vu enfin épuiser dans toutes ses possibilités de résistance à la pression : chômage, précarité, incompréhension, hogra, dégradation de cadre de vie, etc. Vaincue par la lourde artillerie de ce que j'appelle «l'hypnose sociale»à savoir l'A.N.S.E.J et le reste, elle s'est réfugiée dans la paresse, la frime et l'esbroufe, essorées par l'agrégat rentier du «moins effort, plus de richesse», insidieusement relayé par les success-stories des «golden-boys» de la corruption systématisée. Ce qui équivaudrait à une dégénérescence lente et en mode mineur de toute implication sociale de cette importante tranche sociale, son engagement, ou sa participation à la construction citoyenne de l'Algérie nouvelle. Ce n'est d'ailleurs pas étonnant que l'on voit un documentaire diffusé par l'une des chaines télévisées du terroiroù l'on critique la nonchalance et la fainéantise du jeune algérien par rapport aux travailleurs asiatiques. La faute est à qui ?

A ce jeune berné par son environnement «moralement» pollué ou à ces caciques qui ne rêvent que du confort du fauteuil, quitte à brader toute valeur du travail, de ponctualité, du sérieux, d'assiduité et d'attachement au pays. En réalité, s'il y a une force capable de fomenter le changement, ce serait cette jeunesse aujourd'hui martyrisée. Cette jeunesse qui se mortifie malheureusement en Algérie dans sa marge, qui se vieillit avant terme, qui se suicide à petit feu dans sa majorité et à grand feu pour certains «les plus malchanceux». Cette jeunesse à laquelle on n'a pas appris l'exercice de responsabilités, le sens des défis et la symbolique de la patrie pour s'attendre, effet de miracle aidant, à un changement en perspective.